Sur mon plan de travail un brochet d’une soixantaine de centimètres de long me jette un regard torve. Pourtant ce n’est pas à moi qu’il doit son ventre béant mais au poissonnier des halles où je suis allé le pêcher. Un peu par hasard d’ailleurs car il est rare que ce poisson fréquente cet endroit : l’occasion était bonne pour abandonner l’océan et retrouver le goût de nos eaux douces.
À vrai dire mon premier projet était de transformer la bête en quenelles à la texture aérienne, mais j’ai vite pris conscience que l’absence d’écrevisses sur ce même marché me privait de la possibilité de réaliser la sauce Nantua indispensable à mes yeux. Aussi je me suis mis à la recherche d’une autre recette mettant en valeur notre terreur des étangs.
C’est ainsi que je suis tombé sur une vidéo baptisée Le brochet sauce Mousseline de Sido tournée aux alentours du village natal de Colette, Saint-Sauveur-en-Puisaye, dans le cadre d’une émission de Julie Andrieu. Colette, un écrivain plein de charme dont j’apprécie la gourmandise subtile. Je ne résiste d’ailleurs pas au plaisir de citer le début d’un texte remarquable dont on pourra retrouver l’intégralité sur le site du Chef Simon :
https://chefsimon.com/articles/litterature-colette
On compte sur vous, dimanche prochain ? Dîner de famille, mais on sait manger… je ne vous dis que ça… Une recette de ma grand-mère… " Je ne lui ai pas demandé, à ce gastronome qui me quitte, qu’il m’en dise davantage. C’était déjà, à mon goût, un peu trop. Ouvrez l’œil, quand un de vos amis se découvre soudain une religion filiale. Méfiez-vous des aïeules qui, modestes dans leur tombeau depuis un demi-siècle, prennent dans la salle à manger une importance que rien, jusqu’alors, n’a fait prévoir, et ressuscitent bizarrement autour d’un lièvre aux rutabagas. Vous aimez, vous, le lièvre aux betteraves ? Vous prisez le brochet bourré de salsifis ? Et la tarte au chocolat, secrètement imbibée de kirsch, vous la tolérez ? Que la " tarte de tante Ludivine " aille aux gémonies, et foin de toute " Mère " quand les " Mères " enfantent exclusivement des recettes culinaires ! Beau pays de France, souriante patrie du bien-manger, secoue, de ta robe, les faux affiquets provinciaux, ou bien tu risques de ressembler un jour à ces personnes ravissantes qui vantent, sur nos murs, un biscuit limousin qu’elles offrent en bonnet cauchois, en jupe provençale, sans préjudice d’un fichu basque et d’un sourire de Paris ! Un exécrable snobisme veut déguiser la gourmandise française en un culte que la mômerie déshonore.
Je ne préparerai donc pas le brochet bourré de salsifis…
Je ne suis pas certain cependant que la recette prétendue de Sido soit bien celle de la mère de Colette. J’ai dans ma bibliothèque le livre COLETTE GOURMANDE (Albin Michel 1990) où figure la recette Brochet des étangs poyaudins sauce mousseline, très voisine de celle figurant sur le site de l’émission Les Carnets de Julie, elle-même réalisée à partir d’un autre livre - postérieur à celui que je possède - baptisé Les Carnets de cuisine de Colette (Éditions du Chêne 2015) que je n'ai pas sur mes étagères, mais dont la recette de brochet, quasi identique, figure fort opportunément en extrait fac-similé sur le site Amazon.
Le texte de Colette inspirateur cité dans le premier ouvrage n’attribue pas ce brochet sauce mousseline à un souvenir familial. Enfin, pas à celui du quotidien de son enfance. Car le plat n’apparaît que dans le récit de son mariage avec Willy le 15 mai 1893 :
Je crois que le menu du repas était simple et très bon. Mais entre le brochet sauce mousseline et les entremets - bastions de Savoie, nougats sur lesquels tremblait une rose de sucre filé - ma mémoire ne m’a rien légué. Car à la faveur de quelques gorgées de champagne, je tombai dans le brusque sommeil qui vainc à table les enfants fourbus. (Noces, 1943)
Quant à moi, je me lance. Coup de chance, mon long poisson entre pile poil dans ma poissonnière.
