samedi 29 septembre 2018

Coingcoing et les z'ignorants

Deux z’urbains, mari et femme, partirent vers le Poitou,
Laissant à l’abandon leur jardin francilien.
Des légumes orphelins ? Pas du tout !
On ne rompt pas si facilement des liens…
Les plus vaillants furent du voyage,
Mais point tous…
L’invasion des tomates avait fait du ravage,
Certaines seraient exemptées de cambrousse,
Comme quelques cucurbitacées dont on avait assez, assez.
Un échange s’opéra, entre voisins de parcelle,
Un cageot de légumes par un panier de coings remplacé,
De quoi faire le bonheur des z’urbains ruralisés : la vie était belle !


coings, gelée, pâte de cings
Coing, coing et recoing



Pour ces coings on sortit la bassine familiale…
Autant le cuivre rutilait, autant le moral était devenu terne.
Pas moyen de trouver la recette idéale.
Que cuisiniers en querelles, que confiturières en berne…
Divagations de matamores douteux ou recettes de tambouilleuses défaitistes,
Tel était le fruit de leurs lectures.
Rien ne les satisfaisait dans cette liste,
Dur, dur, dur !
Leur dernière ressource était un grimoire,
Un volume défraîchi d’une collection ancienne.
Ils venaient de le retrouver au fond d’une armoire :
Time Life était son nom, autant que me souvienne.

Time Life, livres de cuisine
Life is life

Sitôt lu, sitôt fait : les coings sont tranchés.
On les recouvre d’eau, on les met sur le gaz.
Ils vont bouillir une heure – avec leurs déchets :
Trognons et pépins dans la gaze…


gelée de coing
Coings et gaze de France


Ils piquèrent, c’était tendre.
Les morceaux s’égouttèrent, nichés dans un tamis.

coings
Ils seraient mieux dans le panier...


Pour ce jus, point besoin d’attendre,
Dans la bassine en cuivre il fut mis.


gelée de coing
Fenêtre sur cour


Il devait bouillonner dix minutes,
Une heure fut nécessaire.
Mais pas suffisante, zut, zut !
Triste affaire...


gelée de coings
Vu, mais pas pris !



Trois jours plus tard, les bocaux refusaient de figer
De gelée point, on les secoue, il clapote un liquide,
Le couple fut déçu, vraiment de quoi rager…
Leur gelée de coing, un triste bide !

Restait la pulpe des coings,
Il fallait l’écraser sans ménagement.
Un pilon traînait dans un coin,
Il fit l’affaire et œuvra gentiment.
Tout au moins tel le pensa Monsieur…
Car Madame n’était pas satisfaite.
Elle scruta, éleva son regard vers les cieux.
« Mon pauvre ami, quel médiocre pileur que vous faites »
Elle ambitionnait le mixeur.
Elle était moderniste, et lui réactionnaire…
Il refusa avec vigueur.
Que faire, que faire ?
Que douleur et que rage…
Le dieu de la cuisine souffla un compromis.
Il était pour la paix du ménage…
Madame mixa une bonne moitié, le reste fut omis.


J+2 : recto, non mixé



J+2 : verso, non mixé




J+2 : recto, mixé



J+2 : verso, mixé


Un test est en cours : la science y fut gagnante.
Encore que…
Sur le résultat, la balance est hésitante.
Le test est merdiqueux…

mardi 25 septembre 2018

Ma Chine à choux

Il n’y a pas que les légumes du Sud, tomates, aubergines, courgettes, qui prospèrent en ce moment au jardin. Des choux de Chine réclamaient aussi d’être récoltés.

Et c’est ainsi que je me trouve en train de cuisiner une andouille du pays basque accompagnée de ces crucifères.

Je dépouille l’andouille de sa peau barbouillée de graisse parfumée au piment d’Espelette, la partage en une dizaine de tranches et réserve.
Je découpe ces choux en tronçons, ne gardant que les côtes qui ressemblent à des bettes et une partie des feuilles. Je blanchis ces morceaux 5 minutes dans de l’eau bouillante salée. Puis je les fais sauter dans une poêle sur une cuillerée de graisse d’oie.
Quand je juge la cuisson proche de l’optimum, tendre mais encore un peu al dente, je saisis à feu vif les tranches d’andouille par un aller-retour dans une autre poêle elle aussi ointe d’une fine couche de graisse d’oie, ajoutant à leur côté des tomates cerises et un piment thaï cueilli quelques secondes auparavant puis fendu en deux - le seul fruit obtenu à l’issue d’un semis fort peu productif dans un pot placé près de la fenêtre.
Je dispose cinq tranches d’andouille basque sur chacune des deux assiettes.
Je déglace la poêle de leur cuisson avec un demi-verre de sauvignon et un trait de balsamique de Modène et fait réduire jusqu’à obtention d’un liquide sirupeux dont j’arrose les tranches.
J’avais dans mon placard un sachet de jus de poulet rôti Ariake : j’en verse deux cuillerées dans la poêle où attend le chou chinois, brasse le contenu quelques secondes. Je répartis entre les deux assiettes. Je dispose les tomates, le chou arbore fièrement son plumet de piment. Une capucine entre dans la danse et une petite branche de romarin réussit à se planter dans de petit jardin.

andouille basque, chou chinois
Andouille basque, chou chinois


Il ne reste plus qu’à servir.

samedi 22 septembre 2018

Réunionite

Réunion encore, mais cette fois-ci le thème n’est pas la saucisse fumée, mais le boucané.



Pour le cuisiner j’ai consulté le site Goutanou, référence en ce qui concerne la cuisine réunionnaise.

http://goutanou.re/boucane-bringelle-par-christian-antou/

Il fut créé par Christian Antou, hélas prématurément disparu.



