samedi 27 mars 2021

Os aux eaux

Pastre et sa cousine sont de sortie

Pastre est bien bedonnant, et pourtant il n’a guère que la peau sur les os. Sa cousine est vieille et desséchée, mais ne manque pas de cœur - ni de poumons…

Je crois bien que ces deux-là n’en pouvaient plus de patienter chez moi dans le désœuvrement, bien loin de leur Laguiole natal. Alors c’est décidé, aujourd’hui je m’occupe d’eux.

Tout d’abord force m’est de constater que la cousine a bien besoin d’être dessalée et que donc Pastre ne plongera pas seul dans le grand bain. Fort accommodante, elle s’est carrément mise en quatre pour cette gymnastique, même en six, mais les petits bouts supplémentaires ont fini illico dans mon estomac, extrémités disgracieuses, mais tentantes, dont je me régale.

pastre, saucisse cousine
Pastre et sa cousine pourfendue

Pastre et sa cousine s’immergent donc dans l’eau froide d’un grand faitout que je place sur la flamme. Ces deux-là y resteront encore une demi-heure après que le liquide a commencé à frissonner.

Pendant ce temps je prépare mes légumes de ma parcelle - il n’y a pas qu’en Aubrac que l’on peut cultiver son jardin, mes cocos - et le chou vert acheté au marché.


Pastre et sa cousine sont repêchés et regagnent la plaque ferme.

pastre, saucisse cousine
Sortie de bain

Je vide l’eau réceptacle de sel et la remplace par de l’eau fraîche, qui ne va pas tarder à entrer en bouillonnement. Pastre retourne dans son bain en compagnie d’un petit oignon piqué de clous de girofle, d’une feuille de laurier, d’une branche de thym, de quelques baies de genièvre et de Jamaïque, grains de poivre blanc et de cubèbe.

Trois quarts d’heure plus tard, j’ajoute la cousine et les légumes : le chou vert partagé en huit, quatre carottes fendues en deux, trois poireaux, un couple de petits navets, trois branches de céleri partagées en tronçons et quelques-unes de leurs feuilles, trois gousses d’ail violet. Et c’est parti pour encore trois quarts d’heure.

pastre, saucisse cousine
Sous les légumes..

Trente minutes avant cette fin de cuisson prévue, j’allonge sur la surface bloubloutante une dizaine de rattes que j’ai eu largement le temps d’éplucher pendant que Pastre et sa cousine se laissaient bercer mollement par les flots.


Moi-même j’allais me laisser aller doucement à la rêverie quand une sonnerie m’a rappelé qu’il était temps de me saisir de l’araignée pour évacuer Pastre, sa cousine, et sa suite de légumes pour les disposer sur le plat.

Cinq minutes plus tard, c’est chose faite.

pastre, saucisse cousine
Pastre hautain

Je passe ensuite au cérémonial, proche de celui du haggis : d’une lame acérée, je fends la panse qui laisse voir son contenu, ici des os de travers et queue de porc. J’ai droit quand même à mes poumons et mon cœur, mais c’est la cousine qui me les offre…

pastre, saucisse cousine
Pastre désormais lui aussi pourfendu


Une fois le plat sur la table, c’est à chacun n’aller prélever son dû. 

pastre, saucisse cousine
C'est mon choix

Ce repas rustique et roboratif est fort plaisant. Le pastre contient des morceaux de queue en nombre suffisant pour que leur couenne confère une rondeur parfumée. Je n’avais pas fait ce constat dans une expérience précédente de ce produit en 2017 - comme le temps passe, mon pauvre monsieur... La recette aurait-elle évolué ?

Vive l’Aubrac ! Surtout sur ma table…


J'aurais aimé pouvoir clamer depuis mon balcon ; "Vive l'Aubrac ivre !"

Malheureusement d'une part je n'ai pas de balcon et d'autre part je n'arrive pas  à retrouver ce vin de Marcillac à la robe sombre et violacée dont les arômes si particuliers me réjouissaient qu'en j'en achetais jadis à côté de la rue Mouffetard chez mon bougnat, tout près de l'église Saint-Médard... Même si la bouteille de Marcillac aux notes de fruits rouges et de cassis qui accompagnait Pastre et sa cousine était plutôt agréable...


mardi 23 mars 2021

Fendlahoule

Il y avait foule pour la première de la pièce d’Edmond Rostran : FENDLAHOULE.