Il entre pile écaille |
Une fois allongé, je le parsème de poivre concassé et de gros sel. Suivent les découpes d’une carotte, d’un oignon long et d’un petit oignon violet. J’ajoute une feuille de laurier, un brin de thym et un autre de romarin.
Où ça se corse... |
Je vide sur lui la moitié d’une bouteille de gros-plant (les deux dernières recettes préconisent du bourgogne aligoté, mais mon livre de 1990 omet cette précision) et complète à hauteur d’eau du robinet.
Retour sous l'eau |
Je place la poissonnière à cheval sur deux feux, allume et attends que le liquide frémisse. Quand cet instant est venu, je retire le récipient du feu et laisse le brochet continuer à cuire doucement.
Pendant ce temps je prépare la sauce mousseline.
Dans une petite casserole je mets à réduire 20 cl prélevés sur le reste de gros-plant que j’ai complété de 4 cuillérées de vinaigre de vin blanc et dans lequel j’ai fait tomber plusieurs tours de moulin de poivre rouge en une grosse mouture. Cette réduction me sert à monter en sabayon dans une petite sauteuse bombée trois jaunes d’œufs. Je n’utilise pas de bain-marie et me contente de brefs passages successifs à feu doux.
Le mélange est bien pris, onctueux à souhait. J’y incorpore 125 g de beurre demi-sel fondu. Je vivifie par le jus d’un quart de citron pressé. J’obtiens une sorte de hollandaise légèrement acidulée, bien brillante.
Hollandaise se faisant fouetter |
Je termine en fouettant 12 cl d’une crème liquide sortant du réfrigérateur que j’incorpore une fois qu’elle fait le bec d’oiseau.
Ouf, ça y est, ma sauce mousseline est prête !
On m'appelle Mousseline |
Je me tourne à nouveau vers mon brochet. Je soulève le couvercle, j'espère bien que le poisson ne sera pas surcuit, car je n’ai pas traîné…
Je fais glisser le brochet dans le plat depuis le support perforé sur lequel il repose. Tout se passe bien, la chair semble cuite parfaitement, il ne se délite pas et sa peau se décolle facilement. Je parfais la présentation à l’aide du persil frisé offert par le poissonnier et… Mais une image vaut mieux qu’un long discours.
Grand poisson, grand plat |
La sauce restera dans la petite sauteuse en inox ayant servi à sa préparation.
Je confronte ma technique à celle des différentes recettes.
Livre I : Égouttez le brochet sur un plat long et servez la sauce mousseline à part dans une saucière.
Livre II : Sortez le poisson du court-bouillon, enlevez la peau avec une pointe de couteau et présentez-le sur un plat long. Servez la sauce mousseline à part dans une saucière.
Version TV : Dressez votre poisson sur un plat suffisant grand en déposant d’abord les légumes puis le poisson. Servez un morceau de filet accompagné de sauce mousseline à côté.
Pour ma part, je me sens incapable d’égoutter sur un plat sans l’inonder, avec la pointe du couteau je déchire la peau donc je préfère la cuillère pour l’enlever, il ne me viendrait pas à l’idée de choisir un plat trop petit pour dresser.
Et surtout mon brochet aurait bien du mal à se trouver à la fois sur un plat et à côté de lui. Mais sans doute Julie a-t-elle cuisiné le brochet de Schrödinger…
En tout cas, quantique ou pas, mon brochet se révèle délicieux. La cuisson en est parfaite et, les arêtes, même pas méchantes : faciles à détecter et séparer de la chair. La sauce est délicate, avec la note épicée du poivre rouge et la pointe d’acidité du vinaigre et du jus de citron.
Oui, j'ai préparé aussi un riz... |
Digne d’un repas de mariage !
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