Fort heureusement son épouse continue à entretenir ce lieu…

La recette de cette Viande de porc fumée, coupée en lamelles, cuite en carry, accompagnée de bringelles (aubergines) comporte les proportions suivantes :
Boucané 1,2 kg
Oignons 200 gr
Tomates 100 gr
Ail 50 gr
Huile 1 dl si nécessaire
Sel
Poivre noir en grains PM
Thym vert PM
Curcuma 1 c à café
Aubergines (bringelle) 800 gr


J’avoue que je n’ai pas sorti la balance et me suis contenté de doser au pifomètre… Voici le déroulement de cette préparation :

Je prélève quatre morceaux de boucané (provenant du même charcutier que les saucisses cuisinées il y a quelque temps), deux sans os, deux avec os. Je les blanchis deux fois en portant à ébullition l’eau froide dans laquelle je les plonge. Puis je sépare la viande des os et la partage en tranches d'un centimètre..
Je passe un gros oignon paille à la mandoline, et hache grossièrement deux petites tomates en dés.
je découpe en tranches d'un demi centimètre deux aubergines qui viennent d'arriver du jardin.
Puis je sors mon mortier et y écrase sur une pincée de gros sel : une bonne cuillerée de poivre rouge de Kampot, trois gousses d’ail, les feuilles détachées d’une branche de thym frais.
Je verse les morceaux de boucané, y compris les os, dans un rondeau placé sur un feu moyen. La graisse se met à fondre et le porc commence à dorer. Je déverse l’oignon, puis, quand il commence à blondir, j’ajoute le contenu du mortier et laisse encore suer à feu doux quelques minutes. Suivent les tomates avec une cuillerée de curcuma.
Quand les tomates ont compté, je termine le défilé des ingrédients par les tranches d’aubergine et une cuillerée d’huile d’arachide.
Je coiffe le rondeau de son couvercle et laisse mijoter une vingtaine de minutes environ, venant de temps à autre brasser et vérifier que ça n’attache pas.

Bon, je soulève une dernière fois le couvercle, l’aubergine a bien fondu et le fumet qui monte à mes narines me fait saliver.

boucané, bringelles, aubergines, Réunion
Rondeau à la réunionnaise


J’emplis les assiettes.

boucané, bringelles, aubergines, Réunion
Un os à ronger


C’est bien bon, je me servirai du rab !

J'observe cependant que mon plat est d'un aspect différent de celui de Christian Antou :

Réunion, boucané
L'authentique


Pas étonnant, mes aubergines étaient de la variété tigrée, leur peau n'était pas d'un violet foncé...

aubergine tigrée
Elle est tigrée

Et la proportion de boucané est  plus grande.
Pas étonnant, je suis un viandard...

jeudi 20 septembre 2018

Pompe repompée



M’étant départi pour une fois de l'aimable modestie qui fait tout mon charme, je ne pus m’empêcher de m’exclamer en voyant la pompe à l’huile réalisée par un concurrent de l’émission de M6 La meilleure Boulangerie :


« Mais la mienne était bien plus belle ! ».
Sachant que l’on a souvent tendance à enjoliver ses souvenirs, et me voulant parfaitement objectif, j’ai toutefois effectué des recherches dans mes archives et j’ai retrouvé cette fameuse pompe, confectionnée en début août 2014 - sa photo, mais aussi le texte qu’elle m’avait inspiré, petite parodie des déprimants polars nordiques…
Atteint de flémingite scripturale, je me contenterai donc aujourd’hui  de réamorcer cette

POMPE FUNÈBRE


L’homme regardait le corps gonflé qui flottait dans l’eau. Il était remonté à la surface un peu plus vite que prévu. Sans doute était-ce à cause de la chaleur… Il fallait désormais le recouvrir. L’homme commença à creuser dans la masse friable blanchâtre.

La clim était en panne. L’inspecteur Bengt Heyerdahl suait à grosses gouttes dans le bureau aux vastes baies vitrées qu’il partageait avec sa coéquipière Kerstin Strömblad. C’était le début d’août, et le soleil que l’on avait attendu avec impatience durant de longs mois devenait importun, d’ailleurs, aux yeux de Bengt, sa présence dans une ville comme Helsingborg était aussi incongrue que celle d’un tanagra en robe de soirée dans un rade du port au milieu des pouffes peinturlurées et des matelots imbibés d’aquavit. Ce paysage était fait pour la pluie et la neige, rien d’autre.
Il soupira en essuyant une perle de sueur qui avait maculé un de ces multiples questionnaires et recueils de statistiques que son supérieur hiérarchique lui avait imposé de compléter. En entrant dans la police, il rêvait de défendre la veuve et l’orphelin, pas de noircir des paperasses. De toute façon, le résultat était couru d’avance : le nombre de crimes allait continuer à gravir bravement sa courbe ascendante. La grimpette était générale, les vols, les viols, ces saloperies du quotidien que l’on avait baptisées gentiment incivilités, les chômeurs, les suicides ; enfin, presque générale, car en revanche le nombre d’entreprises, les salaires, les sourires et les occasions de s’amuser étaient en chute libre. 
Le téléphone sonna. Bengt ne se sentit pas le courage de se lever pour aller décrocher. Telle qu’il la connaissait, Kerstin allait se précipiter vers l’appareil. Bingo, elle fonçait vers le combiné, et il entendit :
« Comment ? Allô, allô, j’entends mal… Répétez l’adresse ! Allô, allô, allô ! »
Elle raccrocha et se tourna vers Bengt :
« Je n’ai pas vraiment compris. L’homme avait un accent terrible, français je pense, tout ce que j’ai pu distinguer, c’est le mot pompe, et je crois que j’ai pu noter l’adresse. C’est dans le nouveau quartier que l’on vient de bâtir au bord de la mer. Fiskmåsarnavägen, rue des mouettes.
- Tu as dû constater comme moi que c’est toujours dans les quartiers les plus glauques que l’on colle des noms bucoliques aux rues. Rue des mouettes, rue des mésanges, rue des œillets ; jamais rue des cafards ou rue des orties…
- Tu aurais préféré qu’on les baptise du nom d’un des politicards véreux ou des chevaliers d’industrie pourris qui ont spéculé sur ces terrains devenus constructibles d’un coup de parapheur magique ?
- Au moins ça aurait clarifié les choses. Mais trêve de billevesées. Il faut se rendre sur place. Tu as entendu le mot pompe. Il s’agit sans doute d’un fusil à pompe…
- Il n’avait pas le ton d’une personne affolée.
- Qu’est-ce que t’en sais vraiment ? Et puis la voiture est climatisée, cette ballade nous fera des vacances… »

 Bengt se leva néanmoins à regret, sortant avec difficulté de sa torpeur engluante.

« Tu mets ton gilet pare-balles ! Tu es folle, tu vas crever de chaleur.