Les pouces-pieds s’étaient bousculés pour avoir une place, des saint-pierre et des anges de mer lançaient des lazzi depuis le paradis sous l’œil désolé des pèlerins, des soles s’étendaient voluptueusement sur le parterre, les baignoires débordaient, des morues sortant de chez le merlan paradaient accompagnées de leurs maquereaux, des torpilles et des exocets avaient forcé brutalement l’entrée alors que les anguilles s’étaient faufilées discrètement sans payer - ce qui n’était pas le cas d’une bande de congres qui avaient acheté des billets revendus à prix d’or par des requins sans scrupule.

Bref, le Tout-Thalasso était là pour applaudir l’espadon Fendlahoule qui déclamait son Hymne à la Lune.

«  […]

Et ce cri qui monte de la mer

Ce cri, c’est tel cri d’amour pour ta lumière

C’est un si furieux et grondant cri d’amour

Pour cette chose d’argent qui remplace le Jour,

Et que tout veut ravoir : l’algue sur ses récifs

Les vagues soulevées par un attrait si vif

À chaque marée, l’anémone en ses brins délicats

Et les moindres galets dans leurs moindres micas

C’est tellement le cri de tout ce qui regrette

Ta lueur, ton reflet, ta pâleur, ton aigrette

Ou ta perle ; le cri suppliant par lequel

La plage asséchée veut un disque dans le ciel,

Au moins un blême croissant pour titiller les flots.

Une aumône de lumière donnée au matelot,

Un banc de sardine fulgurant par tes soins,

La joie d’une bonite t’apercevant au loin,

La prière d’un poulpe qui t’implore de ses bras,

Tout ce peuple de la mer qui réclame ton aura,

C’est bien pour lui que je pousse un tel cri,

Le rostre en avant bravant le ciel surpris.

Ce cri, qui vers les étoiles monte en me traversant,

C’est tellement le cri de tout ce qui se sent

Comme mis en disgrâce au fond d’un vague abîme

Et nageant dans le noir sans savoir pour quel crime ;

Le cri d’effroi, le cri d’ennui… 


Eh c’est toi qui nous ennuies avec ton gros pif ! »


C’était un ventripotent mérou qui venait d’interpeller Fendlahoule depuis le fond de la salle.


«  Ah ! non ! c’est un peu court, jeune homme !

On pouvait dire… Oh ! Dieu !… bien des choses en somme…

En variant le ton, – par exemple, tenez :

Agressif : « Moi, Monsieur, si j’avais un tel rostre,

Il faudrait sur-le-champ que je me l’amputasse ! »

Amical : « Mais il doit en faire de la casse,

Pour ne rien briser, enfilez un condom ! »

Descriptif : « C’est un braquemart, en somme…

Que dis-je, plus qu’un braquemart, une grande flamberge ! »

Curieux : « De quoi sert cette si longue verge ?

De châtier les fautifs ou faire choir les fruits ? »

Musicien : « Une telle trompe doit faire tant de bruit

Que le reste de l’orchestre ne peut que déguerpir ! »

Médical : « Pour une plaie en séton on ne trouve pas pire,

Un tel port d’arme se doit d’être condamné ! »

Prévenant : « Gardez-vous, votre tête entraînée

Par ce poids, de tomber en avant sur les fonds ! »

Insultant : « Ôte-toi de ma vue, bouffon,

Rien que de voir ton nase j’ai envie d’me casser ! »

Inquiet : « Or ça, Monsieur, lorsque vous embrassez,

Ne craignez-vous pas, d’un grand coup de ce nez,

De crever le pauvre œil de votre dulcinée ? »

Connaisseur : « C’est l’obélisque - en plus grand ! »

Répressif : « Faites-vous le scier pour rentrer dans le rang ! »


Enfin, parodiant Cyrano parodiant Pyrame en un sanglot :

« Le voilà donc ce rostre qui des traits de son maître

A détruit l’harmonie ! Il en verdit, le traître ! »


–  Voilà ce qu’à peu près, mon cher, vous m’auriez dit

Si vous aviez un peu de lettres et d’esprit

Mais, c’est bien triste, en ce jour de fête,

On ne peut pas dire que l’esprit de mérou pète !


