Je tiens tout d’abord à préciser que je n’étais pas plus un de ces enfants prompts à pousser des cris d’orfraie si l’on touche le moindre poil à un lapinou, lui réservant plus d’empathie qu’envers des camarades harcelés, qu’un de ces arracheurs d’ailes de mouche ou tortionnaires de chats qui forment la pépinière des futurs tueurs en série. Mes rapports avec la gente lapine étaient empreints d’un humanisme poli sans affection particulière envers ces animaux d’un abord pas spécialement avenant. En effet le lapin agité d’un tic renifleur vous regarde d’un œil torve du fond de sa cage où sa principale occupation est de ronger les montants de bois déjà attaqués par ses salves pisseuses. Il faut toutefois reconnaître qu’il prend soin de se réserver un espace pour ses innombrables crottes qu’il propulse avec l’énergie itérative d’un Kalachnikov, sachant bien qu’une bonne âme viendra faire le ménage. Le lapin serait-il encore plus sournois que crétin ? Ce comportement de mitraillette à pattes se retrouve quand il sort de sa cage pour pratiquer des coïts furtifs avec ses voisines de palier. Bref, rien d’attirant, mais rien de vraiment rédhibitoire non plus. D’autant plus qu’à l’époque je ne connaissais pas le grand malfaisant qu’est le lapin d’appartement…
On comprendra donc que, si j’étais un peu contrarié par les lapinocides pratiqués par ma grand-mère, c’était plus par le déroulement de l’action que par le résultat final.
Car il s’agissait d’un combat titanesque entre une frêle femme âgée handicapée par une vue défaillante et une vigoureuse bête dopée par les herbes coupées au bord du fossé, les épluchures des légumes du jardin et le blé donné par un paysan en contrepartie du fermage d’un petit champ étriqué qu’il était le seul à pouvoir cultiver, en étant resté au labourage avec une paire de bœufs…
Qui n’a entendu le cri strident du lapin quand on essaie de l’extraire de sa cage manu militari ne peut imaginer la puissance que parvient à générer un aussi petit coffre… Visiblement, l’animal n’était pas dupe des intentions de mon aïeule. Tenu par les oreilles, il donnait d’impressionnants coups de reins avant de se trouver pendu par les pattes arrière ligotées à l’aide d’un bout de ficelle de chanvre et accrochées à un barreau de l’échelle qui menait au grenier.
Commençait alors la partie la plus critique de la cérémonie. La vieille femme se saisissait d’un bâton et tentait d’estourbir la jeune bête par un bon coup sur le crâne. Mais voilà, le lapin se débattait. Si les coups pleuvaient, ils n’atteignaient pas toujours leur cible, et pas avec l’énergie nécessaire…
Il arrivait quand même un moment où, je ne sais si c’est par épuisement de l’animal ou par le hasard d’un impact bien ajusté - peut-être les deux -, la victime devenait inerte. Alors ma grand-mère sortait de la poche de son tablier noir un couteau à la lame étrécie par maintes années d’affûtage et, plaçant un bol dans lequel elle avait versé une cuillerée de vinaigre, pratiquait l’énucléation du rongeur. L’œil roulait dans l’herbe, et le bol recueillait le filet de sang qui s’écoulait de l’orbite de l’animal agité de derniers soubresauts. Puis ce même couteau fendait le ventre dont s’échappaient tripes et boyaux, déjà les poules s’approchaient dans l’espoir de profiter de cette manne inespérée, et le vieux matou, amateur de melon mais pas vegan pour autant, rodait la queue dressée dans les parages. Il avait droit à une patte de lapin encore revêtue de son pelage avec laquelle il jouera au chat et la souris…
Ensuite la bête était dépouillée soigneusement, un marchand de peaux de lapin passant encore régulièrement dans le village pour les acheter.
Après…
Ben, après, il n’y avait plus qu’à le cuisiner.
Le premier jour, ma grand-mère se saisit d’une poêle, et se contente d’y faire sauter les cuisses qu’elle recouvre ensuite de persillade. Elle les accompagnera de la préparation rituelle du pays, des pois, c’est-à-dire des haricots cocos secs qui ont mijoté dans un petit pot en tôle émaillée au couvercle à charnière qu’elle a posée sur la cendre dans la cheminée à côté des tisons rougeoyants. Parfois elle dérogera en servant ce qu’elle appelle brocolis – des pousses tendres prélevées sur les choux à vache qui ont monté. Elle les sert alors tièdes arrosés d’huile de noix et d’un trait de vinaigre.
