samedi 28 septembre 2019

Au revoir Ma darne

La dérive des métiers de bouche ne cessera de m’étonner. Sur les médias paradent les artisans de l’extrême, allant à la quête du Grall-Double dans les quatre coins de la planète pour trouver l’éleveur psychotique qui fait masser son troupeau par la plus compétente pensionnaire du lupanar local recommandée par la mère maquerelle -ou, mieux encore, testée sans complaisance par l’exigeant paysan en personne personnellement, pour reprendre la formulation dénuée d’ambiguïté du dévoué Catarella s’adressant au commissaire Montalbano- et qui héberge dans une masure insalubre un violoneux local, voire un joueur de biniou ou un tapeur de bambous -tout dépend du contexte-, lui offrant gîte et couvert en contrepartie de l’exécution de valses tristes, rumbas ou autres mazurkas destinées à ravir les oreilles musiciennes du cheptel qui finiront farcies sur les meilleures tables.
Bref, l’amour et le bonheur doivent être dans le pré avant qu’un grand sacrificateur ne vienne occire la bête une nuit de pleine lune à l’aide d’une lame de silex pendant qu’un chœur de neuf pleureuses recrutées (difficilement) parmi les jeunes vierges présentables des environs psalmodie un chant lancinant pour que l’âme de la victime soit acceptée au Paradis, condition nécessaire pour que l’on soit remercié de son respect par une viande merveilleusement tendre et goûteuse.
Néanmoins je sens que ma vision est dépassée. Je ne doute pas que bientôt un Boucher de l’Espace viendra maturer sa viande sur cette planète Mars si propice à nous conduire vers la perfection.
En ce qui concerne vingt mille lieues sous les mers, les artisans d’élite s’efforcent de nous afficher sur chaque poisson le nom du bateau qui l’a pêché. L’on sait déjà si c’est une ligne qui a été utilisée. Bientôt l’on connaîtra l’appât -bio, bien entendu- qui a attiré funestement la victime. Il existe même Super Poissonnier capable -si l’on ne se trouve pas trop loin de l’océan- de vous tuer l’animal à quelques centimètres du plan de cuisson. Une saveur exceptionnelle, vous dis-je !

Mais dans ma vie quotidienne ? La préposée aux côtes de porc effectue un massacre sans tronçonneuse. Le garçon boucher est le baron de la Tranche en Biais, et le nouveau volailler remplaçant le compétant retraité joue et rejoue dans ses découpes le naufrage de la belle poule. Quant au tripier, il est porté disparu, plus personne n’est digne de foie.
La même incompétence (ou manque de motivation ?) se rencontre dans le domaine de la poissonnerie, où qui demande de se faire préparer un poisson s’expose à le voir revenir comme éventré par un morse affamé ayant renoncé à poursuivre devant l’amertume de la peau noire résiduelle.

Je n’ignorais donc pas la méconnaissance du produit devenue monnaie courante, et la technique sommaire dans son traitement. Mais là quand même je suis tombé de haut.
Projetant de concocter une vague ratatouille destinée à profiter des récoltes du jardin (grosse aubergine, courgettes vertes et blanches, poivron jaune, tomates diverses) j’avais envisagé de la servir en accompagnement d’une tranche de saumon simplement grillé. Diététique, ce plat, pas vrai ?
Dialogue client-poissonnier autour de l’étal de l’ex meilleur marchand de produits de la mer sous les halles locales :
« Bonjour. Je souhaiterais acheter du saumon ; je vois qu’il s’agit de Label Rouge d’Écosse, c’est bien, mais je ne vois pas la découpe que je souhaite..
- Kekcé que vous voulez ?
- Ben, j’aurais préféré une darne.
- Une quoi ?
- Une darne.
- Kekçékça !!!!! »
Et c’est ainsi que la paresse de consommateurs arêtophobes qui nous orientent progressivement vers une nourriture prémâchée et la rapacité de commerçants rechignant à embaucher du plus coûteux personnel compétant convergent pour me confronter à des pavés de saumon.
On se demandera pourquoi je préfère la darne. Eh bien, pour deux raisons. La première est qu’une cuisson sur l’arête est toujours plus savoureuse. La seconde est que l’épaisseur de la darne est constante, donc facile à gérer pour une dégustation optimale. Or ce que le poissonnier appelle pavé n’a rien d’un parallélépipède…





Oui, je sais, la cuisson à l’unilatérale… Sauf que la forme en sifflet entraîne le choix entre deux aboutissements :
1 - du bien cuit et du presque cuit avec un cœur quasiment cru
2 – du trop cuit et du bien cuit avec un cœur rosé
N’ayant aucun goût pour le poisson cotonneux, j’ai choisi la première solution, m’attirant les foudres de mon épouse qui n’aime le poisson cru que sous forme de sashimi. J’aurais dû personnaliser mes cuissons…
Elle s’est consolée avec la ratatouille à laquelle j’avais conféré une touche d’acidité avec une touche de citron vert et un peu de mâche avec quelques tomates cerises ajoutées au dernier moment.