Las, quelques semaines plus tard ce malheureux espadon a fini dans mon assiette.

Mais que l’on se rassure, je l‘ai traité avec le respect qui lui était dû. Sa darne préalablement assaisonnée de fleur de sel de l’île de Ré un quart d’heure auparavant a connu de brefs allers-retours au fond d’une poêle barbouillée d’huile d’olive, feu vif baissé à flamme moyenne après le dépôt. Après quatre ou cinq minutes le poisson était cuit.

Pour l’accompagner j’avais préparé un riz pilaf au curry : un riz à longs grains de cuisson 20 minutes nacré dans de l’huile d’olive avec un petit oignon ciselé finement, deux gousses d’ail et une petite cuillerée de curry, puis arrosé du double de son volume de bouillon de volaille. Après avoir fait plonger une feuille de laurier et une branche d’origan, j’ai recouvert d’un disque de papier siliconé percé en son centre, coiffé la casserole et enfourné pour 20 minutes au four à 170 °C.

Avant le dressage j’ai partagé la darne an quatre, en enlevant arête et peau.

Dans les assiettes, une pluie de ciboulette du jardin ciselée sur le riz et une pincée de piment d’Espelette sur l’espadon. Et la sauce disposée à côté : une Tequila Lime Cocktail Sauce qui m’a semblé parfaite pour relever ce plat avec sa touche d’exotisme. 


Une tranche de citron vert en accord afin d’ajouter une pointe d’acidité si besoin ou envie.

espadon, riz au curry, tequila lime cocktail sauce
FENDLAHOULE

Dans un dernier souffle le théatreux des mers m’a déclamé :

« N’ai-je tant vécu que pour cette infamie ? »

Infamie, infamie, est-ce que j’ai une gueule d’infamie ? C’était très bon !



samedi 20 mars 2021

Déshonoré de Bazas

J'ai narré ma déception après ma dégustation d’une entrecôte labellisée de Bazas.

https://sosgrisbiche.blogspot.com/2021/02/deux-boeufs.html

Je n’avais pas manqué de laisser cette appréciation rageuse sur le site de vente :

Je me réjouissais de pouvoir déguster le renommé bœuf de Bazas. Las ! Quand j’ai ouvert le sachet de ce qui était censé être une tendre et savoureuse entrecôte, j’ai découvert des îlots de chair sanguinolente reliés par des cordons de gras (ce qui n’aurait pas été pour me déplaire si celui-ci s’était révélé goûteux et fondant…) mais surtout par des rubans d’aponévrose. Bref, mon entrecôte avait comme des airs de médiocre basse côte. Toutefois j’ai apporté tout mon soin à sa cuisson afin de juger sans parti pris : mise à température ambiante avant d’être étendue sur une poêle ointe d’une larme d’huile d’arachide - bien chaude mais pas trop afin de ne pas brusquer la viande - puis, une fois saisie sur les deux faces, baisse de la flamme avant ajout d’une grosse noix de beurre afin de nourrir la pièce en l’arrosant en continu. Et bien entendu repos avant de déguster. Eh bien, en dépit de ces précautions, je me suis trouvé confronté à une véritable carne résistant férocement à la mastication et même à la lame d’un couteau fraîchement affûté. Même le cœur exigeait une pénible mastication, ce bœuf n’ayant visiblement subi aucune maturation. Après la dégustation - enfin plutôt la bataille… -, tel que pour l’artichaut de Coluche, l’assiette était encore plus pleine qu’au départ à la fin du repas, tant on y retrouvait de monceaux mêlant débris incomestibles divers et bouchées post-masticatoires abandonnées dans un triste renoncement. Il y a bien longtemps que je me suis trouvé confronté à une telle barbaque ! Dans un souci d’objectivité, je n’ai pas posté ex abrupto l’unique étoile que méritait un tel désastre et ai attendu de consommer les faux-filets ainsi que le rumsteck que le carnivore assumé que je suis avait eu la mauvaise idée de commander dans la foulée. J’ai souhaité les tester avant de fournir mon estimation définitive de la prestation de ce mal éleveur et surtout mal en boucher. Dans ma bienveillance, je monte donc à deux étoiles, car si la viande était toujours aussi coriace et épuisait les muscles maxillaires, si le rare gras (au fait, n’est-ce pas la saison du bœuf gras à Bazas ?) était aussi peu savoureux, en revanche la proportion de déchets était contenue dans des limites raisonnables, même si ce fait ne relève pas de la performance pour de tels morceaux. De retors vegans auraient-ils saboté mon colis afin de sanctionner mes penchants carnassiers ?

