vendredi 30 novembre 2018

Dans la panade, sauce qui peut !

Des betteraves rouges furent arrachées au jardin.
Ma moitié en a prélevé le quart qu’elle a cuit à l’autocuiseur avant de les donner à un tiers.
Quant à moi, j’ai préféré la cuisson au four…
En effet ce dernier avait été allumé pour y enfourner des quenelles de brochet.
Ma recette ?
Elle fut simple.

Mais commençons par le commencement…
Dans un supermarché poitevin j’avais aperçu des barquettes de quenelles de la marque Girardet, maison dont la production reste d’une qualité fort convenable pour une fabrication industrielle. Je cherchais une idée de repas pour le soir, ni une ni deux, je prélevai une barquette qui rejoignit mes autres achats dans le chariot. Ne restait plus qu’à trouver la sauce qui allait avec. En général, ces deux produits complémentaires voisinent sur les rayons. Mais là, non… Je partis donc à la quête du Nantua-Graal. Rayon sauce, que dalle ! Bon le plus simple, c’était de faire appel aux compétences. Je me suis permis de héler une blouse à quatre pattes en train de garnir le rez d’allée d’une gondole avec des pâtes bon marché donc pas assez lucratives. Une tête revêche oscilla au bout d’un cou fripé afin de se tourner vers moi.
« Ouais ? »
Je brandis la barquette où reposait mon espoir gourmand.
« Vous conviendrez, chère Madame, que c’est la sauce qui fait passer le brochet, il me faudrait en faire l’achat. Or en dépit de mes recherches intensives auxquelles a bien voulu collaborer mon épouse ici présente de retour de prospection, je n’ai pu mettre la main sur cet article. En désespoir de cause, je me résous donc à vous déranger dans vos activités afin d’obtenir les conseils avisés aptes à palier mon inefficacité. »
Mais peut-être fus-je plus concis…
« Pardon, où k’c’est que j’peux trouver la sauce qui va avec ? »
Car il faut s’adresser au peuple dans un langage populaire.
L’approvisionneuse de rayons loucha vers la barquette, me toisa de bas comme si j’étais un demeuré et me susurra d’une voix à la fois attristée par ma crétinerie mais aussi empreinte de l’autorité du pro :
« Ben y faut aller au rayon sauces…
- Mais j’en viens ! »
Je remerciai néanmoins l’intervenante, on n’est pas des sauvages tout de même !
Ma quête auprès de la tenancière du rayon des plats cuisinés se révéla aussi vaine. Quant au poissonnier, il se désintéressa complètement du problème… Et je n’allais tout de même pas remonter jusqu‘au directeur du magasin !
J’ai donc remis ma barquette de quenelles de brochet Girardet en place. Depuis cet instant, j'ai traîné avec moi le poids de ma frustration...

Cependant ces jours derniers, commandant mon sabodet pour fêter le beaujolais nouveau, je découvris une fenêtre propice à me libérer de ce fardeau… Bobosse vendait aussi des quenelles et la sauce adéquate !
Et c’est ainsi que j’ai déballé ces appétissantes navettes oblongues mais bien dodues, les ai déposées dans un plat, les ai recouvertes de sauce Nantua allongée d’un peu de crème fraîche. Selon les instructions, je les ai laissées au four à 200 °C pendant 40 minutes.

quenelles de brochet sauce nantua
Enfin de bonnes quenelles baignées de sauce !


Terminée, la frustration !!! 😋

Mais je n’ai pu m’empêcher de comparer dans ma tête le produit Bobosse avec mes souvenirs de dégustation du produit Girardet. La différence est notable, sans pour autant qu’elle puisse conduire vraiment à hiérarchiser entre les deux versions. : les quenelles de la maison Bobosse sont moins fermes, et s’en dégagent des notes de froment absentes de celles concoctées par Girardet.
Rien d’étonnant, les premières sont confectionnées avec de la farine de blé tendre, les secondes avec de la semoule de blé dur tout comme les quenelles de la maison Sibilia d’ailleurs…
Bobosse  qui écrit sur son site :
Connaissez-vous la différence entre la quenelle classique et la quenelle cocon ? Tout est dans les ingrédients ! La quenelle classique est faites à partir de blé tendre alors que la cocon est composée de semoule de blé dur.
Un cocon qui figure aussi à son répertoire, mais que je n’ai jamais goûté…

J’avais en mémoire que, classiquement, pour réaliser des quenelles il fallait passer par l’étape de la panade à base de farine. La recette de Bobosse me semblait la plus apte à s’approcher de la saveur traditionnelle, la semoule donnant une consistance plus compacte et une neutralité de goût s’apparentant à celle de la pâte à nouille…
J’ai cependant décidé d’approfondir et à ne pas me fier seulement à des relents de lectures passées. Voici le fruit de mes recherches.

Tout d’abord de grands anciens…

Escoffier

Quenelles de Brochet à la Lyonnaise. 

Prendre la quantité voulue de Godiveau Lyonnais (voir Série des Farces, Chapitre des Garnitures) ; mouler les quenelles à la cuiller et les déposer au fur et à mesure dans sautoir beurré.
Les pocher comme de coutume ; ensuite, les égoutter et les mettre à mijoter pendant 10 minutes dans une sauce de poisson quelconque, pour qu’elles atteignent leur gonflement caractéristique.
Si elles sont servies avec une sauce liée, où elles ne peuvent être ajoutées qu'au moment, elles sont mises à gonfler dans un récipient fermé avec une quantité relative d'excellent fumet de poisson.