pavé de saumon, ratatouille
Pas darne, pas darne...


lundi 23 septembre 2019

Escalopes à la bonne franquette

Deux escalopes de veau à la fois toutes simples et d'excellente extraction sont venues prendre un peu de couleur au fond de ma poêle sur une petite noix de beurre demi-sel. Je les ai évacuées encore rosées à cœur (si l’on peut parler de rosé pour une viande à la crudité d’un blanc quasi (de veau ?)  virginal.
Une grosse noix de beurre doux les a remplacées, et j’ai versé les girolles (françaises, scrogneugneu !) achetées au marché que j’avais nettoyées en maugréant en dépit de leur origine, car elles étaient si humides que j’ai suspecté un trempage destiné à leur donner plus de poids. Mais je suis peut-être trop méfiant, il n’est pas impossible qu’elles aient poussé à la faveur d’orages qui les ont détrempées… Toujours est-il que je n’ai pas été étonné de les voir rendre beaucoup d’eau à la cuisson, les déchirures de feuilles d’estragon que j’avais ajoutées barbotant dans la pléthore d’exsudat. Dès que ce liquide fut à la fois évaporé et réabsorbé, je n’ai pas laissé le temps aux girolles de jouir de leur sécheresse retrouvée : elles se voyaient plongées dans un nouveau bain, celui d’une crème entière liquide dont j’ai commencé la réduction en la parfumant d’une pincée de ce cinq-épices dont la note anisée fonctionne si bien avec les champignons.
Quand on n’était pas loin de la consistance crémeuse souhaitée (ce qui n’est pas une performance inatteignable pour une crème, fut-elle liquide…), j’ai réintégré mes escalopes au centre de la poêle en chassant les girolles vers la périphérie - façon vieux Parisiens délogés par les Néos - afin de permettre une fin de cuisson de la viande sans desséchement.
J’ai terminé en rectifiant l’assaisonnement, ajoutant quelques pincées de poivre blanc de Penja écrasé au mortier sur les escalopes et une petite pluie de persil plat ciselé finement sur les girolles.

escalope de veau, girolles
Escalopes bonne franquette


La poêle est allée directement sur la table, où a eu lieu la répartition entre les assiettes à la bonne franquette.
En même temps, à deux, ça ne pose pas – en principe — de difficulté particulière…

jeudi 19 septembre 2019

Cuis'ine

La vie nous apporte parfois des déceptions : quittant la route triomphale, elle dérape dans la triste routine.

Ainsi une belle rêvant du bal des debs se trouva dans la débine, un banlieusard se croyant prince du rap ne vécut que de rapine, un gourmand breton d’un far n’eut que la farine, un mystique enrhumé rata l’office pour aller à l’officine et je connais même l’amoureuse éconduite d’un chauve des Balkans qui, dépitée, partagea sa vie avec une chauvine de Montélimar.
Bref, qui veut faire l’ange fait l’angine…
Et moi qui aurais bien aimé me régaler d’une langouste, je dus me résoudre à cuire des langoustines.


Pour ce faire, je les ai plongées dans de l’eau bouillante où nageaient quatre feuilles de laurier, une branche de thym classique, une autre de thym citronnelle, trois brins de persil, quelques lambeaux de zeste prélevés d’un citron. Une douzaine de grains de piment de la Jamaïque, une cuillerée de poivre noir ajoutaient leur parfum. Enfin une douzaine de gouttes de Tabasco ajoutaient leur vigueur.

langoustines
En plongée


J’avais prévu, pour ces langoustines relativement grosses, de les laisser cinq minutes. Délai au bout duquel je me suis trouvé perplexe, car à ce moment l’ébullition reprenait à peine… J’ai décidé de les laisser deux minutes de plus. Mal m’en a pris, car elles se sont révélées légèrement surcuites.
Je les ai sorties à l’aide d’une araignée pour les déposer sur un plat.

langoustine
Ah, c'était épuisant !


