Quatre anguilles se morfondaient non loin de Port-La-Nouvelle.
« Ah, les copines, vous n’en avez pas ras le bol de cet
endroit ?
- Ça, c’est bien vrai l’Hérault, c’est zéro !
- On stagne comme c’est pas possible, vivement que l’on
se tire… »
Mais voilà, elles étaient encore bien jaunes et pas suffisamment
argentées pour prendre le large. Jaunes et naïves… Quand le beau Toni leur susurra
« Entrez dans ma capechade et je vous promets de vous faire voyager… »
elles foncèrent tête baissée, toutes frétillantes d’espoir. Quelques heures
plus tard, c’était « Bienvenue chez Chronofresh, zou, on y va ! ».
« On y va, mais z’où ?
- Ben j’sais pas, le tri est automatique, pas le temps de
regarder… »
Le lendemain matin elles étaient chez moi - belles, sans
ornements, dans le simple appareil d’une beauté dans le dernier sommeil.
Je les ai délivrées de leur suaire transparent où, en quête
d’espace, elles n’avaient trouvé que du vide, et les ai déposées
respectueusement sur l’inox.
Jaunes anguilles |
Une première anguille est allongée désormais sur une planche. Je m’apprête à la parer. Je me sens un peu désorienté de passer du bistouri poitevin au scalpel francilien. Quand je reviens de mon marché provincial je dois me battre avec des anguilles encore bien vivaces, devant cet animal inerte j'ai l’impression de me livrer à une agression sournoise. Certes il peut sembler plus facile de retirer la peau quand on ne doit pas faire la peau auparavant. Mais, je ne sais pourquoi, le sang mort s’écoule plus tristement que le sang vivant et cette pelisse semble s’accrocher avec une vigueur d’autant plus grande que l’âme s’éloigne…
À tel point qu’il me faut perfectionner ma technique. L’usage
d’un torchon ne suffit pas pour maintenir le derme gluant durant la traction. Je
commence à désespérer jusqu’à ce qu’enfin je réalise que ma pince à désarêter
devrait permettre une saisie plus efficace. Et c’est bien le cas. Quelques
minutes plus tard ne restent plus sur la planche qu’un torchon ensanglanté et
mes instruments opératoires.
Après avoir serré la pince |
Les déchets sont dans une plaque à débarrasser, et mes tronçons d’anguille sont plongés dans une eau glacée additionnée d’une cuillerée de vinaigre.
Tronçons et glaçons |
Mes préparatifs ne sont toutefois pas terminés. Je taille une carotte en brunoise, préservant quelques rondelles pour le visuel, et partage en tranches d’environ 2 mm d’épaisseur le blanc de deux poireaux dont je me procure aussi un peu de julienne à partir du vert profond d’une feuille. J’escalope cinq champignons de Paris - pas de la première fraîcheur, les bougres, mais le parfum y est. Je découenne et découpe en petits lardons un morceau peu épais de poitrine séchée portugaise.
Je passe à la cuisson de ce que j’espère être une savoureuse
matelote d’anguilles.
Je verse au fond d’un sautoir un trait d’huile d’olive et une
noix de beurre, ajoute les lardons et la couenne. Je fais suer la carotte et le
poireau en les assaisonnant d’une pincée de sel. Pendant ce temps je sèche mes
tronçons d’anguille à l’aide d’un torchon avant de les fariner abondamment. Je
secoue afin d’enlever l’excédent de T55 et balance dans le sautoir. Je hausse la
flamme et retire les morceaux d’anguille à l’aide d’une araignée dès qu’ils
commencent à être colorés sur toutes les faces. Je réserve.
Je verse une bouteille de vin d’Anjou rouge. Je déglace en
grattant le fond du sautoir avec une maryse. J’introduis une feuille de
laurier, une branche de thym, une extrémité de romarin. Dans un mortier j’écrase
sur une pincée de gros sel deux clous de girofle, une petite cuillerée de
graines de coriandre, autant de grains de cubèbe et de poivre rouge. Je vide
sur le vin qui commence à bouillir. Je compète d’une bonne pincée de
quatre-épices.
Je laisse réduire du tiers environ avant de verser un petit
verre d’armagnac. J’approche une allumette et ça flambe à merveille. Oups,
attention à la hotte et son filtre en carbone ! Je coiffe d’un couvercle
pour modérer cette ardeur dangereuse…
Bon, je peux provisoirement retirer ce couvercle secourable
pour réintroduire les tronçons d’anguille. J’en profite pour étendre les
tranches de champignons.
Et arriva le champignon... |
Je laisse cuire à couvert trois minutes, puis décoiffe afin que la réduction se poursuive. Dix minutes plus tard, les anguilles commencent à émerger comme des rochers à marée basse, et je pense que c’est le moment de recouvrir ces éminences (plus ou moins grises…) des petites feuilles d’oseille prélevées le matin même au jardin - un clin d’œil vers les anguilles au vert qui devrait ajouter une touche de fraîcheur et une note d’acidité bien venue. Et tant qu’à faire, arrive aussi un brin de persil.
Un peu d'oseille pour ces anguilles pas argentées |
Encore trois minutes, le couvercle revenu, juste le temps de faire tomber l’oseille (et tire-toi…). J’écarte le sautoir du feu.
Je le réserve au frais jusqu’au lendemain, laissant les
osmoses s’en donner à cœur joie.
*
L’heure GMT (Géniale Matelote Tentante) est arrivée.
Première chose : cuire des pommes de terre aptes au pompage
de sauce pour accompagner la matelote. J’espère que ces Jazzy, un peu grosses
pour des grenailles qu’elles prétendent être, feront l’affaire et joueront bien
leur partition…
Je sors ma matelote endormie de sa réfrigérante geôle et la réveille
d’un petit jet de vieux balsamique de Modène, histoire de lui redonner aussi un
peu de couleur supplémentaire en plus de la sucrosité et la pointe d’acidité.
Je la réchauffe à feu moyen.
Les pommes de terre sont cuites, il faut les peler
rapidement, quitte à se brûler les doigts. De son côté la matelote voit sa
sauce onctueuse frémir dans des reflets brillants. Je goûte : une pincée
de sel, un tour de moulin de poivre rouge de Kampot, et ce sera parfait.
Du réchauffé ? |
N’ai-je rien oublié avant de dresser ?
Ah, si. J’ai vu qu’il restait un morceau de pain d’épices
maison. Il était un peu sec et manquait de sucrosité, mais il sera parfait pour
un second clin d’œil vers la belgitude : après l’anguille au vert, la
carbonade. Je découpe deux triangles que je tartine de moutarde forte. Je les
ajouterai au centre des assiettes.
D’ailleurs il est temps de passer à l’acte. J’évacue la
feuille de laurier, le thym, le romarin, qui ont terminé leur rôle de
parfumeurs et prélève la matelote dans le sautoir à l’aide d’un pochon que je
déverse dans les assiettes. Je pose les pommes de terre, plante le triangle de
pain d’épices. Je parsème du persil ciselé que j’avais préparé quelques minutes
auparavant.
À table !
Matelote d'anguilles, presque au vert |
C’est qu’elles sont bonnes, ces anguilles sudistes. Presque autant
que celles du Marais Poitevin.
Et je ne me suis pas ridiculisé en les cuisinant. Non, je refuse que l’on me noie avec ces anguilles savoureuses dans l’amer des sarcasmes !
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