C. — Godiveau Lyonnais,
ou Farce de Brochet à la graisse.

Proportions : 500 grammes de chair de brochet sans peaux ni arêtes (poids net) ; 500 grammes de graisse de rognon de bœuf bien sèche, dénervée et fragmentée (ou bien moitié graisse de bœuf et moitié moelle de bœuf très blanche) ; 500 grammes de panade C ; 4 blancs d'oeufs ; 15 grammes de sel ; 4 grammes de poivre et un gramme de muscade.
Procédé : Piler d'abord la chair de brochet et la retirer ; piler ensuite la graisse en y ajoutant la panade (très froide) et les blancs d'œufs petit à petit. Remettre la chair de brochet avec l'assaisonnement ; travailler vigoureusement la farce au pilon, et la passer au tamis.
La recueillir dans une terrine ; lisser à la spatule, et tenir sur glace jusqu'au moment de l'emploi.
On peut procéder aussi de cette façon : piler la chair de brochet avec assaisonnement, et lui ajouter la panade. Passer au tamis, et remettre farce dans le mortier.
La triturer vigoureusement au pilon pour lui faire prendre du corps ; is lui incorporer la graisse, par petites parties, ou graisse et moelle fondues, et en travaillant la masse avec un pilon. Relever ensuite en terrine, et tenir sur glace.


C. — Panade à la Frangipane.
— Spéciale aux farces de volaille et de poisson

Proportions : 125 grammes de farine ; 4 jaunes d'œufs ; 90 grammes de beurre fondu; 2 grammes de sel ; un gramme de poivre et un soupçon de muscade râpée ; 2 décilitres et demi de lait.
Procédé : Travailler dans une casserole la farine et les jaunes d'œufs ; ajouter le beurre fondu, sel, poivre, muscade ; délayer petit à petit avec le lait bouillant.
Prendre sur le feu comme une frangipane ordinaire, et la cuire pendant 5 à 6 minutes en la travaillant au fouet. Lorsqu'elle est épaissie au point convenable, débarrasser et faire refroidir.


et

Joseph Favre

Quenelles de poisson à la lyonnaise. Formule 4,643. 


Employer :
Chair de brochet ………………….grammes 500
Graisse et moelle de bœuf…… …..      —      250
Pâte à choux ………………………     —       250
Coulis d'écrevisses.................. ……décilitre    1

Sel, poivre, espèces.


Procédé. — Piler les chairs ; dénerver et hacher la graisse et la moelle et piler le tout au mortier avec l'assaisonnement et en ajoutant peu à peu du coulis d'écrevisse ; essayer la farce et la passer au tamis.
Faire des quenelles ; les pocher et les achever de cuire dans un coulis d'écrevisse à la crème, dans lequel on ajoute deux douzaines de queues d’écrevisses.


Puis, dans cette lignée gastronomique,  mais actualisée, 

Guy Martin

QUENELLES DE BROCHET

Préparation : 30 minutes
Repos : 2 heures

Cuisson : 30 minutes

POUR 4 PERSONNES
250 g de chair de brochet sans peau ni arête
150 g de beurre fondu
3 œufs entiers
2 blancs d'œufs

8 cl de crème


PANADE
20 cl de lait
70 g de farine
20 g de beurre
Farine
Sel, poivre du moulin

PRÉPARER LA PANADE

Porter à ébullition le lait et le beurre, ajouter la farine, mélanger vivement. Retirer feu, continuer à remuer, puis remettre sur le feu et laisser cuire pendant 10 minutes sans arrêter de tourner.

PRÉPARER LES QUENELLES
Mettre le bol du mixer au congélateur pendant 5 minutes.
Mixer la chair de brochet, ajouter la panade  froide, mixer à nouveau et verser le beurre fondu juste tiède. Incorporer ensuite les œufs entiers un à un, puis les blancs et enfin la crème.
Assaisonner et travailler encore pour obtenir une pâte lisse. Mettre dans le réfrigérateur pendant au moins 2 heures,
Sur une table farinée, former des rouleaux avec la pâte obtenue, les couper à 8cm de longueur et les faire pocher doucement dans de l'eau salée pendant quelques minutes. Les égoutter avec soin, et les cuire pendant 15 minutes, à four moyen, dans la sauce choisie : sauce Nantua, financière ou crème.
On peut aussi servir les quenelles pochées dans un bouillon corsé froid.


Plus à ma portée, une recette - que j’ai pratiquée deux ou trois fois - rédigée par mon maître,

Edouard de Pomiane

Les Quenelles de poisson

Faites une panade. 
Pour cela, mélangez :
Beurre                          30  grammes
Farine                          40      -
Lait                              75      -

de façon à faire une pâte épaisse. 

Mélangez alors :
Panade                       100 grammes
Chair de poisson        150      -
Beurre                        150      -
Crème                          60      -
Un œuf.
Sel                                  4     - 

Le poisson a été préalablement cuit à l'eau. Maniez le tout ensemble de façon à avoir une pâte épaisse. Roulez cette pâte en petits cylindres que vous couperez en morceaux, au couteau. Faites pocher ces quenelles dans du bouillon, pendant cinq minutes. 