- Tu ferais bien d’en faire autant. Tu auras l’air malin si tu prends une bastos dans ton petit bide grassouillet.
- Mais non, la meilleure protection, c’est la parole. Je saurai le dissuader, le zigoto au fusil à pompe. C’est ma conviction.
- Toi, une conviction, c’est nouveau, ça vient de sortir ! »

Elle prit le volant de la Saab, et il s’installa à côté de Kerstin.
Il se mit à trifouiller.
« Shit ! La clim de la bagnole est aussi en panne ! Adieu les fraîches vacances… Pas étonnant avec la baisse des allocations d’entretien du matériel !
Tu sais, j’ai connu jadis l’endroit où l’on va. C’était une côte quasi sauvage, avec seulement deux ou trois petites maisons. J’y venais quand j’étais ado. Je regardais la côte d’Elseneur au loin, et je me récitais : être ou ne pas être. Maintenant, les jeunes s’en foutent. Ce qu’ils veulent, c’est avoir. Ce qu’ils voient à l’horizon, ce n’est pas le pays d’Hamlet, c’est celui de la bibine, du pinard et de l’aquavit meilleur marché qu’ici. La cuite discount.
Je suis écœuré quand je vois ces hordes barbares descendre du ferry le samedi soir ou le dimanche matin, revenant bâtées de canettes et de litrons, les traces nauséabondes s’éparpillant au fur et à mesure des retours au bercail dans nos rues ! »

Ce que Bengt n’ajouta pas, c’est qu’un jour, faisant une ronde préventive, il avait découvert son fils agenouillé comme un supplicié, secoué par des hoquets et des spasmes. Il était descendu de la voiture et s’était précipité vers lui, dans un élan d’amour paternel - ou de remords, il ne savait pas trop bien.
« Erik ! »
Son fils avait levé la tête et lui avait hurlé :
« Barre-toi ! Tu ne vois pas que c’est de te voir qui me fait dégueuler ! »
Il avait soulevé son pied droit, puis il avait renoncé à s'approcher, une fois de plus il avait battu en retraite comme un lâche qu’il était, comme il l’avait fait avec son ex-femme Monika.
Certes, elle cédait tout à Erik, mais n’était-ce pas lui le plus coupable – le seul peut-être… ?
Il se tourna vers Kerstin. Elle conduisait à vive allure.
Elle avait la tête haute, le front plissé et le menton en avant, avec ce regard sévère qu’elle prenait chaque fois qu’elle s’appliquait à bien faire.
En revanche sa nuque était un miracle de douceur, roseur duvetée barrée simplement de quelques mèches follettes de ses cheveux auburn. Il aurait bien voulu poser ses lèvres sur le grain de beauté, juste au-dessus du col du gilet pare-balles.

« Qu’est-ce que tu as à me reluquer comme ça ? »
Il préféra ne pas répondre.
Ce geste qui le tentait, il l’avait fait une fois, quelques mois auparavant, alors qu’ils étaient en planque par une froide nuit d’hiver. Ils s’étaient réchauffés mutuellement, et, de fil en aiguille, il s’était retrouvé dans le studio de Kerstin.
Et ce qui devait arriver arriva…
Dans l’intimité qui suivit leurs ébats, il avait osé lui poser la question qu’il réprimait depuis longtemps :
« Comment toi, la fille d’un médecin et d’une antiquaire, lumineuse d’intelligence et cultivée, es-tu devenue une petite fliquette… ? Flic, c’est bon pour un rustre comme moi…
- Ne crois-tu pas que d’une certaine façon j’exerce le même métier que mon père ? Et en moins routinier ! »
Depuis cette nuit, par un accord tacite, il n’avait jamais été fait allusion à cet instant d’égarement – mais oser qualifier d’égarement un rapprochement, aussi bref soit-il, n’est-ce pas une absurde vulgarité de feuilletoniste médiocre ?
Il détourna son regard et conserva son mutisme. Il ne tenait pas, en tirant sur le fil ténu d’un instant de bonheur, à entraîner en même temps les sacs de nœuds de ses remords et de ses lâchetés.
D’autant plus que c’était à l’époque où il tentait de se rabibocher avec Monika. Il avait échoué, bien entendu…

Un crissement de freins, un dérapage contrôlé, une odeur de caoutchouc brûlé.
« Monsieur est arrivé !
- Ouais, pas la peine de faire ce cinéma. On n’est pas en train de tourner une série télé !
- Je passe devant toi, j’ai le gilet.
- Après vous, gente demoiselle ! »
Elle frappa à la porte de la bâtisse minable.
Un jeunot brun de poil à qui l’on pouvait attribuer une vingtaine d’années ouvrit la porte. Sa tête me dit quelque chose, où l’ai-je déjà vu, pensa Bengt. Oui, où ça ?
« Entrez ! », dit-il avec un fort accent français.« Je m’appelle Eric. »

La pièce était vide, sauf une grande planche où figuraient entre autres des fruits, des mendiants, des nougats, et une brioche plate et vernissée traversée de sept stries.
Eric s’adressa à Bengt.
« Alors, ça ne te dit rien ? »
Un flash éclata dans la tête de Bengt. Mais oui… La dernière année de ses études en gymnasieskola, il avait fait un voyage dans le sud de la France. Il se rappelait, c’était la table des treize desserts de Noël, et le mot pompe qu’avait entendu Kerstin ne concernait pas un fusil. C’était la pompe à l’huile…
Mais on était au mois d’août… Alors, pourquoi ?
Les souvenirs se bousculaient dans sa tête, se dégageaient en force des limbes où ils étaient enfouis depuis des années. Combien au fait ? Une vingtaine. Oui, une vingtaine d’années…
Ce voyage, il l’avait effectué en tout bien tout honneur. Pour ne pas dire en toute naïveté. Pas comme beaucoup de filles de sa classe qui allaient dans les pays du Sud à la pêche aux latin lovers avec comme esche une peau laiteuse et une toison dorée.
Un jour, il avait trouvé oublié dans un casier le carnet de voyage d’une de ses condisciples. Les performances de ses amants d’une nuit avaient été évaluées par une note de 0 à 5. Pire, d’autres testeuses avaient ajouté en dessous leurs propres appréciations. Il avait été écœuré, non pas par pruderie ou pudibonderie, mais par le caractère consumériste d’un tel tableau qui réifiait l’être humain. Il avait remis le carnet à sa place en griffonnant dans un coin Que Choisir, titre d’un magazine qu’il avait vu affiché dans les kiosques français et qui l’avait aidé dans le choix de la bouteille de champagne qu’il avait offert à son père.
Pour lui, rien de tel dans ses motivations, c’est ce soleil qui lui manquait qu’il recherchait, et il était descendu vers la Provence en stop, la bourse lestée de quelques minces économies obtenues par de petits boulots.
Ses ressources s’étaient vite épuisées.
Aussi, l’après-midi du 24 décembre, il errait sur une plage, se demandant bien dans quel fast-food miraculeusement ouvert il allait pouvoir vivre un simulacre de réveillon avec les derniers francs qui lui restaient, en compagnie de quelques paumés aussi esseulés que lui.