Pendant qu’elles refroidissaient, j’ai confectionné une mayonnaise, montée en premier lieu en utilisant de l’huile d’arachide, à partir d’un jaune d’œuf mélangé avec une petite cuillerée de moutarde forte de Dijon Puis j’ai continué avec de l’huile de colza vierge pour finir par un trait d’huile d’olive aux parfums herbeux. J’ai détendu avec une cuillerée de jus de citron. Cette tentative de mélange d’huiles a abouti à un résultat gustativement convaincant. Il n’en est pour preuve qu’à la fin de la dégustation des langoustines il ne restait même pas une larme de cette mayonnaise au fond de la petite soupière dans laquelle je l’avais servie et que le surplus resté dans le coin des assiettes fut saucé sans vergogne avec un quignon de pain.
Mais avant cette happy end, il m’a fallu disposer les bêtes et leur sauce sur un plat.

langoustine mayonnaise
Langoustines fâchées se tournant le dos


Et en dépit du léger loupé dans la cuisson que j’ai déjà mentionné, c’était quand même bien bon…

lundi 16 septembre 2019

Le petit monde du bon cabillaud

Je suis un grand amateur de cabillaud. J’ai même failli en faire ma vocation. Monter toute une industrie autour du cabillaud. J’aurais appelé cela : Le petit monde du bon cabillaud.
Jean Yanne


Et non seulement il est bon, mon cabillaud, mais aussi il est beau !
Je dépose mes deux pavés sur une poêle bien chaude barbouillée d’une larme d’huile d’olive et une noisette de beurre pour une cuisson à l’unilatérale.
Bon Cabillaud me demande quel sera l’accompagnement.
« Ce seront des haricots.
- Pas des cocos, j’espère !
- Si, ameutés par Peperone… Mais non, je blague. Ce sont des verts.
- Des verts ? Bon, ce sera moindre mal… »
Mais un rouge s’est quand même invité sur la place…

cabillaud haricots verts
Bon Cabillaud

samedi 14 septembre 2019

T'as le look, coco !

Vraiment beaux, ces cocos de Paimpol…
Et aussi bons que beaux !
Dégagés manu militari de leur cosse par mon pouce-pousse, ils pouvaient parader dans leur blancheur immaculée presque nacrée et leur remarquable régularité de taille.
Une demi-heure de cuisson (en compagnie d’un petit oignon, d’un tronçon de carotte découpé en trois et d’une feuille de laurier) au sein d’une eau bouillante que j’ai salée pour les cinq dernières minutes en même temps que dans la poêle dorait l’entrecôte destinée à les mettre en valeur , et je les égouttais dans une passoire.

cocos de Paimpol
Beaux cocos


De consistance parfaite, une peau évanescente  en fermant une chair tendre et goûteuse, il ne fallait pas gâcher ces admirables cocos par un apprêt tarabiscoté. Je me suis contenté de les barbouiller du jus restant dans la poêle, mélange de beurre demi-sel et de suc de la viande et de donner un furtif tour de moulin de poivre.

cocos de Paimpol
Poêlée de cocos


La cuisine était simple, mais le repas était un festin…

Confrontation Est-Ouest

EST :

Tarte aux mirabelles de Lorraine


OUEST :

Pâté aux prunes d'Anjou



Une particularité, l’Ouest est doté de l’arme nucléaire avec ses prunes reine-claude non dénoyautées capables de vous faire sauter une couronne en moins de deux.
En revanche, l’Est bénéficie de l’avantage du nombre, avec sa profusion de mirabelles prêtes à se sacrifier au verger d’honneur.

mercredi 11 septembre 2019

Marengo façon Blitzkrieg

Mon combat contre l’envahisseur continue. Pas de pitié pour les tomates !

Ce jour, je vais me livrer à la bataille de Marengo.



Mais avant consultons les données historiques afin de pratiquer la meilleure stratégie…


En premier lieu, je me tourne vers André Castelot et son ouvrage L’HISTOIRE A TABLE édité par la Librairie Académique Perrin en 1979.

On attribue l’invention [du poulet Marengo] à Dunan, cuisinier de Napoléon, qui, le soir de la bataille de Marengo, aurait rapidement accommodé des morceaux de poulet à l’huile, au lieu de beurre, les Autrichiens ayant intercepté les transports de vivres. Et puis le Consul ayant hâte de se mettre à table et ce sauté de poulet est plus rapide à confectionner qu’une volaille rôtie. D’autres commentateurs veulent y voir un rapport avec Marengo, ville d’Algérie. D’autres encore soutiennent que le veau Marengo existait avant la bataille et se préparait chez un restaurateur de la rue Montmartre disparu aujourd’hui el avait pour enseigne A la grâce de Dieu.


J’ai connu le compère d’Alain Decaux plus prolixe…
Je poursuis donc mes recherches en extrayant des rayons de ma bibliothèque le petit bouquin de référence paru au Livre de Poche en 1974 sous l’égide de l’Académie des Gastronomes et l’Académie culinaire de France et intitulé simplement - mais cette simplicité ne masque-t-elle pas une certaine fatuité ? - CUISINE FRANÇAISE.