Enfin la recette bien plus légère prônée dans l’ouvrage commun publié par 

l’Académie des Gastronomes et l’Académie culinaire de France 

QUENELLE MOUSSELINE FINE DE BROCHET

ÉLÉMENTS
1,500 kg de chair de brochet, cayenne,

1 I de crème, 3 œufs entiers, sel, 2 I de fumet de poisson.

PRÉPARATION
Lever les filets du brochet, enlever la peau et les arêtes, saler, ajouter une pointe de cayenne, piler le tout au mortier, passer au tamis fin. Casser les œufs un par un, travailler vivement le tout au pilon.
Mettre l'appareil dans un récipient sur la glace, le travailler à la spatule et le monter à la crème en y incorporant celle-ci peu à peu, rectifier l'assaisonnement.
Mouler les quenelles à la cuiller sur un plat beurré et verser dessus le fumet de poisson bouillant.
Faire frémir et laisser pocher une vingtaine de minutes.
Elles se servent avec des sauces diverses : normande, nantua, crème, etc.


Je l’ai réalisée une fois, beaucoup de travail pour un résultat qui ne m’a pas vraiment convaincu…


Et c’est ainsi que mes betteraves rouges, enveloppées individuellement avec des gousses d’ail fumé dans du papier d’aluminium sont sorties de mon four après un séjour de deux heures à 200 °C et une demi-heure à 220 °C.

betteraves rouges, four
Repos sur la grille



betterave rouge
Coupe de vainqueur



Elles m’ont permis, pelées, découpées en dés, puis arrosées d’un trait de vinaigre de cidre et du triple d’huile d’argan de réaliser une délicieuse salade parsemée d’ail et de persil hachés que j’ai assaisonnée d’une pincée de sel et d’une autre de cumin en poudre.

betterave rouge, salade
Succulent !


lundi 26 novembre 2018

Des lépiotes bien élevées et des croquilles qui méritent une correction

Je ne les attendais plus, ces lépiotes. Elles m’ont fait faux bond tout l’automne.
Je les ai cherchées dans les bois, sur les marchés… Pas la queue d’une lépiote ! Et là, alors que je m’étais résigné à vivre pour la première fois une année sans coulemelles, ils sont arrivés chez moi, ces champignons inespérés.
Et je dois dire que ces lépiotes, si l'on excepte le fait que la politesse des rois n’était pas au rendez-vous, se sont montrées fort bien élevées. Avant de frapper à ma porte, elles avaient débarrassé leurs pieds de toute trace de terre ; puis, sitôt en mon foyer, elles ont ôté leurs chapeaux.
Las, leurs couvre-chefs sont tombés dans une poêle où grésillaient une cuillerée d’huile d’olive et une noisette de beurre. Je n’allais tout de même pas les porter à détacher à la teinturerie, il valait mieux baisser la flamme, ajouter une grosse noix de beurre et deux échalotes grises hachées finement puis éteindre le feu et parsemer d’estragon ciselé.

coulemelles
Chapeaux !


Hum, ça sentait bien bon… Alors autant manger leurs chapeaux que le mien…



Peu après la suite du repas est arrivée. Bien que ce soient des escargots, eux, ils ne m’ont pas fait attendre. Ils ont surgi oints de beurre frais et revêtus de vert persil, glissant sur leurs croquille-boards en formations de douze.

escargots, croquilles
Pauvres bêtes...


Bof… Je n’ai que moyennement apprécié cet exhibitionnisme. Je préfère l’escargot discret caché dans sa coquille qui me donne la satisfaction de le quérir d’une dextre habile pendant que la senestre vient de presser la pince qui maintient sa demeure. Instrument qu'on a bien entendu le malheur de resserrer indûment dans un réflexe stupide, la persillade se répand, on la réserve pour le plaisir d’y tremper dans un sauçage final un quignon de pain qui s’imbibera de ses parfums, les coquilles sont désormais moins brûlantes, tant pis, on est chez soi, on vire la pince pour inefficacité notoire, on prend entre deux doigts, on porte à sa bouche, on aspire en ne se privant pas du bon gloups d’aspiration. Puis on extrait la bête qui sommeille au fond de chaque coquille, la brandit tel un trophée au bout de son trident avant de la savourer lentement, Et l’on recommence ce processus jouissif…

Rien de tel avec ces tristes gisants que l’on avale bêtement, sans y penser.
À BAS LA CROQUILLE !
Je hais la croquille, navrante métaphore de la modernité.
Rendez sa coquille à l’escargot, ô éleveurs indignes qui ne respectent pas leurs bêtes !

mercredi 21 novembre 2018

Alba est là !

Je renie ma brève période de simonisme.

Tout a commencé quand il m’a fallu apprêter au mieux une truffe blanche d’Alba qui venait d’entrer dans ma cuisine.

truffe blanche d'Alba
Voici mon Alba


De toute évidence, le respect s’imposait. Aussi ai-je décidé de la servir simplement avec des pâtes fraîches maison arrosées de beurre fermier demi-sel. Ça tombait bien, j’avais sous la main les produits de qualité nécessaires, rapportés de ma villégiature ligério-poitevine.