Et c’est là qu’il avait croisé Catherine entourée d’une bande de copains et copines.
« Eh, tu ne respires pas la joie, l’ami. C’est Noël, que diable! »
Dans son baragouin en mauvais français rustiné par des mots anglais, il avait expliqué d’où il venait, et que son cafard passerait vite grâce au soleil. Il avait obtenu ce pour quoi il était venu, n’était-ce pas le principal ?
Catherine avait proposé :
« Et si on l’invitait à notre soirée ? »
Tout le monde acquiesça avec enthousiasme, sauf un certain Thierry qui lui jeta un regard noir.

Catherine avait entraîné la petite troupe vers sa maison. Dans la salle à manger, une table était dressée, s’y étalaient les mêmes desserts que Bengt revoyait aujourd’hui, dans une sorte de reconstitution loufoque. Catherine lui avait expliqué la tradition des treize desserts ; de tous c’est la pompe qu’il avait préférée. Sa légèreté était la même que celle de Catherine, et le parfum de fleur d’oranger lui rappelait les fragrances de sa peau brune.
On avait dansé, ri, fait des confidences, bu un peu plus que de raison. On était allé chercher les cadeaux sous le sapin :
« On est désolé, on n’a rien pour toi, on ne savait pas que tu serais là… »
Alors un des copains avait défait sa cravate en titubant et la lui avait offerte avec une courbette :
« Il ne sera pas dit que nous ne savons pas recevoir. Voici pour le nouvel ami de Catherine… »
Qu’était-elle devenue, cette cravate ? Peut-être trainait-elle encore dans un coin de l’armoire où il entassait toutes ces fringues imbibées de tant de souvenirs qu’il n’osait pas s’en séparer et qu’il refusait catégoriquement de les mettre à la poubelle.
Catherine l’avait emmené dans le jardin, lui avait montré une fenêtre.
« C’est celle de ma chambre. Elle sera ouverte. »
Elle avait relevé sa chevelure de jais, avait posé furtivement ses lèvres sur les siennes et elle s’était enfuie dans un bruissement de cotonnade froissée.

Une heure plus tard, il avait escaladé la façade avec une aisance dont il se serait cru incapable.
Elle l’attendait. Quand, allongée contre lui, elle lui chuchota « Tu es mon viking lover… », il eut mal dans son cœur, mais quand il vit qu’il était le premier il sut qu’elle n’était pas comme ses condisciples de gymnasieskola.
« N’est-il pas beau, ton cadeau de Noël ? » lui avait-elle dit quand il s’était échappé à l’aube naissante.
Il revint les nuits suivantes, et c’était toujours le même miracle. Mais il fallut bien rentrer en Suède. En dépit du champagne de France, le réveillon du jour de l’an lui sembla sinistre.
Il attendait une lettre qui ne vint pas. Il en envoya une qui n’obtint aucune réponse.

Elle était donc comme les autres.
Il rencontra Monika. Elle n’allait pas à la pêche aux latin lovers, et ça lui plut. Il l’avait épousée…
Mais après la naissance d’Erik, il s’était aperçu que l’amour de sa vie, à elle, c’était le fric, et ça, il ne pouvait pas lui donner.

Erik… Eric…

« Ah, tu commences à piger….
Eh oui, je suis né huit mois après ton escapade française. Mais pas dans le calme et la sérénité. Figure-toi que les parents de Catherine, oui, mes grands-parents, ont eu vent de tes visites. Ils ont enfermé ma mère en la traitant de gourgandine, on parlait ainsi dans cette famille.
Quand j’ai manifesté ma présence, ce fut pire. On essaya de trouver un mari complaisant. Un dénommé Thierry, depuis longtemps amoureux éconduit de ma mère, s’est proposé. Le 4 août, il est venu se jeter aux pieds du lit où ma mère pleurait en silence. Il proposa ce que l’outrecuidance et la maladresse l’amenèrent à appeler ses services.
Catherine, outrée, n’eut pas de mots assez durs pour dire ce qu’elle pensait de lui. Il sut qu’elle le méprisait, il entra dans une rage folle
« Je le savais ! », hurla-t-il, « J’avais prévu cette réponse… », et il sortit un pistolet, tira dans la poitrine de ma mère et retourna l’arme contre lui.
On ne put sauver Catherine, mais moi, hélas, on me sauva.
Tout ça je ne l’ai su que le jour de mes dix-huit ans, où mes grands-parents m’ont révélé la vérité sur ma naissance. Le niais que j’étais croyait que mes parents étaient morts dans un accident de la route. La prévention routière a bon dos pour dissimuler les crimes. J’ai compris que si tu t’étais manifesté et avais eu le courage de venir chercher Catherine, elle serait encore en vie. Tu as tué ma mère, tout autant que Thierry. »

Une lâcheté de plus, se dit Bengt…
« C’est mon vingtième anniversaire aujourd’hui, et j’ai décidé de venger Catherine.
Tu vois quand je réalisais la recette de pompe à l’huile de ma grand-mère* et que je regardais le pâton de levain s’enfoncer dans l’eau, puis remonter gonflé comme un vieux cadavre, je m’imaginais que c’était toi, et c’était bon.
Mais je t’ai réservé une surprise. Ne remarques-tu rien ? »

« Bon, je t’aide, il n’y a que douze desserts. Voici le treizième », s’exclama-t-il avec un ricanement diabolique. 
Il sortit un pistolet de sa poche.
« C’est un pruneau !** ».
Pendant un millième de seconde, Bengt bondit à la rencontre de la balle. Pour une fois il ne serait pas lâche.
Pendant une seconde, voyant les éclaboussures cramoisies, il s’étonna bêtement de cette sauce tomate parmi les treize desserts de Noël.
Puis, durant une minute interminable, Bengt sut qu’il était un bonhomme de neige en train de fondre sous les rayons torrides du soleil. Quand il ne fut plus qu’une petite flaque honteuse, il vit Kerstin mettre les bracelets à Eric, son autre fils.


Par la vitre de la portière Eric aperçut un adolescent qui crachait en direction de la voiture au gyrophare bleu qui filait à toute allure. Il ne réalisa pas que c’était son frère qu’il venait de croiser.


