Pauvre Chinchard…
Il aurait pu arriver chez moi en chantant :
J’ai besoin qu’on m’aime
Mais personne ne comprend
Ce que j’espère et que j’attends
Qui pourrait me dire qui je suis ?
Et j’ai bien peur
Toute ma vie d’être incompris
Car aujourd’hui : je me sens mal aimé
Mal aimé ! Et il n’a même pas de Chinchettes pour se trémousser derrière lui… Il est seul. Que dis-je, il n’existe pas.
Les grands anciens l’ignorent. J’ai mené des recherches approfondies : eh bien pas une ligne ne lui est consacrée dans les écrits d’un Escoffier, d’un Nignon, ni même au sein de l’œuvre encyclopédique de Joseph Favre. Mon maître Pomiane, qui pourtant se situe dans une cuisine simple, fort éloignée de celle des palaces, ne le mentionne dans aucune rubrique. La chère Madame saint Ange l’ignore superbement, pratiquant envers ce poisson bon marché un mépris dont elle n’est pourtant pas coutumière, soucieuse qu’elle est des deniers de ses disciples.
Il en est de même en ce qui concerne des grands chefs plus contemporains : rien sur Chinchard chez Robuchon, que dalle chez Ducasse, des clous chez Piège, nib chez Martin, macache chez Chapel, bernique chez Senderens, nada chez Nasti. Quoi, j’ai oublié Lignac ? J’en ai omis bien d’autres, et l’on parle de grands chefs, n’est-ce pas ? Exceptions confirmant la règle, Coutanceau et Couillon osent l’inscrire dans leurs menus. Mais leur voisinage des flots atlantiques leur autorise toute fantaisie dans des castings marins où ce pauvre Chinchard ne tient quand même pas le premier rôle…
Les nouvelles générations semblent donner une chance à Chinchard, mais est-ce bien pour de bonnes raisons purement gastronomiques ? Il autorise grâce à son faible coût (pourvu que ça dure…) une excellente rentabilité tout en permettant de proposer une carte aux tarifs plus accessibles que par la facturation d’une sole ou d’un bar, avec en outre un double avantage : d’une part se draper de la toge vertueuse du recours à une pêche responsable, et d’autre part s’autocoiffer des lauriers verdoyants d'une créativité capable de conférer la noblesse à la roture…
Enfin, bref… Comme ne dirait pas le chef Pepin.
Quant au Grand Larousse de la Cuisine, s’il mentionne ce pauvre Chinchard, c’est pour le noyer ou le mettre en boîte.
CHINCHARD Poisson de mer, de la famille des carangidés, au corps allongé, de 40 à 50 cm, au dos gris bleuâtre et aux flancs argentés, avec une ligne latérale garnie de plaques osseuses, lisses près de la tête, épineuses à l’arrière. Très répandu dans les mers tempérées, abondant en été et en automne, le chinchard (appelé également saurel) s’accommode comme le maquereau et convient bien aux soupes de poissons. On en fait aussi des conserves, nature ou à la sauce tomate.
Le Divellec met le doigt sur la raison de cet ostracisme dans son livre La Cuisine de la Mer :
Les chalutiers, aujourd’hui, les pêchent en abondance au large du Ghana et de la Sierra Leone, ce poisson étant fort apprécié en Afrique noire. On le trouve également sur toutes les côtes de France et il est fréquent sur nos marchés, il est en général ramené en même temps que le maquereau. Il est peu cher mais, très souvent, est assez dédaigné malgré sa chair fine car on ne sait pas le parer ; en effet, sa ligne latérale est garnie sur toute sa longueur d’une carène formée de plaques osseuses dites scutelles, lisses près de la tête et plus épineuses vers la queue, qu’il faut prendre soin de retirer avant la cuisson lorsqu’on le poêle ou le cuit au four. De préférence meunière.
Une méconnaissance que j’ai pu vérifier une fois de plus : le poissonnier ayant prétendu habiller mes deux chinchards pour la cuisson s’est bien gardé de supprimer ces plaques si désagréables dans l’assiette, et c’est moi qui ai dû me charger de cette besogne. Qu’en aurait-il été si je n’avais pas eu connaissance de cette particularité anatomique ? Bien vraisemblablement je n’aurais jamais racheté une bestiole si fastidieuse à manger…
Alors que là nous nous sommes régalés.
Point de meunière cependant...
Je dépose sur le gril le chinchard parsemé de fleur de sel et farci simplement d’une branche de romarin, d’une pincée de gros sel et d’une dizaine de grains de poivre blanc de Muntok.
Environ trois minutes sur chaque face, et le poisson est prêt à passer sur l’assiette.
Chinchards déplaqués |
Avant de décrire son accompagnement, il faut malheureusement préciser que cet ostracisme envers le chinchard est particulier à la France. Sans parler de l’Afrique, ce poisson est aussi très apprécié au Portugal. Je suis tenté par une recette découverte dans Cuisine Portugaise d’Évelyne Marty-Marinone paru chez Édisud :
Le chinchard entaillé est posé dans un plat sur un lit d’oignon, ail et persil hachés mélangés avec sel, laurier concassé, poivre et paprika, puis arrosé d’huile d’olive, de vin et d’eau. Il est entouré de cubes de pommes de terre et recouvert de fines tranches de lard salé blanc. Après avoir mariné une heure à température ambiante, le plat est enfourné à 220 °C puis poursuit sa cuisson à 160 °C pendant une demi-heure.
Et n'oublions pas le Japon... Les Japonais vont encore plus loin dans le respect du chinchard, quand ils le tuent sitôt pêché suivant la technique de l’ikejime avant une maturation de quelques heures – alors qu’elle est de plusieurs jours pour le thon. Je crains que les sashimis de chinchard que j’ai dégustés dans des restaurants japonisants de Paris ou de sa banlieue n’aient hélas pas subi le même rituel, n’empêche que malgré tout ils surpassaient de loin leurs équivalents découpés dans des maquereaux - par ailleurs poissons délicieux dans d'autres usages - en finesse et en tenue…
C’est précisément au Japon que j’ai fait appel pour accompagner mes chinchards : mon riz pilaf sera parfumé par un curry shichimi togarashi contenant piment de Cayenne, graines de pavot, poudre d’orange, graines de sésame, baie Sansho, gingembre, feuilles de nori.
Je fais suer au fond d’une casserole, sur un abondant trait d’huile d’olive, un oignon blanc nouveau ciselé, ajoute un brin d’origan et les trois quarts d’un petit bouquet de persil haché.
J’éteins le feu, verse une bonne cuillerée de shichimi togarashi et laisse infuser un quart d’heure.
Je ranime la flamme de l’épice inconnue, et balance un verre de riz long traditionnel dans la casserole afin de l’y faire nacrer. Je le noie sous deux verres de bouillon de volaille fumant, couvre d’un disque de papier siliconé, coiffe la casserole de son couvercle et enfourne pour vingt minutes à 170 °C.
À la sortie du four, je transfère ce riz cuivré et parfumé dans un plat en porcelaine. J’y étends le ruban du reste de persil et fais tomber quelques pincées de mon curry japonais. Un ajout superflu, car le riz est déjà suffisamment épicé : le piment de cayenne ne rechigne pas à la besogne.
Fort assaisonnement ! |
Retour au chapitre précédent : le riz est prêt, je le réserve dans le four éteint, le temps de m'occuper des chinchards.
Chanceux Chinchard : il est cuit à point.
Quoique à vrai dire ce soit plutôt moi qui ai eu de la chance…