J’avais dans la tête la formule 1 œuf pour 100 g de farine, c’était la règle habituelle, mais pris de scrupules car je voulais faire au mieux, je suis allé consulter la toile. Le chef Simon le magicien n’aurait-il pas la formule qui sublime la tagliatelle ?
Grave erreur de ma part !
J’ouvre la page consacrée à la réalisation de la pâte à nouilles.
Je constate d’abord qu’il ne pétrit pas à l’aide d’un crochet comme celui de mon batteur mélangeur



que je comptais utiliser, mais qu’il amalgame les ingrédients à la lame dans la cuve d’un robot multifonctions.

Simon dans ses œuvres...


Ceci ne m’arrange pas car le laminoir se fixe sur le mélangeur, il me faudra donc utiliser deux appareils au lieu d’un. Et surtout mon robot Cuisinart



est particulièrement pénible à nettoyer après usage… Mais bon, que ne ferait-on pas pour se mettre au service de Sa Majesté la truffe blanche d’Alba !
Puis je lis :
Personnellement je conseille la préparation des pâtes fraîches à parts égales de semoule fine et de farine. Les pâtes ont une bien meilleure tenue et gardent une texture "al dente".
Bon, pourquoi pas ne pas suivre ce conseil ? Il y a sur une étagère un sachet étiqueté semoule fine…
Je me lance donc dans la confection de la pâte à nouilles.
Je suis la recette du chef Simon presque scrupuleusement (presque, car ma farine est de la T80, alors je vais mettre un peu moins de semoule) : je pèse 130 g de farine, puis 70 g de semoule. Je verse dans le robot, ajoute 2 œufs, la cuillerée d’huile d’olive, la bonne pincée de sel.

pâtes fraîches
Mézigue dans mes oeuvres


Je pulse, j’ajoute un peu d’eau, re pulse, ajuste en farine, re pulse et finit par obtenir la boule élastique que je partageai en deux morceaux que je passerai au laminoir.
J’insère l’outil ad hoc dans la prise du batteur mélangeur.
Las, après plusieurs tentatives alternant les passages entre les rouleaux et les fraisages sur la planche, je n’obtiens que des lambeaux qui se déchirent. Cette semoule prétendue fine est certainement trop grosse Fine pour un couscous, mais pas pour la pâtisserie ! J’avais d’ailleurs un pressentiment en la voyant, et c’est pour cette raison que j’avais abaissé sa proportion dans la pâte.
Toujours est-il que le résultat est inutilisable pour confectionner de tagliatelles. Je mets les morceaux dans une boîte que je range dans le frigo, on verra plus tard ce que je pourrai en faire.
Merci, chef Simon !😒
Encore que son seul crime ne soit sans doute que de ne pas avoir ajouté des précisions sur la nature de cette fameuse semoule fine. J’ai lu plus tard que celle utilisée en Italie avait la consistance du talc…

Je me remets donc à la tâche, cette fois-ci en versant 200 g de farine dans la cuve de mon batteur mélangeur. Quelques minutes plus tard, je n’ai plus qu’à décrocher la boule de pâte de la queue-de-cochon. Je poursuis cependant par une petite séance de fraisage afin de donner du corps.
Puis je lamine entre les rouleaux.

laminage de pâtes fraîches
Ouf, ça lamine !


Et j’insère les rouleaux crantés qui me permettent d’obtenir les tagliatelles.

tagliatelles maison
Bandes organisées


Celles-ci vont sécher étendues sur une planche jusqu’à l’heure du repas.

La recette sera rapide d’exécution.
Je commence par passer la truffe à la mandoline
Les tagliatelles sont plongées dans une grande casserole d’eau bouillante salée. Une fois al dente, elles sont égouttées et transvasée au sein d’une poêle dans un bain de beurre demi-sel mousseux.
J’éteins le feu, ajoute les chutes de la découpe de la truffe ainsi que les tranches cassées, je touille rapidement.
Je partage les pâtes entre deux assiettes creuses, donne un léger tour de moulin de poivre noir de Kampot et parsème du reste de découpes de la truffe d’Alba. Une large feuille de persil plat ajoute sa note colorée.


tagliatelles, truffe blanche d'Alba
Tagliatelles au beurre et truffe blanche d'Alba


Ce fut dur, mais j’y suis arrivé. Et le résultat en valait la peine… La farine semi-complète avait donné des pâtes goûteuses, à la tenue parfaite, et le beurre au bon goût de lait s’était imprégné des puissantes flaveurs de la truffe.
Une journée donc à marquer d’une truffe blanche !



Le lendemain, une question : quid de la pâte illaminable (donc minable) mise de côté ?
Bien que n’étant pas particulièrement radin, la jeter me faisait mal au cœur.
Alors j’ai songé à cette mique périgourdine qu’il m’était arrivé de manger lors de séjours vers Sarlat.
Je cuirai ces morceaux dans un bouillon avant de les servir dans une sauce.