Pendant ce temps, les techniciens de la Criminelle enfermaient dans un sac en plastique la pompe à l’huile qui, par miracle, n’était pas maculée de sang.

pompe à l'huile


*En réalité, l’auteur s’est inspiré de cette recette parue dans Régal de juin-juillet-août 2013
(N. du Tr.) :

500 g de farine (250 g + 250 g)
15 cl d’huile d’olive (+ 4 c. à soupe)
30 g de levure fraîche de boulanger
1 pincée de sel
70 g de sucre en poudre
3 c. à soupe d’eau de fleur d’oranger. 
Préparez un levain avec la levure émiettée dans 15 cl d’eau tiède et 250 g de farine. Battez dans le robot jusqu’à obtention d’une boule de pâte. Plongez ce levain dans un saladier rempli d’eau tiède. Attendez que la boule de pâte remonte à la surface (entre 2 et 10 minutes, selon la température ambiante), puis laissez-la « faire la planche » à la surface pendant 8 minutes.
Pendant ce temps, préparez le reste de la pâte : dans le robot, battez ensemble 250 g de farine, le sucre, l’huile d’olive, le sel, 5 c. à soupe d’eau et l’eau de fleur d’oranger.
Quand la boule de levain est restée 8 minutes à la surface, prenez-la délicatement et ajoutez-la dans le reste de pâte. Battez au robot jusqu’à obtention d’une pâte bien homogène.
Recouvrez deux plaques de cuisson de papier sulfurisé. Séparez la pâte en deux parties et façonnez sur chaque plaque une pompe ovale et aplatie sur environ 2 cm d’épaisseur. Si la pâte est trop collante, farinez à peine le bout de vos doigts. Pratiquez 7 entailles (comme tes 7 jours de la semaine). Écartez bien les fentes, sinon les bords se rejoindront totalement à la cuisson.
Laissez reposer 2 à 3 heures, les pompes auront gonflé et doublé de volume.
Préchauffez le four à 180 °C. Enfournez les pompes environ 10 à 12 minutes Elles doivent être dorées. Immédiatement après la sortie du four, badigeonnez les pompes d’huile d’olive avec un pinceau.

** En français dans le texte (N. du Tr.)


Que ma mie était belle…



Pas vrai ?

mardi 18 septembre 2018

Ail ail ail

Plutôt qu’ail ail ail, j’aurais pu aussi titrer en famille, car il s’agissait pour moi de préparer un menu d’anniversaire. Bon, je déteste les anniversaires, mais il y en a qui aiment…
J’ai choisi de la jouer tradi. Le plat principal sera un gigot d’agneau…


Je me coiffe donc de ma toque virtuelle et commence les préparations.
Tout d’abord je sors la pièce de viande, un beau gigot d’agneau du Limousin non raccourci, afin qu’elle ne soit pas enfournée glacée. J’enchaîne en pourfendant échalote, oignon et carotte. Je prélève deux têtes d’ail sur ma tresse d’ail fumé d’Arleux que je tranche en travers.



J’étends le gigot salé sur la plaque à rôtir et l’entoure de la majorité de mes découpes – je préserve quelques pétales d’oignon, moitiés de petites échalotes et tranches de carotte pour les cocos de Paimpol qui accompagneront la viande. Je prends bien soin de conserver les peaux de l’ail, même si elles se détachent, afin de pouvoir conférer une note fumée. J’ajoute thym, romarin, sauge, persil, laurier et persil. J’ajoute cinq ou six baies de piment de la Jamaïque et des grains de poivre Voatsiperifery. Je plante une sonde afin de mesurer la température à cœur. Je règle l’alarme à 55 °C.

gigot, ail fumé d'Arleux
En plein dans le gigot !


 En dépit d’une heure déjà passée à température ambiante, je constate que l’intérieur du gigot est encore à 8 °C… Quid des conseils de sortie du frigo une heure avant d’enfourner ? Il faudra que j’aille lire ce qu’en dit Hervé This dans ses livres s’il aborde ce sujet.

Mais pour le moment je réserve ma plaque dans un coin de la cuisine et m’occupe des cocos de Paimpol.



J’écosse les gousses et verse les graines au fond d’une casserole. Suivent les restes de mes découpes, auxquelles j’ajoute une gousse d’ail (non fumé), une petite branche de thym et une tige de sauge bien garnie en feuilles. Je recouvre largement d’eau et pose la casserole sur la flamme. Au bout d’un peu plus d’une demi-heure de cuisson à frémissement, les cocos sont cuits. Je les égoutte, vire thym et sauge qui ont terminé leur rôle et deviennent même gênants pour la dégustation, et les réserve dans un bac.

Une heure avant l’arrivée prévue des invités, je sale le gigot sur toute sa surface et le badigeonne au pinceau de beurre fondu. Je verse deux verres d’eau au fond de la plaque. J’enfourne à 175 °C. J’arroserai et retournerai la pièce tous les quarts d’heure environ jusqu’à ce que la sonnerie de la sonde retentisse.

Eh bien ça y est, je peux sortir le gigot après avoir donné un bref coup de gril sur chaque face.
Je dépose le gigot sur une planche, le recouvrant d’une feuille d’alu.
Quelques minutes plus tard, les invités arrivent.

Pendant que ces derniers finissent de savourer les petits fours salés achetés chez le traiteur tout en sirotant un petit verre d’un capiteux Kefraya Lacrima d’Oro 2004, je m’attelle à réaliser la sauce.
Je place la plaque sur le feu, déglace avec un trait de sauvignon, et laisse réduire. Je transvase dans une petite casserole en filtrant par une passoire à mailles fines. Puis je prélève les têtes d’ail d’Arleux que je place dans un petit chinois perforé en inox où je les écrase avec un pilon en bois. Je récupère ainsi une crème d’ail fumé que j’incorpore à la sauce. Suivent une noisette de beurre et un trait de sauce Worcestershire.
Je remets à température les cocos de Paimpol dans une poêle à feu doux au sein d’une grosse noix de beurre demi-sel avant de les transférer dans un plat.

cocos de Paimpol
De beaux cocos !


Je verse la sauce dans une saucière bien chaude.
Le gigot peut aller sur la table où je procéderai à sa découpe.

gigot, cocos de Paimpol, ail d'Arleux
Du travail sur la planche


Suivent les haricots accompagnés d’un petit saladier où sont tombées des pousses d’épinard arrosées d’une vinaigrette…

gigot, cocos, salade de pousses d'épinards
Je m'en paye une bonne tranche


Visiblement la sauce est très appréciée, et, oubliant toute convenance, chacun sauce avec un quignon de pain au fond de son assiette. Même les enfants dont je craignais une aversion envers la note aillée en redemandent !

Rien de particulier à propos du plateau de fromages choisis suivant les goûts divers des convives.