Le lendemain je recevais un appel téléphonique de l’éleveur, visiblement traumatisé par ma diatribe. Il jura ses grands dieux qu’il n’y comprenait rien, qu’il était coutume de couvrir de louange les pièces qu’il expédiait, que la maturation était effectuée comme il se doit, que le boucher chargé de l’abattage et de la découpe bénéficiait de toute sa confiance après des années de collaboration, bref que mon insatisfaction était inexplicable. Et, finalement, après une conversation fort heureusement empreinte de courtoisie réciproque, il me proposa de retenter une dégustation : je devais effectuer une nouvelle commande dont il me remboursera le montant. Et allez, tope-là au bout du fil, façon accords de maquignon…

Un peu plus d’une semaine plus tard je recevais une grosse côte de bœuf de plus de 1600 g, d’épaisseur modeste malheureusement, car sa surface était imposante, à tel point que la pièce n’entait pas entièrement dans ma plaque en inox.

côte de boeuf, Bazas, blonde d'Aquitaine
Quand une blonde se fait scier...

Le prix de ce morceau étant un peu plus du double de celui de l’entrecôte, il s’agissait d’une façon plutôt adroite de s'acquitter du contrat… Allais-je battre ma coulpe, revenant sur une impression qui, après tout, ne reposait peut-être que sur un incident exceptionnel ?

Ouais, ça commençait plutôt mal… La viande offrait la même tendance à se disloquer que celle de l’entrecôte, et toujours une absence de persillage. Enfin, je verrai bien…

La pièce est trop grande pour la poêle, même celle de 32 cm. Aussi la cuisson aura-t-elle lieu sur le gril. Je rencontre rapidement un problème : un ruban d’aponévrose se contracte, éjectant un muscle vers le haut et l’éloignant de la surface du gril. Il me faut appuyer pour permettre un contact. Et chaque fois que je retourne la pièce cette manœuvre relève de l’acrobatie tant les différents muscles se désolidarisent, retenus seulement par des rubans qui tirent à hue et à dia… J’arrive après une féroce répression à allonger (presque) ma côte de bœuf sur la planche en bois.

côte de boeuf, Bazas, blonde d'Aquitaine
Même pas capable d'être à plat !

Je découpe. Dans les assiettes, c’est encore le combat, moult déchets sur le champ de bataille, et les mêmes crampes maxillaires que pour la non regrettée entrecôte…

Nous nous sommes consolés avec des pommes de terre grenailles aux cèpes sautées dans le beurre demi-sel. J’avais noyé ces tubercules accompagnés de tranches de champignon séchées sous de l’eau à hauteur, ajouté une grosse noix de beurre et une gousse d’ail ciselée. Première cuisson à couvert sur la flamme une dizaine de minutes avant d’enfourner à 170 °C pour un quart d’heure, l'eau finissant de s'évaporer. J’ai terminé en faisant tomber un peu de persil. 

grenailles, cèpes
Grenailles

Et, ça, c’était bien bon…

Je ne comprends pas la pluie d’éloges sur le site de vente de cette viande. Il y en a trop pour qu’ils soient de complaisance. Or je ne vois que Requin, l’ennemi de James Bond, qui puisse trouver de la tendreté dans une telle bidoche !


Alors je donne ma langue au chat - sans crainte, car il préfère les sachets… - et ne cherche plus à approfondir ce mystère. N’empêche que je me sens bien ennuyé, car le deal était de toute vraisemblance d’éponger les traces d’un assassinat par l’ajout d’une appréciation plus positive. Le pire est que cet éleveur m’a semblé de bonne foi dans sa défense orale. Que faire pour ne pas être trop cruel ?


D’autant plus qu’entre-temps j’avais voulu laisser une chance à ce Bazas déshonoré.