Le Veau marengo
Le soir de Marengo, Bonaparte mangea-t-il du veau ou du poulet ? Les avis sont partagés. Alors que Gautron Du Coudray (Recettes morvandelles) se fait le champion du veau, Prosper Montagné (Larousse gastronomique) ne parle que de poulet. Qu’il s’agisse de viande ou de volaille, il reste Marengo, c’est-à-dire le souvenir d’une vieille victoire et… une recette, la même pour les deux cas. Voici ce qu’en disent Curnonsky et G. Derys, dans leurs Gaietés et Curiosités gastronomiques : « Bonaparte ne savait pas attendre. Il mangeait quand il avait faim, avec gloutonnerie. Il y avait toujours un en-cas prêt en chaise de poste. Napoléon était irrégulier dans ses repas, nous dit Brillat-Savarin. Il mangeait vite et mal. Mais là, se retrouvait aussi cette volonté absolue qu’il mettait en tout. Dès que l’appétit se faisait sentir, il fallait qu’il fût satisfait, et son service était monté de manière qu’en tout lieu et à toute heure, on pouvait au premier mot lui présenter de la volaille, des côtelettes et du café. Ce jour-là, il était difficile de satisfaire, comme à l’habitude, ce conquérant impatient. Les voitures de provisions étaient restées en panne. Mais, Dunand, le grenadier-cuisinier, était un homme de ressource qui savait, lui aussi, à sa manière, gagner des batailles. Il aperçoit, au loin, une ferme dont le chaume achevait de se consumer. Qui sait ? On y trouverait peut-être encore quelque poulet ? Il dépêche deux cavaliers qui ramènent trois ou quatre poulets. Le jardin fournit des tomates et de l’ail, et le ruisseau voisin quelques écrevisses ; il n’y avait d’ailleurs pas autre chose… Il restait, dans le fourgon, une fiasque d’huile et du cognac. En un tournemain, les poulets sont plumés, apprêtés. On se sert d’un sabre pour les découper. Les morceaux sont jetés dans l’huile où ils rissolent en plein air, l’ail broyé entre deux pierres — l’ail particulièrement cher aux guerriers et dont les athlètes des jeux Olympiques faisaient une si grande consommation. Un jet de cognac pour relever la sauce, et les poulets sont prêts, garnis des écrevisses. Présenté sur le tambour servant de table à Bonaparte, celui-ci se serait exclamé : « Voilà mon plat de Marengo ! »
Mais la recette de Dunand comportait-elle ou non des écrevisses ? Prosper Montagné voit, dans cette garniture d’écrevisses, l’originalité du plat improvisé, « car, dit-il, le poulet « à la provençale », sauté à l’huile, avec ail et tomates était connu à Paris sous le Directoire. Dunand se rendit bien compte, un peu plus tard, que les écrevisses n’avaient aucune raison de figurer dans cet apprêt : il substitua le vin à l’eau et ajouta des champignons ». « Mais, un jour qu’il avait servi son poulet, ainsi amélioré, Bonaparte se fâcha en lui disant : « Tu as supprimé les écrevisses, cela me portera malheur, je n’en veux pas. » Bon gré, mal gré, il fallut revenir à la garniture d’écrevisses, encore aujourd’hui traditionnelle. » Et le Prince des gastronomes de conclure, avec son compère :
« Depuis, on a perfectionné la recette… Le fin du fin serait de faire apporter le plat par un chef costumé en houzard du Consulat, tout noir de poudre… Mais pour savourer comme il convient un poulet (ou un veau) Marengo, l’essentiel c’est d’avoir l’appétit des vainqueurs de la célèbre bataille piémontaise… Une bonne marche d’une quinzaine de kilomètres à travers la campagne, remplira magnifiquement et hygiéniquement cet office !



J’en sais un peu plus, mais après l’historien et le gourmet, je souhaite, c’est la moindre des choses, avoir le point de vue d’un cuisinier. Et pour ce faire, je n’en choisis pas un des moindres : ce sera Joseph Favre parle biais de son monumental et passionnant DICTIONNAIRE UNIVERSEL DE CUISINE Paris, Librairie-Imprimerie des Halles et de la Bourse de Commerce 1894.