C’est enfin le moment d’arriver avec le gâteau d’anniversaire et ses bougies allumées.
Il s’agit d’un pithiviers fondant réalisé la veille.
Pour la pâte, 250 g de poudre d’amande, le même poids pour le beurre, le sucre, les œufs. S’y ajoutent deux cuillérées de farine de riz diluée dans de l’eau.
Quasi un quatre-quart où la farine est remplacée par de la poudre d’amande. Et chaque fois c’est un régal. Mais là le gâteau est encore plus réussi que la fois précédente, car la cuisson a été mieux menée et il n’a pas croûté. Et le glaçage est moins épais…

pithiviers fondant
Pithiviers fondant qui vient de se refaire une beauté


Même si nos chevilles devraient en enfler, je ne crains pas de dire que c’était presque parfait.

pithiviers fondant
Un quartier de Pithiviers


Comme j’avais eu la main lourde sur le dosage en kirsch alsacien dans l’humectation du sucre glace, nous avons aussi réalisé ad usum delphinarum une glace. Dans un moule à charlotte, j’ai versé une glace à la cardamome : ½ de litre de crème anglaise réalisée avec du lait dans lequel les baies ont infusé et ¼ de litre de crème fraîche, 30 minutes environ dans la turbine. J’avais placé au milieu du moule un cercle suffisamment haut pour préserver un puits dans lequel sera versée l’autre glace : un sorbet framboise : 500 g de framboises mixées et passées au tamis en raclant avec une corne pour éliminer les pépins et 4 dl de sirop à 28°B, même durée dans la turbine. Une fois l’insert framboise réalisé, je retire – péniblement….- le cercle en inox et réserve dans le congélateur.
Fort heureusement, pressentant un démoulage délicat, j’avais procédé à cette opération dans la matinée pour éviter l’énervement d’un forceps à la hâte. Le résultat n’est pas parfait, l’antique plastique Tupperware n’étant pas antiadhésif, mais bon… Et sera bon !
Je n’ai donc plus qu’à ajouter quelques framboises fraîches en parure finale…

glaces cardamome et framboise
Cardamome et framboise


Bien que prévue pour les enfants, les adultes ne se privent pas de goûter cette glace. Le constat est unanime : la cardamome s’allie particulièrement bien avec la framboise.

Champagne, cadeaux…
Mais ceci est une autre histoire.

lundi 17 septembre 2018

Un Virgile derrière ma porte

Ce midi, mon repas était frugal : un bout de fromage sur une tranche de pain, quelques-unes de nos tomates et surtout des figues délicieuses. Cueillies par ma fille sur un arbre de son jardin mais ne payant pas de mine, elles se sont révélées à la dégustation gavées de sucre et chargées de parfums.

figues, tomate, fromages
Bucolique


En photographiant mon humble pitance, songeant à l’auteur des Géorgiques, je me suis exclamé : voici un repas virgilien !
Sauf que…

Je me suis emparé de la traduction par Maurice Rat des Bucoliques et des Géorgiques éditée par les Classiques Garnier, ouvrage que j’ai un certain temps ouvert avec les remords d'un pompeur quand j’avais à rendre le lendemain une version d’un extrait de ces textes de Virgile, jusqu’à ce qu’une visite d’inspection de notre professeur de latin me redonne bonne conscience. En effet l’inspecteur général qui n’était autre que le trop oublié écrivain Jean Guéhenno nous a encouragés, à la faveur de ce petit évènement lycéen qui fut plutôt une séance de discussion (il est vrai que nous n’étions que sept élèves à ce cours...), à traduire les textes latins en comparant au fur à mesure sa prose à celle d’un traducteur confirmé afin de se perfectionner par l’exemple.
Je me suis emparé, disais-je, de mon vieux bouquin chargé de souvenir afin d’y trouver une poignée de figues latines dégustées avec un fromage des chèvres de son troupeau par un pâtre mélancolique bercé du clapotis d’un limpide ruisseau.
Mais chez Virgile, des châtaignes, des raisins, mais point de figues. Que dalle !
J’en suis donc pour mes frais littéraires. Fort heureusement, l’important, c’est la figue.
Un délice de sucritude.
Tu peux remballer ton miel, Virgile !

LIBER QUARTUS
Protinus aerii mellis cœlestia dona
Exsequar : hanc etiam, Mœcenas, adspice partem.
Admiranda tibi levium spectacula rerum,
Magnanimosque duces, totiusque ordine gentis
Mores et studia et populos et prœlia dicam.
In tenui labor ; at tenuis non gloria, si quem
Numina læva sinunt auditque vocatus Apollo.

LIVRE QUATRIÈME
Les abeilles.
Poursuivant mon œuvre, je vais chanter le miel aérien, présent céleste : tourne encore tes regards, Mécène, de ce côté. Je t'offrirai en de petits objets un spectacle admirable : je te dirai les chefs magnanimes, et tour à tour les mœurs de la nation entière, ses passions, ses peuples, ses combats. Mince est le sujet, mais non mince la gloire, si des divinités jalouses laissent le poète chanter et si Apollon exauce ses vœux.

Mes figues me suffisent !

jeudi 13 septembre 2018

Forts cèpes

Je venais de retirer ma poêlée de cèpes du feu et je commençais à la photographier suivant la déplorable manie dont je n’arrive pas à me débarrasser,

poêlée de cèpes
Cèpes


quand il me sembla entendre des petits grattements vers l’entrée de l’appartement. Ah non, l’immeuble n’allait pas être envahi par des souris ! Mais quand je m’approchais, ce bruit fut remplacé par des toc toc furtifs provenant de la porte. Bizarre ! Oui, j’ai dit bizarre… Un tour de clé, et j’entrouvrais l’huis de mon logis.


Je n’en crois pas mes yeux. À mes pieds, piétinant mon paillasson se met à vociférer une bande de schtroumpfs excités. La plus vindicative est la schtroumpfette, qui d’une voix hystérique hurle : « Vous avez schtroumfé nos maisons ! Criminel, bachi-bouzouk ! ». Elle poursuit par une série d’injures que je n’ose retranscrire en ce lieu de bienséance qu’est ce blog… Elle est interrompue par celui qui semblait être le chef. J’ai du mal à comprendre son discours, car je connais mal la langue de ce peuple, et de plus il parle dans sa barbe, mais visiblement il m’accable de reproches. «…ce beau hameau ! ». Et il brandit une photo dont je m’empare en dépit des cris indignés de la populace schtroumpfière : l’image est trop petite, il me faut une loupe.