J’avais testé une autre entrecôte provenant d’une bête quant à elle non pas de race Blonde d’Aquitaine, mais Grise de Bazas. Elle provenait d’un boucher de Mérignac.

entrecôte de boeuf, grise de Bazas
Grise de Bazas

entrecôte de boeuf, grise de Bazas
Grise dorée

Eh bien c’était un bonheur que de la déguster : elle était goûteuse, tendre avec juste la mâche qu’il fallait, bien entrelardée d’une graisse aux parfums de moelle qui fondant dans la bouche. Quant aux déchets, ils étaient pratiquement inexistants. 

entrecôte de boeuf, grise de Bazas
Tendre bovin

Le jour et la nuit avec l’autre carne…

Même un vulgaire accompagnement de chips n’a pas réussi à ternir ce festin. C’est dire !


Alors la blonde, bazadaise de pacotille, va te rhabiller !


lundi 15 mars 2021

Naïves anguilles

 

Quatre anguilles se morfondaient non loin de Port-La-Nouvelle.

«  Ah, les copines, vous n’en avez pas ras le bol de cet endroit ?

-  Ça, c’est bien vrai l’Hérault, c’est zéro !

-  On stagne comme c’est pas possible, vivement que l’on se tire… »

Mais voilà, elles étaient encore bien jaunes et pas suffisamment argentées pour prendre le large. Jaunes et naïves… Quand le beau Toni leur susurra « Entrez dans ma capechade et je vous promets de vous faire voyager… » elles foncèrent tête baissée, toutes frétillantes d’espoir. Quelques heures plus tard, c’était « Bienvenue chez Chronofresh, zou, on y va ! ».

«  On y va, mais z’où ?

-  Ben j’sais pas, le tri est automatique, pas le temps de regarder… »

Le lendemain matin elles étaient chez moi - belles, sans ornements, dans le simple appareil d’une beauté dans le dernier sommeil.

 

Je les ai délivrées de leur suaire transparent où, en quête d’espace, elles n’avaient trouvé que du vide, et les ai déposées respectueusement sur l’inox.

anguilles
Jaunes anguilles

Une première anguille est allongée désormais sur une planche. Je m’apprête à la parer. Je me sens un peu désorienté de passer du bistouri poitevin au scalpel francilien. Quand je reviens de mon marché provincial je dois me battre avec des anguilles encore bien vivaces, devant cet animal inerte j'ai l’impression de me livrer à une agression sournoise. Certes il peut sembler plus facile de retirer la peau quand on ne doit pas faire la peau auparavant. Mais, je ne sais pourquoi, le sang mort s’écoule plus tristement que le sang vivant et cette pelisse semble s’accrocher avec une vigueur d’autant plus grande que l’âme s’éloigne…

À tel point qu’il me faut perfectionner ma technique. L’usage d’un torchon ne suffit pas pour maintenir le derme gluant durant la traction. Je commence à désespérer jusqu’à ce qu’enfin je réalise que ma pince à désarêter devrait permettre une saisie plus efficace. Et c’est bien le cas. Quelques minutes plus tard ne restent plus sur la planche qu’un torchon ensanglanté et mes instruments opératoires.

anguille
Après avoir serré la pince

Les déchets sont dans une plaque à débarrasser, et mes tronçons d’anguille sont plongés dans une eau glacée additionnée d’une cuillerée de vinaigre.

anguille
Tronçons et glaçons

Mes préparatifs ne sont toutefois pas terminés. Je taille une carotte en brunoise, préservant quelques rondelles pour le visuel, et partage en tranches d’environ 2 mm d’épaisseur le blanc de deux poireaux dont je me procure aussi un peu de julienne à partir du vert profond d’une feuille. J’escalope cinq champignons de Paris - pas de la première fraîcheur, les bougres, mais le parfum y est. Je découenne et découpe en petits lardons un morceau  peu épais de poitrine séchée portugaise.

Je passe à la cuisson de ce que j’espère être une savoureuse matelote d’anguilles.

Je verse au fond d’un sautoir un trait d’huile d’olive et une noix de beurre, ajoute les lardons et la couenne. Je fais suer la carotte et le poireau en les assaisonnant d’une pincée de sel. Pendant ce temps je sèche mes tronçons d’anguille à l’aide d’un torchon avant de les fariner abondamment. Je secoue afin d’enlever l’excédent de T55 et balance dans le sautoir. Je hausse la flamme et retire les morceaux d’anguille à l’aide d’une araignée dès qu’ils commencent à être colorés sur toutes les faces. Je réserve.