MARENGO — Nom donné à la préparation culinaire d’un poulet, qui fut improvisée et servie au général Bonaparte après la bataille de Marengo, en 1800.
La bataille avait été très mouvementée et Bonaparte, qui s’avançait à l’improviste, s’était détaché de son état-major et se trouvait à une distance considérable de son fourgon d’approvisionnement. Les jours de grande bataille il ne mangeait qu’après la décision ; mais alors son appétit était impérieux et demandait à être promptement satisfait et ce n’était pas tout rose que de le servir.
Après avoir mis en fuite les Autrichiens, il descendit de cheval et donna l’ordre à Dunand, son cuisinier, de lui servir à dîner. Il se trouvait alors sur une hauteur assez éloignée du village de Marengo. Dunand mit aussitôt sur pied tous les fourriers et ordonnances pour aller à la recherche de quelques provisions. L’un rapporta trois œufs, un autre quatre tomates, un troisième six écrevisses et un quatrième une poulette et pour toute batterie de cuisine une poêle.
Avec tout cela il était impossible de composer un menu, même rudimentaire, pour Bonaparte et les deux officiers qui l’accompagnaient. Mais, à défaut de mieux, Dunand improvisa aussitôt sa cuisine champêtre ; il confectionna d’abord un potage, qui était une panade sans beurre, à l’eau, à l’ail et au sel ; fit nettoyer le poulet, le découpa, et comme il n’avait ni beurre, ni oignons, il assaisonna les morceaux de sel, de poivre, les fit grésiller dans l’huile chaude, avec deux ou trois gousses d’ail ; fit frire également les trois œufs dans l’huile et les retira ; égoutta la graisse et arrosa le poulet avec de l’eau ; il éplucha, égrena et cisela les tomates et les ajouta au poulet ; il châtra les écrevisses, leur fit faire la gymnastique en leur repliant les pattes à la queue et les mit cuire à la vapeur sur le poulet ; aussitôt cuites, les retira, et, comme il n’avait pas de vin pour rehausser la sauce, il ajouta un peu de cognac de la gourde du général, dressa ensuite le poulet dans un plat d’étain, versa la sauce dessus et le garnit des écrevisses et des œufs frits.
Tel a été, dans son origine, le poulet à la Marengo (1).
Le général, qui était de bonne humeur, s’en régala et dit à Dunand « Tu m’en serviras comme ça après chaque bataille. »
Dunand perfectionna ce mets en ajoutant du vin blanc, des champignons et en supprimant les écrevisses, qui ne concordaient pas. Mais un jour qu’il lui servit ce, poulet, Bonaparte devint tout à coup furieux, agita le plateau, frappa sur la table en appelant Dunand. « Tu as supprimé les écrevisses au poulet à la Marengo, dit-il, cela me portera malheur, je n’en veux pas. » Voilà pourquoi on continua, en dépit de la discordance, à mettre des écrevisses autour du poulet à la Marengo.

(1) Ces détails absolument inédits, ont été communiqués par Dunand lui-même, lorsqu’il rentra en Suisse, à mon arrière-cousin A. Bovier, intendant du Valais (ancien département du Simplon), qui accompagna Napoléon lors de son passage à travers le Mont Saint-Bernard. Ce repas champêtre avait tellement impressionné Dunand, que, quelques années plus tard, il ne put résister au désir d’aller voir le lieu où ils avaient implanté leur tente. Que de souvenirs, que de changements ! (J. F.)


Et là, j’ai droit de surcroît à la recette du maître :

Poulet à la Marengo. — Formule 3,170. — Tailler un chapon ou un poulet comme pour sauter ; poivrer, saupoudrer les morceaux du côté des chairs, les mettre dans un sautoir contenant de l’huile chaude et une gousse d’ail, en commençant par mettre les morceaux de carcasse, les cuisses, les ailes et en dernier lieu les filets ; faire prendre couleur et égoutter l’huile ; mouiller avec une demi- bouteille de vin de Sauterne ; ajouter de la purée de tomates très réduite et compléter l’assaisonnement par une gousse d’ail, un peu de sel, une pointe de piment de Cayenne ; mettre un peu d’eau, s’il était nécessaire ; ajouter aussi le jus de deux cent cinquante grammes de champignons de Paris, dont on aura tourné les têtes et séparé les queues et qu’on aura fait cuire, pendant trois minutes avec un peu de beurre, du sel et le jus d’un citron.
Faire cuire le poulet, le dresser sur un plat creux ou dans une timbale d’argent. Mettre les champignons dans la sauce avec un petit verre de vieux vin de Madère ; laisser donner un bouillon et lier la sauce avec un bon morceau de beurre d’Isigny. Saucer sur le poulet, le garnir de trois œufs frits coupés en quartiers et de trois écrevisses bouillies.
Remarque. — Tel était le poulet à la Marengo que l’on faisait chez Chevet, sous l’empire, pendant que j’y étais et que font encore tous les bons cuisiniers. À l’exception des écrevisses, qui doivent être supprimées, la formule est encore la seule et la meilleure que l’on puisse faire. Ce poulet doit être légèrement relevé par l’ail et le piment ; il se distinguera surtout par son bon goût si on n’y ajoute ni glace de viande, ni sauce espagnole.



Cette recette, il faudra bien que j’essaye de la réaliser un jour, mais une collecte des ingrédients sera nécessaire - en ce qui concerne les écrevisses, ce ne sera pas chose facile, et comme contrairement à Favre, j’apprécie les mélanges terre-mer, ou plutôt ici terre-ruisseau, auxquels la cuisine actuelle nous a accoutumés…

Mais aujourd’hui je cuisine dans l’urgence, alors je vais préparer le poulet Marengo à ma façon.

