samedi 3 juillet 2021

Pauvre Chinchard



Pauvre Chinchard…

Il aurait pu arriver chez moi en chantant :

J’ai besoin qu’on m’aime

Mais personne ne comprend

Ce que j’espère et que j’attends

Qui pourrait me dire qui je suis ?

Et j’ai bien peur

Toute ma vie d’être incompris

Car aujourd’hui : je me sens mal aimé

Mal aimé ! Et il n’a même pas de Chinchettes pour se trémousser derrière lui… Il est seul. Que dis-je, il n’existe pas.

Les grands anciens l’ignorent. J’ai mené des recherches approfondies : eh bien pas une ligne ne lui est consacrée dans les écrits d’un Escoffier, d’un Nignon, ni même au sein de l’œuvre encyclopédique de Joseph Favre. Mon maître Pomiane, qui pourtant se situe dans une cuisine simple, fort éloignée de celle des palaces, ne le mentionne dans aucune rubrique. La chère Madame saint Ange l’ignore superbement, pratiquant envers ce poisson bon marché un mépris dont elle n’est pourtant pas coutumière, soucieuse qu’elle est des deniers de ses disciples. 

Il en est de même en ce qui concerne des grands chefs plus contemporains : rien sur Chinchard chez Robuchon, que dalle chez Ducasse, des clous chez Piège, nib chez Martin, macache chez Chapel, bernique chez Senderens, nada chez Nasti. Quoi, j’ai oublié Lignac ? J’en ai omis bien d’autres, et l’on parle de grands chefs, n’est-ce pas ? Exceptions confirmant la règle, Coutanceau et Couillon osent l’inscrire dans leurs menus. Mais leur voisinage des flots atlantiques leur autorise toute fantaisie dans des castings marins où ce pauvre Chinchard ne tient quand même pas le premier rôle… 

Les nouvelles générations semblent donner une chance à Chinchard, mais est-ce bien pour de bonnes raisons purement gastronomiques ? Il autorise grâce à son faible coût (pourvu que ça dure…)  une excellente rentabilité tout en permettant de proposer une carte aux tarifs plus accessibles que par la facturation d’une sole ou d’un bar, avec en outre un double avantage : d’une part se draper de la toge vertueuse du recours à une pêche responsable, et d’autre part s’autocoiffer des lauriers verdoyants d'une créativité capable de conférer la noblesse à la roture…

Enfin, bref… Comme ne dirait pas le chef Pepin.

Quant au Grand Larousse de la Cuisine, s’il mentionne ce pauvre Chinchard, c’est pour le noyer ou le mettre en boîte.

CHINCHARD Poisson de mer, de la famille des carangidés, au corps allongé, de 40 à 50 cm, au dos gris bleuâtre et aux flancs argentés, avec une ligne latérale garnie de plaques osseuses, lisses près de la tête, épineuses à l’arrière. Très répandu dans les mers tempérées, abondant en été et en automne, le chinchard (appelé également saurel) s’accommode comme le maquereau et convient bien aux soupes de poissons. On en fait aussi des conserves, nature ou à la sauce tomate.


Le Divellec met le doigt sur la raison de cet ostracisme dans son livre La Cuisine de la Mer :

Les chalutiers, aujourd’hui, les pêchent en abondance au large du Ghana et de la Sierra Leone, ce poisson étant fort apprécié en Afrique noire. On le trouve également sur toutes les côtes de France et il est fréquent sur nos marchés, il est en général ramené en même temps que le maquereau. Il est peu cher mais, très souvent, est assez dédaigné malgré sa chair fine car on ne sait pas le parer ; en effet, sa ligne latérale est garnie sur toute sa longueur d’une carène formée de plaques osseuses dites scutelles, lisses près de la tête et plus épineuses vers la queue, qu’il faut prendre soin de retirer avant la cuisson lorsqu’on le poêle ou le cuit au four. De préférence meunière.

Une méconnaissance que j’ai pu vérifier une fois de plus : le poissonnier ayant prétendu habiller mes deux chinchards pour la cuisson s’est bien gardé de supprimer ces plaques si désagréables dans l’assiette, et c’est moi qui ai dû me charger de cette besogne. Qu’en aurait-il été si je n’avais pas eu connaissance de cette particularité anatomique ? Bien vraisemblablement je n’aurais jamais racheté une bestiole si fastidieuse à manger…

Alors que là nous nous sommes régalés. 


Point de meunière cependant...