Je commence par mettre à tremper des tranches de cèpe séchées dans de l’eau tiède. Une fois les champignons bien imbibés, je les égoutte avec l’aide d’une passoire. Le jus est ajouté à de l’eau salée. Ce liquide parfumé me servira de bouillon pour cuire ma pâte chaque pâton ayant été partagé en deux. Au bout d’environ une heure de légère ébullition, la pointe du couteau m’indique que ma presque mique est cuite, bien qu’encore un peu ferme.
Dans une poêle, je torréfie une pincée de pistils de safran, puis je fais fondre une noisette de beurre. Il me restait environ 10 cl de crème liquide : elle est versée dans la poêle. J’ajoute les cèpes, puis mes miquettes de récup. Je laisse réduire à petit feu. Puis je dispose mes miquenelles sur les assiettes, les arrose de sauce safranée aux cèpes.

récup, pâte
Sauvetage en mer de crème


Un peu étouffe-chrétien, mais pas mauvais car la farine est bien cuite et goûteuse. Et la sauce fait passer les mi miques…
Avant cet accompagnement, j’avais servi un plat que je voulais bien entendu léger : il s’agissait de filets d’anguille fumée relevés par une sauce au raifort. Une excellente mise en bouche !

anguilles, raifort
Anguilles en paralléles


Pour finir, un dessert, une pomme succulente de la variété belchard suffira !

mardi 20 novembre 2018

Le miracle de la Sainte Ragougnasse

Quand je l’ai sorti du bac à légumes, il avait pris un coup de vieux, ce malheureux chou brocoli.
Je l’avais acheté sur sa bonne mine dans un élan du cœur. Il resplendissait de fraîcheur sur l’étal du magasin de producteurs richelais… Je n’avais pas de projet particulier : c’était parce que c’était lui, parce que c’était moi.
Puis j’ai eu des visiteurs dont j’ai essayé de satisfaire les goûts, nous sommes ensuite revenus en ville, il nous a suivis. Je l’ai rangé précieusement au frais. Puis je l’ai oublié. Ainsi va la vie.

Et ce jour, fouillant dans le réfrigérateur, je tombe sur lui. Il est bien décati, le pauvre. Adieu fière verdeur rayonnante, ses tempes ont blanchi. Néanmoins il reste encore relativement ferme. Je vais tenter de l’utiliser en accompagnement des darnes de saumon prévues pour le repas. Mais avant, il va entrer en réanimation. Je sépare les sommités, les plonges dans de l’eau glacée, verse une cuillerée débordante de gros sel et arrose d’un trait de vinaigre blanc.
Une heure plus tard, le miracle a eu lieu : le vert est revenu.
Comme je donne dans la récup, je prends trois pommes de terre en robe des champs, restes du plat pompe sauce qui, hier soir, se trouvait sur la table à côté de bonnes tripes de Caen fumantes. Je les ai laissées à température ambiante ; comme il sied à ces grandes frileuses. Je les épluche, les coupe en tranches.
Dans une poêle, un trait d’huile d’olive et une noix de beurre demi-sel… J’entreprends de dorer les pommes de terre. Pendant ce temps, le brocoli cuit sept minutes dans de l’eau bouillante bien salée.
Je pêche les sommités de ce chou avec une araignée et les dépose dans la poêle. Mais je ne me sens pas satisfait. Il manque quelque chose pour sauver la banalité de cette ragougnasse. Ça y est, j’ai trouvé. En balayant mes ressources du regard, mon œil tombe sur la boîte de Curcuma Péi réunionnais. J’en prélève une cuillerée dont je parsème le brocoli. Je poursuis la cuisson en asséchant sur toutes les faces jusqu’à un début de croustillant. Un tour de poivre rouge, et je réserve.
Sur une autre poêle, ce sont les darnes de saumon assaisonnées qui effectuent un rapide aller et retour sur une petite noix de beurre.
Je me lance dans un dressage sur assiette.

saumon, brocoli
De bric et de broc oli



Le visuel me vaudrait les coups de pied au cul d’un Philippe Etchebest.




Pour autant le résultat n’est pas un cauchemar en cuisine. C’est même plutôt bon…
Le miracle de la Sainte Ragougnasse, vous dis-je !

dimanche 18 novembre 2018

Courrier du beau logé

Au lieutenant A. B.,    SP 69411,                                                                           le 16 novembre


Mon ami,


Grand chamboulement. Mon régiment a quitté la ville de X (secret militaire !) et hier jeudi 15 novembre nous avons rejoint un nouveau cantonnement à Y.

Peu après minuit, alors que ce jour venait à peine de naître, je frappais à la porte de la maison bourgeoise décrépite qui allait être ma nouvelle demeure.
Une bonne d'un certain âge, voire d'un âge certain, m’a ouvert, un peu effarouchée et triturant entre ses mains ridées un tablier blanc presque immaculé. Elle m’a conduit jusqu’au salon où j’ai attendu un quart d’heure le maître de céans - Monsieur est occupé… Tu parles, à cette heure-ci ! Monsieur voulait asseoir son autorité…
C’est bien l’homme tel que je m’attendais à le voir qui arriva alors que je scrutais d’un œil navré les croûtes accrochées sur les murs tapissés d’un papier peint miteux. Bombant le torse, il m’évalua avec l’air chafouin d’un maquignon jaugeant la bête, se força à arborer une attitude bienveillante qui ne lui allait pas du tout.
« Quel plaisir de vous accueillir, mon ami ! Je m'aperçois que vous êtes un homme de goût. Belles peintures, n’est-ce pas, Je les ai payées cher, mais...
- Hum, je ne suis pas votre ami, tout juste un occupant. Nul besoin donc de feindre une sympathie qui n’a pas lieu d’être. Ce qui ne m’empêchera pas pour ma part d’empreindre nos relations de la courtoisie qui sied à tout homme bien né ! Quant à la valeur de votre mobilier, bibelots divers et décorations, je m’en contrefiche, n’ayant pas pour l’instant l’intention de me livrer à un pillage de vos biens… »
Son visage se figea, ses petits yeux se froncèrent, il retira la main qu’il avait commencé à me tendre.
« Soit ! Je n’en attendais pas moins d’un hussard. Marie vous conduira à votre chambre. Enfin, votre mansarde… »
Il me tourna le dos et partit d’un pas pesant.
Nos relations commençaient mal !