Le volailler m’a découpé (comme un sagouin, car l’ancien patron a pris sa retraite…) un beau poulet du Gers. Je fais revenir les morceaux, dont la carcasse, dans de l’huile d’olive au fond de ma cocotte. Je les extrais temporairement après avoir baissé la flamme au minimum.
Je mets à fondre cinq échalotes ciselées en compagnie de trois gousses d’ail et de deux clous de girofle. Quand l’échalote est translucide et commence à colorer, je remets les morceaux de poulet. Je singe avec deux cuillerées de farine, puis je déglace avec un verre de sauvignon. J’ajoute un bouquet garni de laurier, queues de persil, thym, origan et romarin, un soupçon de zestes de citron, puis une demi-douzaine de tomates que j’ai mondées et plus ou moins épépinées. Une petite cuillerée de concentré de tomate renforcera la couleur. J’assaisonne de sel, poivre blanc et une pincée de piment d’Espelette. Je dispose au-dessus de cette sauce en gestation des champignons de Paris escalopés, je les arrose du jus d’un demi-citron. Je dispose par-dessus les morceaux de carcasse qui seront ainsi faciles à enlever avant de transvaser dans le plat.
Je laisse la cocotte couvercle fermé une cinquantaine de minutes.
Je vire alors les morceaux de carcasse donneurs de goût qui ont terminé leur travail, je retire les morceaux de poulet que je dépose sur le plat que je réserve au four à 70 °C le temps de parfaire la réduction de la sauce.
Je sors le plat du four, recouvre le poulet du contenu de la cocotte.
Avant d’apporter sur la table, je parsème d’une sorte de gremolata sans ail, mélange de persil plat et d’un peu de zeste de citron ciselés.

poulet Marengo
Victoire de Marengo, 2019


Pour accompagner, il y a des pommes de terre du jardin en robe de chambre des champs.

pommes de terre en robe des champs
Que d'eau, que d'eau...


En robe des champs de bataille, bien sûr, Marengo oblige !
Pour Napoléon, la robe de chambre, ce sera pour plus tard…








mardi 10 septembre 2019

Métamorphoses

Il se passe de drôles de choses chez moi…
Ne voilà-t-il pas qu’un serpent métamorphosé en haricot s’est caché au milieu des herbes pour attaquer un caneton métamorphosé en quetsche !

métamorphose
ô, monde cruel !


Qui osera dire encore que la nature a horreur d’Ovide ?

Métamorphoses
Ovide métamorphosé en père castor

dimanche 8 septembre 2019

Je vais me les farcir !

Toutes ces tomates, je vais me les farcir, disais-je, submergé par ces envahisseuses multicolores.
Eh bien, c’est désormais chose faîte.
Je leur ai préparé une bonne farce.

Dans une bassine je mélange la chair de porc hachée avec :
- deux fines tranches de jambon de pays ardéchois victimes de mon acharnement sur la planche pour les réduire en particules élémentaires
- la mie d’un quignon de baguette mise à tremper dans du lait
- un œuf
- deux échalotes et un petit bouquet de persil ciselés
- trois gousses d’ail écrasées au presse-ail
- des feuilles de thym et d’origan
- plusieurs tours de moulin de poivre rouge
- une pincée de quatre-épices
- une cuillerée rase de sel fin
Je réserve au frais.
Je décapite les tomates et les creuse avec une cuillère parisienne. La chair et les pépins prélevés sont mis dans une petite casserole sur un trait d’huile d’olive avec un petit oignon haché, un chaton de poivre long, une feuille de laurier, un brin de thym. Je laisse compoter sur une petite flamme que j’éteins quand il ne reste presque plus d’eau.
Je laisse refroidir, puis j’ajoute cette préparation à la farce en la passant à travers un chinois.
Il me faut maintenant emplir les fonds creusés de cette farce. Je n’ai pas réalisé cette opération de parsemer l’intérieur de sel afin de faire dégorger en retournant sur une grille. Ce n’est pas un oubli : je procède toujours de cette façon, car je ne suis pas le moins du monde gêné par l’abondance de liquide au fond du plat. Après tout, il fournira une atmosphère humide dans le four propre à conserver le moelleux de la farce. Mais surtout le goût de ce jus est fameux ; d’ailleurs n’est-il pas en majeure partie constitué de cette eau de tomate qu’il était très à la mode d’extraire à cru il y a quelques années ?
Mes tomates farcies trônent dans le plat, bien dodues, le chapeau rivé par un cure-dent.

tomates farcies
Nées coiffées...


