J’avais acheté une livre de civet de sanglier sauvage taillé dans son cuissot avec l’intention de l’introduire dans la confection d’un pâté.
Mais visiblement ce projet ne suscite pas l’enthousiasme.
« En terrine ou en croûte ?
- Bof…
- En ajoutant quelques trompettes-de-la-mort ?
- Bof…
- Autant le dire, tu ne veux pas d’un pâté !
- Ben oui, je préférerais un civet bien mijoté… »
Maintenant c’est moi qui suis réticent. Pourquoi ?
Je ne le sais, mais je ne me sens absolument pas tenté en ce jour par un civet.
C’est qui le patron ?
« Pas de civet aujourd’hui. D’ailleurs je n’ai pas le
vin pour, et puis pas de cives non plus. Un civet sans cives, serait-ce un
civet ? Mais d’accord, je renonce au pâté ! »
C’est bien beau, mais il va falloir maintenant que j’invente
une recette…
C’est alors que le souvenir d’un mets dont je me régalais dans un petit restaurant non loin de mon travail où le cuisinier kabyle déclinait des plats simples mais bons aussi bien dans le registre bistrotier français que dans celui des spécialités de son pays, et ce pour le plus grand bonheur des employés des entreprises voisines : quand ce ragoût de bœuf aux patates sautées arrosé de jus de citron figurait parmi les plats du jour, je ne manquais pas de choisir de pousser la porte, délaissant les tables voisines comme celles de l’auvergnat moustachu chez qui le beaujolais coulait à flots, du roumain ombrageux dont la femme toujours souriante mitonnait de savoureux choux farcis, de la généreuse portugaise à deux pas de mon bureau chez qui l’on pouvait se croire en famille devant le bacalhau à Brás, du bistrot franchouillard où la serveuse ressemblait à Betty Boop et où le patron me collait une vaste serviette blanche autour du cou le jour des moules frites « Vous n’allez tout de même pas tacher votre cravate ! », du restaurant italien où opérait un authentique Napolitain, ruisselant de sueur à côté du four dans lequel, sous le regard blasé d’un chien trijambiste, il faisait virevolter de main de maestro les bûches rougeoyantes et les pizzas épanouies, ou de la gargote polonaise repaire de pochetrons, un peu plus éloignée de mon bureau - mais ses flaki bien épicées et son sombre bigos servis dans l’arrière-salle méritaient bien quelques pas supplémentaires - ou encore des brasseries proches de la gare de l’Est où je pouvais rêver que je débarquais d’Alsace, des divers établissements chinois envahissant le quartier - les copieux ou les raffinés, plus rares -, de la minuscule salle où le patron japonais (?), par je ne sais quel miracle, se rappelait mon nom qu’il ne manquait pas d’accoler à ses « arigato » en me déposant la modique addition, sans oublier les opportunités viandardes des portes de la Villette ou de Pantin… C’est dire si j’appréciais cette alliance parfaitement équilibrée de la rondeur et de l’acidité !
Mon sanglier se déguisera donc en bœuf pour la confection d’un
plagiat - sans doute approximatif, car le souvenir en est lointain - de ce plat
kabyle et plus qu’habile.
Je commence par faire revenir sur un trait d’huile d’olive les
morceaux de sanglier assaisonnés, les faisant bien dorer sur chaque face.
Sanglier pas sanglant |
Je les retire de la cocotte pour les remplacer par une découpe en pétales de deux oignons de Roscoff que je fais tomber parsemés d’une pincée de sel en baissant la flamme.
Ce ne sont pas vos oignons |
Puis la viande réintègre la cocotte, j’y ajoute laurier, thym, origan et sauge.
La rencontre |
J’arrose du jus d’un demi-citron et d’eau à hauteur. In memoriam : je parfume d’une pincée de ras-el-hanout, ayant une pensée pour ce cuisinier de l’ombre qui a su me régaler - et pas uniquement avec son bœuf citronné…
Je coiffe ma cocotte et laisse cuire à feu doux.
Au bout d’une vingtaine de minutes, je soulève le couvercle.
Le liquide a bien réduit, mais pas encore suffisamment, et, piquant la viande,
je constate qu’elle est encore trop ferme, ce qui était prévisible.
Ce n'est qu'un début |
L’idée me vient alors d’ajouter une cuillerée de miel. Je choisis un miel d’oranger de Valence, aux notes d’agrumes.
Je recoiffe et poursuis la cuisson.
Je profite de ce temps pour préparer mes pommes de terre sautées :
des Victorias que j’ai taillées en paysanne et blanchies brièvement. Je termine
leur cuisson à la poêle sur une cuillerée d’huile d’olive.
Et qu'ça saute ! |
Vingt nouvelles minutes se sont écoulées pour cette opération patate, je vérifie l’évolution du contenu de la cocotte. Eh bien, cette fois-ci, le résultat est là : le sanglier attendri à souhait baigne dans une sauce onctueuse bien réduite.
Une bonne réduction |
Je goûte, hum, c’est bien bon, mais il ne s’agit pas de me livrer à des agapes prématurées, non, j’agis pour la bonne cause : je rectifie l’assaisonnement : une pincée de sel, et c’est parfait. Et, pendant que j’y suis, n’oublions pas de faire tomber une petite pluie de fleur de sel sur les pommes de terre avant de les déverser dans la cocotte. J’arrose le tout du jus d’un citron, plus celui du demi-citron qui restait.
J’ai ciselé un petit bouquet de persil, la découpe repose sur une coupelle. J’en déverse les deux tiers dans la cocotte.
Un avant-goût |
Il reste encore une
bonne demi-heure avant de passer à table. Ça tombe bien, car j’ai l’intention de
laisser les parfums s’entremêler dans une bienveillante osmose. Je recoiffe donc,
et attends…
À table ! Je rallume la flamme sous la cocotte bien connue. Quand
le contenu recommence à bloublouter, je laisse encore cinq minutes, à couvert
afin que les pommes de terre se réchauffent bien.
C’est prêt ! Je fais tomber le reste de persil qui apportera la
touche verte en accord avec la fraîcheur du plat que sa teinte dominante ne
permet pas de présager.
La cocotte ultime |
« Mais c’est que c’est très bon :
- N’est-ce pas ? Toutefois je ne cracherais pas non plus sur une
part de pâté au sanglier… »
Ai-je retrouvé la saveur de mes souvenirs ? Bien sûr que non,
ne serait-ce qu’en raison de la note nettement giboyeuse qu’apporte ce sauvage
des Vosges. Qu’importe. Le plaisir est identique.
Mais non, je ne renouvellerai pas mon mauvais jeu de mots en affirmant
que j’ai été plus qu’habile !