Précédant dans l’escalier la bonne qui m’indiquait le chemin, je m’aperçus que j’étais observé par l’interstice d’une porte.
« Ce sont les chambres des maîtres et de leur fille qui se trouve à cet étage. Vous, Monsieur, vous êtes à l’étage au-dessus. Comme moi d’ailleurs. »
Vu son âge canonique je ne risquais rien…

J’ai dormi d’un sommeil de plomb. Rien à redire. Le lit était confortable, et je disposais d’une petite armoire pour ranger mes uniformes et mes livres.


Mais il faut que je te narre le traquenard auquel j’ai échappé…

En descendant, je passe devant une porte ouverte vers laquelle je ne puis m’empêcher de tourner mon regard. J’aperçois une jeune fille plutôt bien faîte, force m'est de le reconnaître, qui écarquille de magnifiques yeux bleus. Elle pousse un petit cri effarouché, entreprend sans conviction de dissimuler son corps en tenue fort légère.
« Oh, Monsieur, j’ai honte. Je ne savais pas que vous étiez déjà arrivé… »
Hum, la petite sournoise me prend pour un crétin. Je sais bien, moi, que c’est de cette chambre que l’on m’observait quand je grimpais l’escalier.
« Ah, Mademoiselle, j’aurais mauvaise grâce à me plaindre d’un si charmant spectacle, pour lequel je n’aurais jamais espéré obtenir ce billet de faveur… »
À ces mots la donzelle ne se sent plus de joie, et elle n’est pas prête à laisser tomber sa proie.
Elle bat des cils, ondule de la croupe, gonfle une attendrissante poitrine à peine voilée sous le linon de sa chemise de nuit.
« Je vous en supplie, Monsieur, faites en sorte que mes parents ne sachent rien de notre rencontre inopinée. Maman en serait accablée, et père est violent. Il me frapperait, c’est certain. Ô, Monsieur le militaire, vous qui avez l’air si fort et si courageux, protégez-moi, car je vous sens débordant de bienveillance ! »
Elle se précipite alors vers moi, se pend à mon cou et repose sa tête sur mes épaules. Ses cheveux blonds parfumés de musc me chatouillent, je sens que je vais éternuer avant de la repousser vertement. Mais nous entendons un bruit de pas dans l’escalier, elle s'écarte, me chasse de la chambre, met un doigt sur ses lèvres qu’un feuilletoniste qualifierait de purpurines.
« Chut… »
La porte se referme sur elle. Il était temps., car apparaît au bout du couloir une petite bonne femme falote, à la mise désuète. La mère, sans nul doute.
« Madame, quel plaisir de faire votre connaissance. J’espère que ma présence, que je tenterai de rendre la plus discrète possible, ne vous sera pas trop importune. »
Je vais lui faire le coup du baisemain. Ça flatte toujours la bourgeoise !
Elle se met à rougir et bredouille qu’elle est très honorée, etc, etc, puis sa mine se renfrogne et elle ajoute :
« Toutefois, Monsieur, je me dois d’être clair. Savez-vous ce qui se cache derrière cette porte
- Non point, et Monsieur votre époux ne m’a pas donné l’impression d’être Barbe Bleue…
- Encore que, mais là n’est pas la question.
- Je donne donc ma langue au chat que j’ai entendu feuler dans le jardin.
- Eh bien tout précisément je me méfie des vilains matous qui sommeillent en chaque militaire, et je ne voudrais pas que le galant homme qui est devant moi se transforme en hussard troussant la chatte sur un toit brûlant. Nous sommes trois femmes en cette maison. Marie, dont je suis persuadée que les appâts rancis n’éveillent aucune tentation pour le jeune homme que vous êtes, moi-même qui suis apte à me défendre, et, derrière cette porte, ma fille innocente qui jusqu’à ce jour n’a eu à avouer que des péchés de gourmandise au bon abbé Chaud-Rond. Alors si par de sourdes manœuvres vous en arriviez à souiller la pureté virginale de cet enfant, la faible femme que vous avez devant vous se métamorphoserait en harpie. Tenez-vous le pour dit ! Sur ce, bienvenue en notre humble demeure. Comme votre arrivée coïncide avec celle du beaujolais nouveau, je vous prie de partager ce midi le petit repas festif que Marie est en train de préparer à cette occasion. À bientôt… »

Puisqu’il est question de Marie, il ne serait pas inutile de lui rendre une visite sur son théâtre d’opérations. Il est toujours opportun de se créer un(e) allié(e) dans la place.
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Marie est bien en pleine activité culinaire...
« Bonjour ma bonne Marie. Je suis bien aise de voir enfin un visage souriant. Votre maître me fait grise mine, et son épouse me sermonne.
- Ah, mon pauvre M’sieur, il faut dire à leur décharge que votre prédécesseur était un drôle de coco ! Il s’est jeté sur leur pauvrette de fille comme la vérole sur le clergé breton… Heureusement qu’elle a hurlé et que le père n’était pas loin, sinon…
- Tiens donc. Oh l’horrible personnage !
- Je ne vous le fais pas dire.
- Je peux vous garantir que je suis fort différent ! »
Ça c’est bien vrai, tu es bien placé pour le savoir…