Elles passent un quart d’heure au four à 180 °C, puis une demi-heure à 170 °C.
Quand je les sors, la cuisson me semble parfaite, et un bon parfum embaume la cuisine.

tomates farcies
Nuances plus automnales


Il vient ensuite se répandre dans la salle à manger.
Je mélange chair de tomate, farce et jus dans une cuillère que je porte à ma bouche. Ah, ma bonne dame, mon bon Monsieur, des tomates farcies, on ne s’en lasse jamais. D’autant plus que la farce n’est jamais tout à fait la même, et que les variétés de tomates sont nombreuses…

tomate farcie
Je suis accueilli à bras ouverts



Bon, opération tomate farcie réussie, mais ce n’est pas pour autant que je suis venu à bout de ma pléthore invasive.

Il me faut employer la manière forte.
Ces tomates de toutes variétés, de toutes couleurs qui occupent mes cagettes et autres paniers, je les pourfends, je les tranche, je les éventre, je les jette dans une grande casserole sur une petite mare d’huile d’olive. Puis, une fois mon attaque terminée, je bombarde les victimes entassées de ce qui me passe par la tête pour conférer d’agréables fragrances et parsème d’une cuillerée de gros sel.

sauce tomate
De toutes les couleurs !


Je laisse à feu doux un peu plus de deux heures en brassant régulièrement. La consistance me paraît alors convenable.

sauce tomate
Il n'y a plus qu'à mouliner


Je passe alors le tout dans un moulin à légumes. La crème obtenue - une bonne sauce tomate maison - est versée dans des bacs en plastique (4 récipients, c’est-à-dire 2 litres) et mise au congélateur.
J’espère que dans l’avenir je leur trouverai bon usage !

P.S. : il arrive encore plein de tomates, je dois repartir à zéro, je suis le Sisyphe de ce fruit…











jeudi 5 septembre 2019

ORONGE MAKANEK

De quoi me réjouir : à l’étalage du marchand de champignons, des oronges, appelées aussi amanites des Césars.

oronge, amanite des Césars
Rendons à César...


Il y a bien longtemps que je n’avais pu me régaler de ce mets impérial. La dernière photo de mes archives remonte à 2013…


oronge, amanite des Césars..
Rosace des Césars 2013

Bien entendu, devant un produit offrant autant de finesse, pas question de saboter l’œuvre de la nature par des ajouts intempestifs, je ne ferai qu’ajouter une larme d’huile d’olive pour une fois la moins parfumée possible - ce sera celle que j’utilise pour la cuisson - simplement pour apporter un peu d’onctuosité, quelques gouttes de jus de citron afin de mettre à l’ouvrage les papilles endormies, et une pincée de fleur de sel en tant qu’exhausteur de goût.
Il me reste à concevoir la suite du repas… Pas un vrai plat cuisiné, qui viendrait réduire le subtil prélude à une mise en bouche vite oubliée. C’est décidé, ce sera une sorte de mini-mezze.
Il y a un marchand de produits orientaux sous les halles. Alors résonne dans ma tête cet accord qui devient une évidence : oronge, makanek. Oronge makanek, oronge makanek…



Je me lance peu après dans la préparation de ce mezze retour de marché.
Il me faut d’abord trancher les champignons soigneusement nettoyés en carpaccio.



Mais non, pas au couteau, mais avec la mandoline. Découpe qui aboutit à une présentation pas très esthétique, mais la petite taille de ces oronges et sans doute un réglage sur une épaisseur trop fine ne me permettent pas de soigner le dressage.

amanite des Césars, oronge, carpaccio
Foutoir des Césars 2019


Mais tant pis, c’est le goût qui importe, et il sera présent.
Je passe ensuite au déballage des makaneks.

makaneks
Makaneks à plat


Ces petites saucisses façon libanaise ont été écrasées par la mise sous vide. Aussi, pour la première fois de ma vie, je me surprends à rouler des makaneks - entre les paumes de ma main afin de leur redonner leur forme cylindrique.
D’habitude, après les avoir fait dorer à la poêle et obtenu une peau croustillante, je déglace avec de la mélasse de grenade, ce qui donne un résultat aigre-doux fort plaisant. Mais là, je préfère déglacer avec le jus d’un citron, plus discret, et qui de plus fournira une sorte de pont gustatif en rappelant ce même ingrédient dont un soupçon avait vivifié le carpaccio d’oronge.

mekanek
Makaneks un peu huilées


Que dire de plus sur ce mezze ORONGE MAKANEK, si ce n’est que le dessert consistait en quelques figues bien mûres qui m’avaient semblé pouvoir fournir la meilleure conclusion pour ce repas.
Un repas qui est passé comme une lettre à la poste…



Mais qui ne manquait pas de cachet !