Je verse une bouteille de vin d’Anjou rouge. Je déglace en grattant le fond du sautoir avec une maryse. J’introduis une feuille de laurier, une branche de thym, une extrémité de romarin. Dans un mortier j’écrase sur une pincée de gros sel deux clous de girofle, une petite cuillerée de graines de coriandre, autant de grains de cubèbe et de poivre rouge. Je vide sur le vin qui commence à bouillir. Je compète d’une bonne pincée de quatre-épices.

Je laisse réduire du tiers environ avant de verser un petit verre d’armagnac. J’approche une allumette et ça flambe à merveille. Oups, attention à la hotte et son filtre en carbone ! Je coiffe d’un couvercle pour modérer cette ardeur dangereuse…

Bon, je peux provisoirement retirer ce couvercle secourable pour réintroduire les tronçons d’anguille. J’en profite pour étendre les tranches de champignons.

matelote d'anguilles
Et arriva le champignon...

Je laisse cuire à couvert trois minutes, puis décoiffe afin que la réduction se poursuive. Dix minutes plus tard, les anguilles commencent à émerger comme des rochers à marée basse, et je pense que c’est le moment de recouvrir ces éminences (plus ou moins grises…) des petites feuilles d’oseille prélevées le matin même au jardin - un clin d’œil vers les anguilles au vert qui devrait ajouter une touche de fraîcheur et une note d’acidité bien venue. Et tant qu’à faire, arrive aussi un brin de persil.

matelote d'anguilles
Un peu d'oseille pour ces anguilles pas argentées

Encore trois minutes, le couvercle revenu, juste le temps de faire tomber l’oseille (et tire-toi…). J’écarte le sautoir du feu.

Je le réserve au frais jusqu’au lendemain, laissant les osmoses s’en donner à cœur joie.



*

*

*

L’heure GMT (Géniale Matelote Tentante) est arrivée.

Première chose : cuire des pommes de terre aptes au pompage de sauce pour accompagner la matelote. J’espère que ces Jazzy, un peu grosses pour des grenailles qu’elles prétendent être, feront l’affaire et joueront bien leur partition…

Je sors ma matelote endormie de sa réfrigérante geôle et la réveille d’un petit jet de vieux balsamique de Modène, histoire de lui redonner aussi un peu de couleur supplémentaire en plus de la sucrosité et la pointe d’acidité.

Je la réchauffe à feu moyen.

Les pommes de terre sont cuites, il faut les peler rapidement, quitte à se brûler les doigts. De son côté la matelote voit sa sauce onctueuse frémir dans des reflets brillants. Je goûte : une pincée de sel, un tour de moulin de poivre rouge de Kampot, et ce sera parfait.

 

mateloted'anguilles
Du réchauffé ?

N’ai-je rien oublié avant de dresser ?

Ah, si. J’ai vu qu’il restait un morceau de pain d’épices maison. Il était un peu sec et manquait de sucrosité, mais il sera parfait pour un second clin d’œil vers la belgitude : après l’anguille au vert, la carbonade. Je découpe deux triangles que je tartine de moutarde forte. Je les ajouterai au centre des assiettes.

D’ailleurs il est temps de passer à l’acte. J’évacue la feuille de laurier, le thym, le romarin, qui ont terminé leur rôle de parfumeurs et prélève la matelote dans le sautoir à l’aide d’un pochon que je déverse dans les assiettes. Je pose les pommes de terre, plante le triangle de pain d’épices. Je parsème du persil ciselé que j’avais préparé quelques minutes auparavant.

À table !

 

matelote d'anguilles
Matelote d'anguilles, presque au vert

C’est qu’elles sont bonnes, ces anguilles sudistes. Presque autant que celles du Marais Poitevin.

Et je ne me suis pas ridiculisé en les cuisinant. Non,  je refuse que l’on me noie avec ces anguilles savoureuses dans l’amer des sarcasmes !

dimanche 14 mars 2021

Frémabaisse de haddock

 Ce haddock sentant bon le hêtre chaud et maquillé de rocou, j’ai décidé de le faire voyager vers le Sud.