« Un si joli petit village. Quelle honte !
- Mais je n’ai rien fait, j’ai juste acheté quelques cèpes…
- Oui, nos habitations à loyer modéré, qu’allons-nous devenir ? Assassin, assassin ! Vous allez voir de quel bois on se schtroumpfe ! »
J’en ai assez entendu. Ma patience a ses limites. Je leur claque la porte au nez.


Je viens à peine de réintégrer mon étroite cambuse envahie de parfums qui me mettent l’eau à la bouche quand on sonne à la porte. Qu’est-ce encore ? Pas moyen de cuisiner tranquille !
Je vais ouvrir. Encadré par le chambranle se trouve un grand gaillard musclé aux bras tatoués d’une ancre et coiffé d’une casquette blanche. Sa tête me dit vaguement quelque chose.



Il s'apprête à m’adresser une parole que je pressens fort peu amène quand j’entends un hurlement. Les schtroumpfs sont toujours là, il en a écrasé un sous ses larges panards.
« Au secours, au secours, voici venir le temps des assassins !
- Barrez-vous, pauvres moustiques ! C’est à monsieur que je cause… »
Il me toise, je me sens tout petit.
« Alors, comme ça, on ne se gêne pas… On pique l’huile d’Olive !
- Mais, mais…
- Dépouilleur de faible femme, abject individu, restitue-moi illico l’huile de ma fiancée adorée avant que je te torde le cou ! »
Je crains le pire, me disant qu’en dernière extrémité je parviendrai peut-être à m’emparer du couperet dans ma cuisine et que le jury m’accordera la légitime défense, quand apparaît dans la cage d’escalier une petite bonne femme essoufflée coiffée d’un chignon.
« Popy, j’me suis gourée, l’huile est toujours chez moi, j’ai confusionné. Excuse, M’sieur, j’suis arrivée à temps, c’est qu’il a le sang vif, mon Popy. Excuse toi aussi, gros bêta !
- Excuse pour la gourance, et puis j’suis en manque d’épinards, alors j’ai pas les idées claires.
Au revoir Monsieur, au plaisir ! ».

Ouf, c’est réglé. Je regarde à mes pieds. Ne reste plus que le schtroumpf gémissant.
« Je suis sûr que j’ai au moins deux côtes schtroumpfées Ils m’ont laissé tomber, les lâches ! »
Bon, finalement, les schtroumpfs ne sont que des hommes. Humains, trop humains ? Je vais appeler des secours…


Le carillon retentit. Ils ont été rapides.
Je me dépêche, tourne la clé. Un homme est là.
« Je suis Godot. J’attends Estragon.
- Ben moi j’attends des secours…
- Nous attendons donc tous les deux. On m’a signalé la présence d‘Estragon chez vous…
- Qui est-ce, ce on ?
- Désolé, je suis journaliste, je ne donne pas mes sources…
- Je confirme la présence d’estragon, mais d’estragon venu du jardin.
- Je me fiche d’où il vient, il est là, c’est le principal. Je vais enfin pouvoir l’interviewer et tout savoir sur Vladimir.
- Je vous dis qu’il ne s’agit pas d’Estragon mais d’estragon.
- Je ne saisis pas la différence.
- Pourtant elle est capitale !
- Oui ou non, cet individu est-il entre vos murs ? »
Il sort un dessin de sa poche et le brandit sous mon nez.



« Ma réponse est non ! Un non catégorique, mon estragon c’est de l’herbe, ni plus ni moins ! »
Godot s’éloigne en ronchonnant
« Ces informateurs de mes deux… Bon, je le verrai sans doute demain… »
Je baisse les yeux. J’ai du mal à supporter le regard suppliant du schtroumpf écrasé. En plus, le paillasson, pour lui, ça doit être comme la planche d’un fakir ! Je retourne tout triste dans ma cuisine.


Mais ça n’est pas possible : on sonne encore à la porte !
Là ils sont deux.



Pas vraiment effrayants, bien propres sur eux bien qu'un peu débraillés.
« Je me présente. Je m’appelle Arnaud Poivre d’Arvor. Je cherche mon père disparu. Je suis accompagné de…
- Oui, je sais le fl…, oups, le policier à la retraite.
- C’est bien ça. La piste le mène chez vous. Regardez ce portrait-robot…



- Désolé, il y a confusion. J’héberge non pas un Poivre d’Arvor, mais un Poivre de Kampot.
- Ah bon ? Ce sera donc encore une affaire non élucidée. »
Dans l’escalier qu’ils dévalent je distingue quelques mots : mandat de perquisition, pas légal, j’m’en fiche



Je suis inquiet, le schtroumpf ne donne plus signe de vie. Que font les secours ?
Bon, c’est pas tout ça. Je vais enfin pouvoir déguster ma poêlée de cèpes. Je crois d’ailleurs qu’il va falloir que je la réchauffe… Las, on sonne encore. Ce sont certainement les braves samaritains.
En effet ce sont deux hommes en blanc. Je leur désigne le schtroumpf qu’ils ont failli achever de leurs mocassins en franchissant le seuil. Mais non, ce n’est pas lui dont ils se saisissent. C’est moi qui me vois encadré et tiré de force vers l’ambulance.
Pendant que le véhicule fonce vers je ne sais quelle destination j’entends des bribes de conversations. « Champignons… herbe… mais ce n’est que de l’estragon… des cèpes… tu as déjà entendu parler de cèpes hallucinogènes… préfère un vrai mycologue… on sait pas tout. »



Moi, je sais. Ça s’est vraiment passé comme je viens de l’écrire.

mardi 11 septembre 2018

Ah, beuchelle !

Pour une fois, les tomates devront se passer de moi pour leur accompagnement de fin de vie. Qu’elles patientent dans leur coin. Ce n’est pas parce qu’elles sont rouges de colère que je vais céder…
Aujourd’hui je vais préparer une beuchelle tourangelle.