mercredi 4 septembre 2019

Process de Nuremberg

1 - Laver et brosser une livre de Kartoffeln de taille moyenne.
2 - Les plonger dans une casserole emplie d’eau salée.
3 - Porter à ébullition et laisser cuire 18 minutes.
4 - Vérifier la cuisson avec la pointe d’un couteau
5 - Quand la lame pénètre sans effort, retirer les Kartoffeln du feu à l’aide d’une araignée.
6 - Les débarrasser de leur peau en n’hésitant pas à se brûler les doigts.
7 - Les découper en tranches de 6 mm environ.
8 - Regrouper ces tranches au milieu du plat de service.
9 - Préparer une vinaigrette relevée en mélangeant :
       1 cuillerée de moutarde douce au riesling
       3 cuillerées de vinaigre Melfor
       6 cuillerées d’huile vierge de colza
       3 pincées de sel fin
       7 tours de moulin de poivre rouge de Kampot

10 - Arroser les Kartoffeln de la vinaigrette.
11 - Ciseler les feuilles de deux brins d’estragon et en parsemer la salade de Kartoffeln.

salade de pomme de terre
Kartoffelsalat


12 - Sortir 10 Nürnberger Bratwürste de leur prison glacée.
13 - Les aligner côte à côte et les mettre sur le gril.

Saucisses de Nuremberg
Nürnberger Bratwürste


14 - Les laisser 12 minutes sur feu moyen en retournant régulièrement.
15 - Se saisir des Nürnberger Bratwürste à l’aide d’une pince pour les disposer en cercle autour de la salade de pommes     de terre.
16 - Donner deux derniers tours de moulin de poivre rouge et servir.

saucisses de Nuremberg, salade de pomme de terre
Nürnbergring !


lundi 2 septembre 2019

Sorti du pétrin

Ce matin-là, il ne restait plus de pain pour mon petit-déjeuner.
La reine de ces lieux rétorqua : « S’il n’y a plus de pain, mange de la brioche ! ».
Le problème, c’est qu’il n’y avait pas de brioche non plus.
« Qu’est-ce que je fais alors ?
- Eh bien, il y a de la farine…
- Tu es certaine ?
- J’en mettrais ma tête à couper. »

Alors je m’empare du sac de Gruaudor T55 des Moulins de Versailles, et pose ma balance sur le plan de travail.
J’ai exhumé des rayons de ma bibliothèque le livre de Christophe Felder consacré aux brioches et viennoiseries de la collection leçon de pâtisserie éditée par Minerva.
Je me baserai pour le processus (enfin presque…) et les proportions sur la recette consacrée à la brioche de base.


Il me faut tout d’abord peser :
330 g de beurre
Je poursuis en jetant en vrac dans la cuve de mon batteur mélangeur :
500 g de farine
60 g de sucre
2 cuillerées à café de sel
20 g de levure fraîche
6 œufs
4 cuillerées à soupe de lait

Je mélange lentement au crochet pour obtenir une pâte homogène. J’incorpore ensuite le beurre qui s’est ramolli à température ambiante.
J’augmente la vitesse progressivement jusqu’au moment où le pâton se décolle des parois de la cuve. Je laisse ensuite pousser durant une bonne heure.
Je la dégaze et l’entrepose dans le réfrigérateur pendant deux nouvelles heures. Pour le petit-déjeuner du jour, c’est loupé !
Je partage alors en deux la masse de pâte à l’aide d’une corne et dépose dans les deux grands moules à brioche généreusement beurrés. J’esquisse sans conviction de vagues têtes, car la pâte est un peu plus molle qu’elle ne devrait. Normalement, il y aurait dû avoir 300 g d’œufs, mais le calibre était probablement trop gros. Que ceci me serve de leçon !
Je laisse pousser dans les moules à température ambiante pendant deux nouvelles heures. Heureusement qu’il restait quelques biscottes dans le placard…
Je passe au pinceau une couche de jaune d’œuf dilué dans l’eau, et j’enfourne à 180 °C.
Si, comme Felder, j’avais confectionné de petites brioches individuelles, je me serais contenté de les sortir après 10 minutes de cuisson. Pour mes grosses pièces, je baisse le thermostat à 150 °C au bout de 5 minutes, laisse encore une vingtaine de minutes. Je vérifie la cuisson avec la lame d’un couteau. Il ressort avec une trace de pâte. Comme la surface est déjà dorée suffisamment, je baisse à 140 °C et remets au four pour une dizaine de minutes.
Bon, les brioches sont bien cuites désormais. Je les démoule et les place sur une grille.


Le lendemain matin, je m’en suis coupé une part. Elle dégageait un bon parfum de beurre, la texture moelleuse était plutôt filante et la croûte était fine en dépit d’une cuisson ventilée qui n’est pas l’idéal pour ce genre de pâtisserie.

brioche, Felder
Rien de révolutionnaire...


Que demande le peuple ?
Si c’est une tête, je ne puis même pas lui donner…