Le lapin est là, dans ma cuisine. Mais je n’ai pas à le tuer. Plus encore, il a été découpé par le volailler.
En revanche je fais comme ma grand-mère, je prélève les deux cuisses dans le paquet. Toutefois je vais un peu différer dans la préparation, car mon aïeule ne disposait pas de four en été, quand le fourneau à bois n’était pas allumé. Je bénéficie de l’eau et du gaz à tous les étages ! Eh oui, on n’arrête pas le progrès ! Alors, après avoir doré le lapin sur toutes ses faces, j’ajoute un petit verre de vin blanc dans la poêle que j’enferme emmitouflée d’une feuille de papier d’aluminium, et j’enfourne pour une vingtaine de minutes à 170 °C. Pendant ce temps je hache une poignée de persil et trois gousses d’ail. Je nettoie et tranche en quatre un quarteron de champignons de Paris et les fais revenir dans du beurre doux mousseux. Et, comme il faut vivre avec son temps, ce sont des feuilles de chou kale - la dernière récolte de la saison de ce légume au jardin – que je plonge dans l’eau bouillante salée pour cinq minutes puis dans de l’eau glacée avant de les réchauffer bien égouttées dans du beurre demi-sel.
Je sors la poêle du four, découvre les cuisses et les parsème de la persillade.
Il ne me reste plus qu’à dresser dans les assiettes…
Lapin à fond de kale |
Le lendemain, ma grand-mère cuisine un civet avec les autres morceaux de la bête.
Mais voilà, elle dispose du sang recueilli dans le bol pour lier la sauce au vin rouge de Chinon ou tout simplement au baco de la vigne d’un voisin. Moi, non…
Alors je décide de réaliser une gibelotte au vin blanc, en l’occurrence du chenin pour rester dans une ambiance Val de Loire.
Je dore les morceaux de lapin, y compris la tête dont j’ai réclamé que l’on ne me la jette pas, au fond d’une cocotte dans un mélange fumant d’huile et de beurre. Je les sors et les réserve.
Je jette la graisse, replace la cocote sur un feu apaisé, fais fondre une noix de beurre dans laquelle je fais suer deux échalotes ciselées. Je réintègre le lapin, dépose trois gousses d’ail dégermées et singe avec deux cuillerées de farine. Après avoir brassé le contenu, je verse la moitié de la bouteille de vin blanc et plonge un bouquet enfermant entre deux feuilles vertes de poireau du thym, du romarin, de l’origan, du laurier et des queues de persil. J’ajoute quelques baies de genièvres et de piment de la Jamaïque, un segment de poivre long et un autre de poivre Timiz. Tiens, il y a des oignons qui ont germé, pourquoi ne pas profiter de leurs pousses vertes. Sitôt pensé, sitôt fait… Je coiffe la cocotte et enfourne pour une demi-heure à 170 °C.
Je découpe une poignée de lardons dans de la ventrèche basque et j’émince une demi-douzaine de champignons de Paris. Le tout est jeté dans une petite poêle sur un mélange de beurre doux et d’huile d’olive. Une fois légèrement doré, je réserve.
La demi-heure est passée, je sors la cocotte et ouvre.
Cocotte et chaud lapin |
Parallèlement, j‘ai confectionné des gnocchis.
J’ai suivi la recette proposée dans le blog La Pistacheraie.
https://lapistacheraie.com/2017/01/17/recette-72-les-gnocchis-poire-gorgonzola/
Les proportions :
500 g de chair de pomme de terre en purée (ici de la bintje)
150 g de farine T55
1 jaune d’œuf
se révèlent parfaites, la pâte obtenue après un bon frasage étant ferme, malléable et pas friable, en un mot facile à travailler.
Je me suis lancé dans le façonnage sur la planchette.
Du travail sur la planche |
Je n’ai plus qu’à faire revenir à feu doux mes gnocchis dans une grosse noix de beurre demi-sel.
Ils commencent à dorer quand l’heure est arrivée de sortir ma cocotte du four. À l’intérieur je peux découvrir mon lapin baignant dans une sauce réduite.
Chaud lapin, le retour |
Carrément lapin |
Gnocchis qui se bousculent |
À table !
Un bras de lapin |