jeudi 27 mai 2021

Herr Kirschotte de la Sundgau

Le maigre Herr Kirschotte, au volant de RotNissan'te, son 4x4 dont le cinabre éclatant contrastait avec le sombre sinople des épicéas, s’enfonça un peu plus au cœur de la forêt vosgienne. Il était suivi tant bien que mal par le rondouillard Hans im Schnockeloch chevauchant Gröi, une vieille Honda toute crottée qui peinait à éviter les fondrières laissées par le passage du Ritter à la triste figure.

«  Que fais-tu à traîner ainsi ? J’aperçois au loin les dragons qui hantent ces bois maléfiques, ils ne nous attendront point…

-   Mais maître, ce ne sont que de malheureux sangliers !

-   Fi donc ! Ne vois-tu point la fumée qui s’échappe de leurs naseaux, n’ouïs-tu point leurs féroces grognements, ne sens-tu point les effluves fétides qui émanent de ces bêtes sataniques ?

-   Ben non, je ne hume qu’une odeur de sous-bois… Je… Maugrebleu, je me casse la margoulette ! Ah, misère, me voici étalé dans la gadoue !

-   Je ne t’attendrai point, le devoir m’appelle. Taïaut, taïaut, sus aux dragons, taïaut ! »

Pendant qu’Hans, tout breneux, tentait de sauver sa moto à moitié enfoncée dans une petite mare d‘où s’échappait, hop là, un couple de grenouilles coassant d’effroi pour se réfugier à l’abri d’une coulemelle défraîchie sous les yeux désolés mais intéressés d’une libellule survolant le désastre, Herr Kirschotte piquait des quatre la lance en avant.

Pas à dire, il était fou, mais efficace. Ce fut une première bête qu’il traversa de part en part, puis une deuxième, enfin une troisième. Le compte n’était pas bon, il s’arrêtait là - le reste des dragons s’était échappé, mais boufre, ce n’était pas grave, la tâche d’un preux Ritter n’est jamais achevée, on le sait bien. Il chargea dans RotNissan'te trois lances sur lesquelles ses victimes sanguinolentes étaient embrochées, insensible à leurs derniers soubresauts : il était le Bien, elles étaient le Mal.

Il fit demi-tour et ne tarda pas à rejoindre Hans, qui s’ébrouait en maugréant.

«   J’ai réussi à la relever, mais elle ne veut plus démarrer ! Jarnibleu, peste soit de cette maudite machine !

-   Ne jure pas ainsi comme un païen, charge plutôt ta monture à côté des trois dragons que je viens d’occire… Ah, mon brave, nous la réussirons, l’épuration du massif vosgien !

-   Ouais ! (à part, entre ses dents : je t’en ficherai, des dragons, ce ne sont bien que de vulgaires sangliers, forts en poils, certes, mais moins en écailles, un petit œil méchant, certes, mais une gueule plus baveuse que crachant le feu…) Votre succès éclatant ne vous a-t-il pas mis en appétit, maître ?

-   Ô que si ! J’ai grandement envie de poursuivre mon œuvre salvatrice, je veux déposer aux pieds de mon aimée le gage de…

-   Il ne s'agit pas de ce genre d’appétit. Pour tout dire l’air de la forêt m’a creusé l’estomac. C’est de bouffe que je parle…

-   Homme de peu de foi, vil matérialiste, tu ne comprendras jamais rien à l’esprit chevaleresque ! Ceci dit, je ne nierai point que moi aussi je ne dédaignerais pas de me sustenter un brin après tous les efforts qui furent les miens. J’ai ouï dire que non loin d’ici se trouve un petit château victime d’un malfaisant sortilège où l'on ne refusera pas de nous servir une petite collation. Je pourrai ainsi joindre l’utile à l’agréable…

-   Ouais ! (à part, entre ses dents : je t’en ficherai, du château, ce n’est qu’une banale Winstub, le vin blanc y est frais, mais il n’a rien d’un philtre magique…) Allez, taïaut, sus à la boustifaille !

-   Ne soyez pas vulgaire, mon brave, il vous suffit d’être sans ambitions… »


Quelques minutes et quelques cahots plus tard, les deux compères - oui j’ose les appeler ainsi - étaient attablés derrière une lourde table en chêne et devant une cheminée où crépitait un feu du même bois.

Herr Kirschotte, l’homme qui avait murmuré à l’oreille des dragons, murmurait désormais à l’oreille d’Hans.

«  Brrr… Je frémis en respirant l'atmosphère de maléfice où baigne cette demeure. Ces flammes ne te semblent-elles pas refléter celles de la Géhenne ? »

Si ça avait été moi, je n’aurais pas hésité à répliquer que, hélas, où il y a de la Géhenne il n’y a pas de plaisir. Mais Hans n’est pas comme ça. Il s’est contenté de grommeler un « Ouais maître » pas compromettant. 

«  Et le châtelain, as-tu vu sa mine patibulaire. Pire, j’ai demandé un verre d’eau, me voici avec un ballon de riesling devant moi. Transformer l’eau en vin, ne trouves-tu pas ça suspect ?

-   Ouais maître. Mais excuser moi, il faut que je m’absente un instant. »

Hans était parti à la recherche de la mine patibulaire.

«  Ah, je vous découvre enfin. Bon, j’accompagne un vieux fou qui veut purifier le monde, bref se battre contre les moulins à vent. Mais peu importe. Il y a à l’arrière de son 4x4 trois sangliers embrochés sur des piques. Pourriez-vous, mon brave (à part, entre ses dents : pour une fois que c’est moi qui puis prononcer ces mots…) vous charger de les cuisiner sur le gril qui trône entre vos chenets ?

-   Bien volontiers. Mais vous êtes deux et ils sont trois.

-   Ne vous en faites pas, mon brave : je mange comme quatre. » 


Ils se dirigèrent vers le véhicule. L’aubergiste en ouvrit la portière arrière gauche et arbora une mine dépitée.

«  Je ne peux pas vous servir ces embrochés.

-   Je voudrais bien savoir pourquoi.

-   Eh bien ce sont des dragons ! »

 
brochette de sanglier
Trois embrochés

C'est ainsi que je me suis trouvé à manger des brochettes de dragon...

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