Pour ce faire, non point une bouillabaisse - cette chair fragile ne saurait bouillir et son destin n’est pas de fournir un fumet parfumé - mais une frémabaisse

Je déshabille de leurs premières feuilles souillées de terre trois poireaux arrachés le matin même du jardin et les passe sous le jet avant d’en prélever des sifflets taillés dans le blanc et le début des feuilles vertes. J’épluche une quinzaine de pommes de terre, des rattes du Touquet. Je les dépose avec les découpes de poireau au fond d’une grande poêle sur une couche d’huile d’olive. Je recouvre d’eau à hauteur. J’ajoute une pincée de gros sel, une petite cuillerée de cinq-épices à la note anisée, une gousse d’ail, une feuille de laurier, une branche de thym, une autre de romarin. Je fais tomber une grosse noix de harissa et termine en faisant pleuvoir une douzaine de filaments de safran.

Je pose sur une flamme et laisse cuire doucement sans couvercle une vingtaine de minutes. Je vérifie : les légumes sont cuits et le liquide a réduit de moitié, prenant de l’onctuosité… Je réserve.

Je partage mon filet de haddock en quatre et pose ces morceaux sur une autre poêle. Je les noie dans de l’eau non salée. Sur une petite flamme je porte à frémissement. J’éteins et laisse le haddock poursuivre sa cuisson le temps de remettre les légumes à température dans leur bouillon. Quand ce dernier commence à bloublouter, je peux passer au dressage de mes deux assiettes.

Je dispose mon mélange de rattes et de sifflets de poireau. Je demande à cette garniture de faire une petite place aux morceaux de haddock que je prélève avec une araignée en les laissant bien s’égoutter. J’enlève le laurier et les tiges d’aromates et répartis le jus parfumé entre les deux assiettes.

Un petit tour de moulin de poivre rouge, et je troque mon tablier de gâte-sauce contre celui de loufiat pour poser les deux assiettes sur la table. 

haddock, safran
Frémabaisse de haddock

Nouvelle métamorphose : je me transforme en critique culinaire. Ce plat aux couleurs chaleureuses est agréable, regorgeant de parfums. Il sent bon le Sud. Mais surtout l'excès de sel que je craignais, ayant exclu la présence de lait dans la cuisson du haddock, n’est pas du tout présent.

Je me drape ensuite de la cape de l’interviewer. « Hum, c’est très bon ! ». Je note sur mon calepin pour l'article à venir.

Je poursuis en endossant mon costume de statisticien - éminent, bien entendu. 100 % de satisfaits.

Enfin j’arbore mes plumes de paon et fais la roue… Qu’est-ce que j’ai été créatif dans cette frémabaisse de haddock ! Et j’ai même incorporé une petite cuillerée d’amour… C’est-y pas l’excellence ?

Dessert, café, et même pas d’addition.


lundi 8 mars 2021

Pas veau, mais raie vaut veau

Pas veau, mais tonnato quand même.

Quand j’ai vu l'épaisse tranche de raie découpée par le poissonnier, j’ai eu envie de la traiter autrement qu’une de ces ailes que je déguste le plus souvent à la grenobloise ou même tout simplement arrosées de beurre fondu citronné.

L’idée m’est alors venue d’en servir la chair froide recouverte de cette savoureuse sauce au thon qui relève si bien les fines feuilles de veau froid dans le vitello tonnato.

Le lendemain de l’achat de la raie - ce poisson est meilleur légèrement maturé… - je me lance dans la préparation qui me trotte dans la tête.

Je commence par la cuisson à la vapeur de mon aile de raie.

Dans le bac récepteur d’eau j’ajoute un demi-citron dont j’exprime un peu de jus. Dans le bac perforé j’allonge mon aile de raie assaisonnée de beaucoup d’épices afin de lui insuffler suffisamment de caractère pour n’être pas dominée par la sauce : après une chute de gros sel sur les deux faces, j’ajoute baies de la Jamaïque, poivre long, poivre de cubèbe, clous de girofle et, côté herbes, feuilles de laurier, thym, sauge.


raie, sauce tonnato
L'aile du désir

Je programme un quart d’heure de cuisson.

Je décoiffe, la raie semble cuite à point.

raie, sauce tonnato
Un coup dans l'aile


Quand j’enlève les peaux et décolle la chair des cartilages, j’obtiens la confirmation de cette réussite.