Je l'observe. Elle a sorti d'un pot une feuille de laurier et des branches de thym.
« Au lieu de rester planté comme un empoté, allez donc me couper quelques branches de persil dans le jardin. »
J’obtempère. Quand je reviens, elle est en train de déballer une sorte de saucisson oblong.
« Ne le regardez pas avec ces yeux de merlan frit ! C’est un sabodet. Je l’ai fait venir de Lyon comme tous les ans à la même époque. Pour Monsieur, fêter le beaujolais nouveau, c’est sacré. Sauf que, radin comme il est, cette année il a pas voulu que je le cuise dans le vin comme d’habitude. Remarquez, c’est pas forcément plus mal : vin et vin, y a pas de contraste, alors le beaujolais, c’est pas sûr que l’on puisse l’apprécier vraiment. Tenez, puisque vous êtes là, remplissez-moi le faitout avec de l’eau, que j’puisse y faire plonger le sabodet… »
J’obtempère. Elle a vite fait d’ajouter le saucisson, les herbes et de drôles de graines.
« Je n’avais jamais rencontré du poivre avec des queues…
- Vous en verrez d’autres dans la vie, M’sieur le militaire ! »
Elle pose le faitout sur une flamme.



« Bon, il va cuire dans l’eau frissonnante une heure et quart. Ça nous mène vers les midi, midi et quart, c’est parfait.
- Et qu’est-ce qu’il y aura comme garniture ? Des lentilles, des champignons ?
- Non, aujourd’hui on est dans la simplicité, ce seront des pommes vapeur. Mais attention, accompagnées d’un bon beurre demi-sel fermier qu’un ami de Monsieur a apporté du Poitou ! Du nanan !
- Je n’en doute pas.
- Et au lieu de me contempler figé comme une bûche en ne faisant rien de vos dix doigts, vous pourriez  peut-être m’éplucher ces pommes de terre ? »
J’obtempère. C’est bien la première fois qu’un lieutenant des hussards est soumis à la corvée de patates… Mais finalement je manie aussi bien l’économe que le sabre !
Elle place les pommes de terre dans un drôle d’instrument en cuivre dont le fond est empli d’eau sous un disque percé de trous.
« Bon maintenant, déguerpissez, au lieu de tourner dans mes jambes comme une âme en peine ! »


L’heure du repas approche. Je fais un détour par la cuisine. Marie est en train de couper des tranches de sabodet qu’elle dépose sur un plat.
« Pouvez-vous me hacher du persil ? »
J’obtempère.
Marie pique une pomme de terre de la pointe d’un couteau.
« Elle est bien cuite. Tout est prêt. Allez, filez vite à table ! »






Le maître de maison préside. « Je déclare la cérémonie du beaujolais nouveau ouverte. Que chacun porte son verre à la bouche ! »
Sa femme minaude.
« Je vais être pompette… »
Je sens un petit pied déchaussé qui me frôle la jambe, la caresse avec de plus en plus d’insistance. J’effectue un mouvement de replis qui manque d’entraîner la nappe, j’ai frisé la catastrophe. Sous prétexte de rattraper sa serviette, la chaste demoiselle pose sa main sur ma cuisse. Tudieu, jusqu’où va-t-elle poursuivre son offensive ? Il me faut passer à un niveau supérieur. Je lui décoche un bon coup de talon de mes bottes sur sa vulnérable cheville. Ses yeux bleus me jettent un regard noir. Elle n’a pu s’empêcher de pousser un petit cri de douleur.
Son père devient soupçonneux, ses yeux oscillent entre mon visage et celui de sa progéniture.
« Qu’y a-t-il, ma fille ? »
La fifille bredouille que c’est… ben, elle vient de tomber sur une arête.
« Une arête dans le sabodet ? Bizarre...
- Vous avez dit bizarre ? Comme c’est bizarre.
- Oui, et c’est si bizarre que vous allez illico remonter dans votre chambre et n’en sortir que quand je vous en donnerai l’autorisation. »
Elle sort de table en pleurant de vraies larmes et s’éloigne en boitillant. La mère est consternée.
«Ben il y avait peut-être vraiment une arête ? La tradition charcutière n’est plus ce qu’elle était…
- Tais-toi, sotte que tu es ! »
C’en est trop. Je me lève et jette ma serviette sur la table.
« Il suffit, Monsieur, je ne saurais partager plus longtemps ce repas avec un minable tyran domestique qui de plus a le vin mauvais ! Rassurez-vous, je regagne mon gourbi directement, bien que l’envie ne me manque guère de faire le détour afin de fournir à Mademoiselle votre fille une consolation moins éthérée que celle de l’abbé Chaud-Rond… »

N'aie crainte, mon tendre ami. Words, words ! Je ne renie pas cette époque où le colonel Chardou nous surnommait les deux folles du régiment.