Tourangelle ? Ce n’est pas si certain, car je lis sur Wikipédia : recette, inventée par Édouard Nignon au début du XXe siècle d’après la "beuschel" autrichienne. Je m’empresse donc de sortir de ma bibliothèque l’Heptameron des Gourmets que ce cuisinier lyrique avait fait paraître en 1919.
Pas de trace de beuchelle dans les fastueux repas décrits. En revanche, en feuilletant l’ouvrage, je tombe sur cette fascinante recette :

LE JAMBON DU COMTE DE BÉRU — Faites baigner le jambon pendant trois semaines dans de la lie de vin rouge de Bourgogne (du Corton ou du Musigny) Fumez-le ensuite pendant un mois dans une cheminée.
L’en ayant décroché, suspendez-le ailleurs pour un autre mois.
Ce temps écoulé, cuisez-le aux trois quarts dans de l’eau ; puis, après l’avoir dépouillé de sa couenne, couchez-le dans une braisière. où vous le laisserez reposer dans un bain de Corton. Achevez de cuire le jambon ; arrosez-le copieusement de son jus et glacez-le de quelques cuillerées de fine demi-glace.
Réduisez alors la cuisson au point voulu, passez-la à la mousseline, et mêlez-y un kilogramme de petites têtes de champignons cuites au beurre. À part, vous offrirez une fine purée de choux-fleurs.


J’imagine le descendant du comte s’attablant avec le commissaire San Antonio pour trancher la bidoche et écluser quelques litrons de Beaujolpif…



Mais foin de rêveries et de recherches, il me faut plutôt passer à l’action pour que tout soit prêt quand les invités arriveront…

Je commence par sortir un couteau d’office, une brosse et un torchon humide qui me serviront à parer les champignons : girolles et cèpes.
Bon, mission accomplie. Je réserve dans des bacs…

girolles, cèpes
Les deux bacs


Passons aux abats. Le plus long sera de s’occuper des pièces de ris de veau de cœur. Je les laisse tremper une heure dans l’eau glacée, renouvelant cette eau deux fois.

ris de veau, beuchelle
Ris à l'eau


Puis je dépose le ris dans une casserole d’eau froide salée, pose sur le feu jusqu’à un frémissement que je poursuis pendant une vingtaine de minutes.
Pendant que le ris vit sa vie, je découpe un rognon de veau dont je réserve les morceaux.

rognons, beuchelle
Rognons


Dans mon élan je dépouille et je hache trois petites échalotes du jardin.
Je sors le ris de veau et le plonge à nouveau dans l’eau glacée. Je le débarrasse les morceaux de leurs peaux.

ris de coeur
La pelisse, au vestiaire...


L’idéal serait de maintenant presser ces pièces sous un poids, mais je n’ai pas le temps. Il aurait fallu commencer la veille au soir, mais j’avoue qu’à une heure du matin je n’en ai pas eu le courage… Et puis les morceaux seront sous la sauce, alors la perfection du visuel ne s’impose pas. Je me contente donc de trancher et réserver au frais.
Je fais sauter dans une poêle les girolles dans une noix de beurre et une cuillerée d’huile d’olive. Je les sors et les réserve, remets huile et beurre dans la poêle pour continuer la préparation avec les cèpes parsemés d‘échalote. Quand les champignons commencent à roussir sur les bords, je verse un petit verre de sauvignon et poursuis la cuisson jusqu’à réduction complète.
Les cèpes viennent rejoindre les girolles dans leur bac, et j’assaisonne le tout d’une pincée de sel fin.
Je fais ensuite revenir à feu vif dans une autre poêle les découpes de rognon qui devront conserver un cœur saignant. Je les verse dans une passoire posée sur une bassine. Je les laisse s’égoutter.

Quand les invités sont arrivés, je fais légèrement colorer au fond de la poêle ayant servi à cuire les champignons les tranches de ris de veau dans du beurre mousseux. J’ajoute les découpes de rognon.
Puis je flambe avec un petit verre de cognac. Ça sent bon - quoi que… Je détecte un petit effluve de cochon que l’on épile… Ben oui, je n’ai pas retiré assez vite mon bras nu qui brandissait l’allumette !
Je verse trois cuillerées de crème fraîche épaisse d’Isigny et laisse réduire.

abats, beuchelles
Le groupe Abats


J’assaisonne et transvase au creux du plat de service chauffé au four à 70 °C.
Ce sont girolles et cèpes qui remplacent les abats dans la poêle. Je les recouvre de crème fraîche (cinq cuillerées) additionnée d’une pincée de sel qui va les remettre à température tout en réduisant. Quand la consistance de la sauce est devenue bien onctueuse, je prends une petite louche afin de disposer le contenu de la poêle par dessus ris et rognon dans le plat. Vite, un tour de moulin de poivre rouge de Kampot, une petite pluie parcimonieuse de persil frisé finement ciselé et je me dépêche de servir ma beuchelle avant qu’elle ne refroidisse.

beuchelle
Beuchelle


Ma petite-fille puînée s’est découvert une addiction pour le ris de veau dont il a fallu lui resservir du rab. Nul ne doutera que j’en suis fort aise. Quant à l’aînée, absente car retenue par des occupations extérieures, je ne saurai pas si elle partage ce penchant… Mais je l’espère sans trop y croire.



Le lendemain, je puis enfin reprendre mes recherches.
Je découvre un article fort documenté qui fait le point sur tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur la beuchelle sans jamais oser le demander.
https://www.cducentre.com/encyclopedie-La-beuchelle-tourangelle

Instructif, non ?
Puis je me souviens que dans mes rayons se cache aussi un second ouvrage d’Édouard Nignon, Éloges de la cuisine française, publié à L’Édition d’Art H.Piazza avec une présentation de Sacha Guitry en 1933. Je le retrouve, consulte l'index. La beuchelle répond bien présent.

Voici donc la recette telle qu’elle figure dans le chapitre Vendanges bourguignonnes. Elle participe à un grand menu parmi les hors-d’œuvre chauds entre les Caisses de Mauviettes au Chasseur et le Curry de Crevettes roses. On notera qu’il n’est aucunement fait référence à la région tourangelle, ni dans l’intitulé, ni dans le texte !

LA BEUCHELLE
Colorez au beurre, en les faisant sauter séparément, d’abord un rognon de veau émincé avec sel et poivre, puis une noix de ris de veau taillée en minuscules escalopes ; tenez le tout au chaud. Sautez également au beurre un émincé de 3 beaux cèpes ; quand ils sont bien dorés, ondoyez-les de quelques cuillerées de fin madère ; couvrez aussitôt, et, quelques secondes après, nappez de crème double épaisse, ajoutez sel, poivre, 6 cuillerées de glace de veau, et laissez les champignons s’enrober de cette crème. Quand ils vous paraîtront délicatement voilés, ajoutez rognon et ris de veau, amalgamez le tout, puis versez-le clans un flan de croustillant feuilletage ; saupoudrez de parmesan ce mélange et faites-lui prendre au four une belle couleur d’or. Servez ce mets sortant du four.


Je suis rassuré. Je n’ai pas trop trahi le maître… Modernisé simplement ! Pas vrai ?