Je l’ai échappé belle.
En effet, dans l'intention de faire infuser un beurre safrané, j’ai
voulu prendre une petite pincée de stigmates dans un petit pot que j’entamais à
cette occasion. Las, ma prise a entraîné une théorie de filaments entremêlés,
et c’est un essaim qui chut sur la grosse noix de beurre doux qui commençait à
fondre dans la petite casserole. De quoi craindre une amertume excessive !
Mais pluie de safran n’arrête pas le gourmand. Je poursuis
mon projet : relier mon jardin à la mer
Le beurre est un beurre de montagne aux parfums d’alpages -
bien qu’il soit auvergnat - ce qui ne l’empêchera pas de faire bon ménage avec
un cabillaud sorti des océans. Quand je dis un cabillaud, je devrais dire un
pavé de cabillaud à la blancheur immaculée car privé de toute peau.
Eut-il gardé son derme, je l’aurais saisi côté peau avant de
poursuivre par une cuisson basse température au four. Mais là, dans la fragilité
de sa nudité, c’est une cuisson à la vapeur que je lui réserve. Toutefois je
commence par raidir cette tendre chair en parsemant de fleur de sel la surface de ce pavé avant de le déposer sur du papier absorbant durant un quart d’heure - l’absorbant
absorbera… Je termine en frottant la surface du pavé avec quelques feuilles du
même rouleau d'essuie-tout.
Je vois que la vapeur a envahi la plaque perforée, j’y étends
le cabillaud sur un carré de papier siliconé. Je laisse dans ce sauna pour
sept minutes. Je coupe alors la vapeur, laissant la chaleur continuer à pénétrer
la pièce à découvert, l’eau sous la plaque étant maintenue à 80 °C.
Non loin de là, juste après avoir plongé le cabillaud dans la vapeur, c’est une
récolte de haricots verts du jardin - d’orgueilleux filets nains arborant la
fière appellation de Triomphal, rien que ça - que je plonge dans de l’eau
bouillante salée. Une petite poignée de haricots beurre les accompagne. J’égoutterai
après huit minutes de cuisson à gros bouillons.
J’ai aussi épluché et mis à
glacer deux échalotes presque rondes de l’excellente variété Hermine, petites
mais courageuses dans leur combat victorieux contre les pluies torrentielles et
le mildiou. Je leur ai adjoint un champignon de Paris tranché en deux.
Cabillaud, haricots, échalotes, champignon arrivent ensemble
à la ligne d’arrivée. Le dressage peut commencer.
Je dispose aussi harmonieusement que possible les haricots
flanqués d’une échalote et d’un demi-champignon.
Je fais glisser le cabillaud sur une planche sur laquelle je
partage le pavé en deux parts à l’aide d’une lame bien affilée. Une large pelle
me permet de transférer sans dommage ces morceaux sur les assiettes. Ce qui n’était
pas évident, car si la chair est parfaite en cuisson, bien nacrée et ferme, ses
feuillets ne demandent qu’à se séparer l’un de l’autre. Je fais tomber un soupçon
d’ail nouveau écrasé à l’aide d’un presse-ail sur les haricots, relève d’un
petit tour de moulin de poivre rouge de Kampot.
Le beurre safrané, que j’avais retiré du feu un peu avant
que la fonte soit complète a commencé à figer. Ce n’est pas plus mal :
ainsi cette sauce ne s’étalera pas sans vergogne… Je me contente de poser la
casserole quelques secondes sur la flamme afin que le beurre ne reste pas collé
sur ses parois, et verse son contenu sur le poisson qui finira de liquéfier ce
qui reste de pommade dorée.
Les assiettes sont attrayantes dans leur simplicité.
Haricots sans fils, cabillaud avec filaments |
Reste à vérifier le goût. Eh bien, mes craintes étaient vaines. Le beurre se révèle odoriférant, mais sans excès.
Mon porte-monnaie après ce déferlement d’Oro di Persia ?
Ai-je dilapidé l’argent du ménage ? Ben, de toute façon, il me faut me dépêcher
pour écouler ce petit pot de safran que j’avais négligé dans un coin, préférant
ne pas l’entamer au risque de l’éventer quand j’avais des petits tubes de filaments à ma
disposition - en effet par cette mise à l’écart inopportune ce safran approche
de sa date limite de consommation optimale. Alors autant l’utiliser sans
parcimonie…
Mais à bon escient. Et ce fut le cas !