Je pense que le chevreuil dont j’ai cuisiné un cuissot était un beau brun et non un rouquin*.
En effet Buffon, ne tarissant pas d’éloges envers le chevreuil qui, selon lui a plus de grâce, plus de vivacité et même plus de courage que le cerf ; est plus gai, plus leste, plus éveillé, sa forme est plus arrondie, plus élégante, et sa figure plus agréable ; ses yeux surtout sont plus beaux, plus brillants et paraissent animés d’un sentiment plus vif ; ses membres sont plus souples, ses mouvements plus prestes, et il bondit, sans effort, avec autant de force que de légèreté. Sa robe est toujours propre, son poil net et lustré ; il ne roule jamais dans la fange comme le cerf…poursuit ce dithyrambe par des considérations plus matérielles : La chair de ces animaux est, comme l’on sait, excellente à manger ; cependant il y a beaucoup de choix à faire : la qualité dépend principalement du pays qu’ils habitent ; et dans le meilleur pays il s’en trouve encore de bons et de mauvais. Les bruns ont la chair plus fine que les roux …
Ce que confirme Joseph Favre dans son Dictionnaire universel de la cuisine pratique - encore que je le soupçonne de s’être fortement inspiré du texte de notre célèbre naturaliste quand il écrit : On a classé le chevreuil dans le genre cerf, mais il a plus d’analogie par ses mœurs, sa forme gracieuse et les qualités de sa chair avec le chamois qu’avec le cerf, qui le surpasse comme taille […] Les qualités de la chair varient selon le pays qu’il habite, le climat et sa nourriture. Ceux des pays élevés et des collines boisées et fertiles sont plus délicats ; ceux dont le pelage est brun ont la chair plus fine que les roux.
Favre retient pour la France les Cévennes, le Morvan, le Rouergue, les Ardennes. Il aurait sans doute pu ajouter l’Alsace si ces lignes n’avaient pas été écrites un peu avant 1900, époque où les Vosges étaient avant tout une ligne bleue d’où montait la plainte touchante des vaincus… Mais j’ignore si en Italie, en Ombrie, les chevreuils se nourrissent toujours d’olives, de lentisques et de fruits rouges…
Ce dont je suis certain, c’est que je ne pourrai jamais vérifier la brunitude de ma bête, car sur mon plan de travail le beau cuissot qui vient d’arriver des forêts vosgiennes dépouillées de son pelage m’offre un rouge éclatant tempéré de fines peaux par endroits dont je m’empresse de le débarrasser.
Faisons danser une belle gigue ! |
Une fois ma tâche de parure exécutée, je fais tomber un trait d’huile d’olive sur le fond d’un plat ovale en fonte que je place sur un feu vif pour y saisir le cuissot assaisonné de fleur de sel. Quand la pièce est dorée sur toutes ses faces, je la retire et baisse la flamme.
J’ai taillé une carotte en tranches d’environ 4 mm d’épaisseur et découpé grossièrement un oignon ainsi qu’une échalote. Je mets à suer ces légumes avec les parures du cuissot sur une noix de beurre demi-sel, puis ajoute une feuille de laurier, des brins de thym, de romarin, de persil, des grains de poivre blanc de Muntok, des baies de piment de la Jamaïque, deux clous de girofle. Je poursuis avec deux gousses d’ail en chemise. Je termine en déglaçant avec un verre de vin blanc sec., Je réintègre le cuissot de chevreuil que j’ai parsemé de quelques pincées de quatre-épices, y dépose des noisettes de beurre doux et enfourne à 180 °C pour 45 minutes, retournant ma pièce toutes les dix minutes.
Je me dépêche aussitôt de verser dans une casserole emplie d’eau des pommes de terre nouvelles de l’île de Noirmoutier qui attendaient, grattées, dans une bassine. J’ajoute une petite poignée de gros sel, porte à ébullition. Je les laisse une dizaine de minutes avant de les retirer pour les déposer dans un plat en fonte rectangulaire tapissé d’huile d’olive et de noisettes de beurre.
J’ai l’intention de réaliser de moelleuses et croustillantes pommes de terre tapées, alors je m’empare de mon aplatisseur habituellement dévolu à la viande mais momentanément converti au végétal afin de donner une bonne rouste aux tubercules serrés au coude à coude dans leur parc.
Eh bien ça y est, mes Noirmoutrines en ont pris plein la tronche, je les panse de beurre frais et de feuilles tombées d’une branche de thym du jardin.
Quand on est une patate, on s'écrase ! |
Le plat rectangulaire vient rejoindre le plat ovale dans le four.
L’heure est venue de sortir le cuissot.
Brun bruni |
Je le parfume de quelques tours de moulin de poivre rouge, le dépose sur une planche et le recouvre de papier d’alu. Il va reposer une dizaine de minutes.
Pendant ce temps je déglace le plat d’un verre de vin blanc auquel j’ajoute un trait de Melfor alsacien. Je laisse réduire de moitié en grattant bien le fond. J’obtiens un jus dont les effluves chatouillent agréablement mes narines - ainsi que celles d’une affamée de passage…
Je passe à la découpe du cuissot. Peut-être un peu trop cuit à mon goût… Mais sa tendreté est remarquable… Je m’arrête après une dizaine de tranches allongées sur la planche. Oui, deux autres repas à partir de cette super gigue se profilent à l’horizon !
Il n’y a plus qu’à passer au dressage. Enfin, pas tout à fait… Mais la tâche n’a rien de compliqué : il s’agit d’ouvrir un bocal de confit d’endives (Endives 66 %, Vin, Sucre, Raisins, Citron) confectionné par la Conserverie Saint-Christophe dont je me suis mis en tête qu’il devrait bien fonctionner avec ce gibier une fois réchauffé rapidement.
Une fois les tranches de chevreuil disposées dans l’assiette, je sors le plat de pommes de terre tapées du four. Je les arrache avec une pince pour les répartir à côté de la viande. Suivent les cuillerées de confit d’endives. Je passe le jus au chinois pour le faire cascader dans les assiettes. Un tour de moulin de poivre rouge, quelques gains de fleur de sel, l’inévitable persil… Mon cuissot de chevreuil sauvage des Vosges et ses pommes nouvelles de Noirmoutier, confit d’endives des Hauts de France, va pouvoir aller sur la table. Servi accompagné d'un Barolo 2014... La fête, quoi !
Cuissot de chevreuil sauvage des Vosges et ses pommes nouvelles de Noirmoutier, confit d'endives des Hauts-de-France |
Oui, pas de doute, ce devait être un brun !
* Je tiens à affirmer haut et clair que je ne dois pas être taxé d'antirouquinisme - du moins tant qu'il ne s'agit pas d'attaquer le rouquin poilu au couteau et à la fourchette.