Mille baisers de ton beau hussard…

jeudi 15 novembre 2018

Le hussard sous le toit (4)

Jeudi

Eh bien ça y est…
Il est enfin sous mon toit, celui que j'attendais.

LE BEAU LOGÉ NOUVEAU EST ARRRIVÉ !!!

Petit journal, je t'abandonne : j'ai désormais mieux à faire.



mercredi 14 novembre 2018

Le hussard sous le toit (3)

Mercredi


Ce matin je fus tirée du sommeil par un bruit inhabituel sous ma fenêtre. J’ai ouvert les volets et me suis penchée : deux gendarmes encadraient Jean-Sol Partre qui vociférait « Laissez-moi, je n’ai rien fait ! » tout en se débattant. Ce n’était pas plus mal, je n’aurais pas supporté de voir un homme accablé par le sort, je me serais sentie trop coupable. Et quant à trouver du réconfort auprès de l’abbé Chaud-Rond…
Je suis descendue prendre mon petit-déjeuner. En me pomponnant devant ma psyché, j’avais vérifié que je possédais tous les atouts pour séduire mon hussard - dire que demain il sera là - et sur la table trônait ma pâtisserie préférée, le cramique, que Marie réussit si bien.



Aussi j’étais toute guillerette quand maman est arrivée, la mine défaite.
« Ne faites pas cette tête, ma petite maman ! Il est enfin parti, ce Jean-Sol Partre. De le voir me donnait la nausée.
- Tu as des nausées ? »
J’ai vu le visage de maman se décomposer. Mais qu’a-t-elle pu imaginer ? Elle m’a vexée, aussi je la laisserai confrontée avec ses stupides angoisses. Je ne répondis pas à sa question, mais enchaînai en prenant un air indifférent :
« Il n’y a que du café ? Dommage, j’ai des envies de chocolat… »
Maman a l’air encore plus consternée. Bien fait pour elle, elle n’a pas à me prendre pour qui je ne suis pas ! Mais le retour de père fit diversion.
« J’ai accompagné les gendarmes. Savez-vous que le petit salopard risque le poteau d’exécution ? Ce n’est pas moi qui le plaindrai, après ce qu’il a fait à notre malheureuse fille… »
Je me suis dit : hum, les choses se gâtent ! L'affaire avait pris des proportions que je n'avais pas prévues… Si jamais le vilain gnome arrivait à prouver son innocence - et nul doute qu’il tentera de le faire vu les risques qu’il encoure -, je serais dans de beaux draps !
Heureusement, mon joli minois cache une cervelle bien faite. J'en ai, sous le chignon ! La solution fut aussitôt trouvée.
J’ai réussi à sangloter de façon plutôt convaincante.
« Le pauvre garçon. Il ne mérite pas ça. Il faut faire quelque chose. Si j’avoue que j’ai provoqué son geste, il sera sauvé, n’est-ce pas ?
- Mais…
- J’avoue alors, c’est moi qui ai glissé sa main sous mes jupons ! Faites venir les gendarmes… »
Et je pris l’air extatique d’une martyre professionnelle. À tel point que Marie qui était en train de débarrasser la table a cassé un bol, a joint ses mains en prière, a tourné son regard vers le ciel et a bredouillé :
« Merci Seigneur ! Ah, le bon abbé Chaud-Rond a fait un miracle. Mamzelle qui abritait hier des démons est devenue une sainte !
- Mais non ma bonne Marie, je fais simplement mon devoir… »
Et je baissai les yeux avec une charmante modestie.
Comme prévu, père s’exclama :
« Pas si vite ! Je me fiche du sort de ce ruffian. Et l’honneur de la famille ? Je t’interdis, ma fille, tu m’entends bien, ma fille, je t’interdis de faire une telle déclaration !
- Vous savez bien, père, que je vous ai toujours obéi…
- Hum…
- Si, si. Alors, même si c’est la mort dans l’âme quand je pense au sort réservé à ce malheureux, je ne passerai pas outre votre volonté. »

Et ben voilà, si ça tourne mal, ce sera désormais père qui portera le chapeau.

C’est avec un appétit d'ogre qui a inquiété maman que j’ai dévoré le repas de midi. Je n’ai pas pu m’empêcher de la titiller en refusant la tarte aux pommes et en affirmant que j’aurais préféré des fraises. Et dire qu’ainsi je me suis privée de mon dessert favori !
Il faut parfois faire des sacrifices quand on ne veut pas s’écarter de sa trajectoire.

Cet après-midi, j’ai fouillé le bureau de père pendant son absence. J’ai trouvé le billet de cantonnement qu’il avait reçu des autorités militaires. Mon beau hussard devrait arriver vers minuit. Youpi ! Heureusement, ce youpi n’était qu’intérieur quand maman, qui est toujours là au moment où il ne faut pas, m’a surprise la main dans le sac - ou plutôt dans le tiroir. Je lui ai affirmé que je cherchais le coupe-papier pour séparer les pages du recueil de poèmes que je venais d’acheter chez le libraire. Toujours aussi benête, elle m’a crue, ne pouvant s’empêcher d’ajouter qu’elle espérait que ces vers n’étaient pas trop osés.
Comment puis-je être le fruit de tels géniteurs ?

Je vais maintenant me coucher. Sous mon oreiller, j’ai glissé l’image découpée dans l’encyclopédie familiale...



Bientôt il sera dans notre logis, lui que j’attends…