Je réserve ma chair de raie au sein d’un récipient que je place au frais. Ce n’était pas la meilleure idée du jour, comme l‘avenir me le prouvera…

raie, sauce tonnato
Zou, en boîte !

Puis je transvase une partie de l’eau ayant recueilli les retombées de la cuisson dans une petite casserole. J’y dépose une petite cuillerée de fond de veau en pâte, porte à ébullition et laisse réduire une dizaine de minutes. Une fois refroidi, je réserve au frais.

Je prépare deux œufs durs dont je prélève les jaunes.

Tous les ingrédients sont bien froids. Je peux passer à la confection de la sauce tonnato.

Dans mon minipréparateur je verse :

- le contenu d’une boîte de 160 g de thon germon à l’huile d’olive de la conserverie La belle iloise

- la moitié d’une petite boîte de 50 g de filets d’anchois à l’huile de la marque Micéli

- deux jaunes d’œufs durs

- une cuillérée de câpres au vinaigre

- le jus d’un citron vert

- un petit verre de ma réduction d’eau de cuisson de la raie avec le fond de veau

- quelques tours de moulin de poivre rouge de Kampot.

Après une succession d’impulsions tant dans la fonction moulin que dans la fonction mixeur j’obtiens une onctueuse crème parfumée.

Que je continue à monter en ajoutant des traits d’une huile d’olive que j’ai choisie bio mais sans grand caractère car elle n’est pas là pour jouer les stars - une Carapelli que j’utilise principalement pour la cuisson.


Bon, ma sauce est parvenue à la consistance souhaitée, je peux passer au montage des assiettes.

Et c’est là que je me rends compte de ma sottise : en se refroidissant, mes prélèvements de chair de raie se sont raidis et agglomérés, collés qu’ils sont par leur gélatine. Impossible d’étaler côte à côte les filaments bien alignés comme j’ambitionnais de le faire.

Je dois me contenter de disposer tant bien que mal des morceaux plus ou moins disparates au milieu de mes assiettes. Je me console en me disant que ce n’est pas trop grave, car le goût ne sera pas pour autant modifié, et que de toute façon la sauce viendra masquer la construction. Néanmoins, je n’aurai pas la surface plane s’approchant de celle caractérisant le vitellin tonnato. C’est d’autant plus stupide que, comme il s’agit d’un plat froid, j’aurais pu placer immédiatement sur l’assiette la chair de raie encore chaude et souple, et même, au besoin, égaliser avec un aplatisseur. Je le saurai pour la prochaine fois - s’il y en a une…

Je ne dois pas baisser les bras dans mon entreprise pour autant. Comme pour le plat classique, après avoir nappé de sauce tonnato, je parsème de câpres et dispose un quintet de caprons.

Caprons… C’est fini ? Que nenni, suit un trio de larges feuilles de persil plat. Une pincée de piment d’Espelette tombée en pluie vient cerner le tout, prête à s’offrir pour relever une bouchée.

Et je termine en plantant victorieusement au sommet le drapeau d’une mince tranche de citron vert.

raie, sauce tonnato
Raie tonnato


L’association fonctionne très bien. Il y aura peut-être une prochaine fois…


jeudi 4 mars 2021

La Falette, nous voilà !

Ce soir, je voulais me libérer des tâches culinaires.

Heureusement La Falette avait débarqué. Sous forme de deux belles tranches que j’ai déposées sur une poêle, les laissant dorer baignées de beurre - lui aussi auvergnat - dans un joyeux grésillement.

Mon seul travail fut d’ouvrir la prison glaciale où La Falette était incarcérée et de permettre à cette poitrine d’agneau gonflée de chair et de blette d’enfin respirer à l’aise en la débarrassant de son carcan.

falette


Pour l’accompagner, des lentilles sont arrivées de conserve.

Mon seul travail fut de les enrichir d’une noisette de beurre et d’un tour de moulin de poivre.


J’ai pris quand-même la peine de faire tomber une pluie de persil ciselé. J’ai obtenu ainsi sans peine deux sympathiques assiettes.


falette
Et d'une !

falette
Et de deux !


Je sais bien qu’avec La Falette mon talent de cuisinier n’épatera pas la galerie…

M’en fiche, nous nous sommes régalés !