Je dépose sur le gril le chinchard parsemé de fleur de sel et farci simplement d’une branche de romarin, d’une pincée de gros sel et d’une dizaine de grains de poivre blanc de Muntok.

Environ trois minutes sur chaque face, et le poisson est prêt à passer sur l’assiette.

chinchard
Chinchards déplaqués

Avant de décrire son accompagnement, il faut malheureusement préciser que cet ostracisme envers le chinchard est particulier à la France. Sans parler de l’Afrique, ce poisson est aussi très apprécié au Portugal. Je suis tenté par une recette découverte dans Cuisine Portugaise d’Évelyne Marty-Marinone paru chez Édisud :

Le chinchard entaillé est posé dans un plat sur un lit d’oignon, ail et persil hachés mélangés avec sel, laurier concassé, poivre et paprika, puis arrosé d’huile d’olive, de vin et d’eau. Il est entouré de cubes de pommes de terre et recouvert de fines tranches de lard salé blanc. Après avoir mariné une heure à température ambiante, le plat est enfourné à 220 °C puis poursuit sa cuisson à 160 °C pendant une demi-heure.


Et n'oublions pas le Japon... Les Japonais vont encore plus loin dans le respect du chinchard, quand ils le tuent sitôt pêché suivant la technique de l’ikejime avant une maturation de quelques heures – alors qu’elle est de plusieurs jours pour le thon. Je crains que les sashimis de chinchard que j’ai dégustés dans des restaurants japonisants de Paris ou de sa banlieue n’aient hélas pas subi le même rituel, n’empêche que malgré tout ils surpassaient de loin leurs équivalents découpés dans des maquereaux - par ailleurs poissons délicieux dans d'autres usages - en finesse et en tenue…


C’est précisément au Japon que j’ai fait appel pour accompagner mes chinchards : mon riz pilaf sera parfumé par un curry shichimi togarashi contenant piment de Cayenne, graines de pavot, poudre d’orange, graines de sésame, baie Sansho, gingembre, feuilles de nori.

Je fais suer au fond d’une casserole, sur un abondant trait d’huile d’olive, un oignon blanc nouveau ciselé, ajoute un brin d’origan et les trois quarts d’un petit bouquet de persil haché.

J’éteins le feu, verse une bonne cuillerée de shichimi togarashi et laisse infuser un quart d’heure.

Je ranime la flamme de l’épice inconnue, et balance un verre de riz long traditionnel dans la casserole afin de l’y faire nacrer. Je le noie sous deux verres de bouillon de volaille fumant, couvre d’un disque de papier siliconé, coiffe la casserole de son couvercle et enfourne pour vingt minutes à 170 °C.

À la sortie du four, je transfère ce riz cuivré et parfumé dans un plat en porcelaine. J’y étends le ruban du reste de persil et fais tomber quelques pincées de mon curry japonais. Un ajout superflu, car le riz est déjà suffisamment épicé : le piment de cayenne ne rechigne pas à la besogne.

shichimi togarashi , riz pilaf
Fort assaisonnement !

Retour au chapitre précédent : le riz est prêt, je le réserve dans le four éteint, le temps de m'occuper des chinchards.


Chanceux Chinchard : il est cuit à point. 

Quoique à vrai dire ce soit plutôt moi qui ai eu de la chance…


lundi 28 juin 2021

Moules sauce incurie, puis bonnes pâtes

À la mi-juin, l’envie de déguster une bonne platée de moules marinières m’est passée par la tête. Aussitôt pensé, aussitôt exécuté…

Trois livres de moules de bouchots de la baie de Saint-Brieuc bien nettoyées - à vrai dire il n’y avait pas grand-chose à faire - se sont trouvées dans le sautoir où une sauce attendait leur ouverture. J’avais fait fondre dans une noix de beurre deux échalotes ciselées avant d’y ajouter une gousse d’ail tranchée finement, une feuille de laurier, un brin de thym et surtout une bonne cuillerée de curry breton dont je ne doutais pas qu’il allait faire merveille avec ses compatriotes bivalves. Puis j’avais inondé tout ce petit monde d’un mascaret de muscadet cascadant - un grand verre - précédant une chute de persil haché qui n’a pas tardé à se noyer pendant les quelques minutes de réduction à feu vif qui ont suivi.

moules, jus de cuisson
Beau bon jus

Sans baisser la flamme j’ai balancé mes moules briochines dans le récipient fumant et coiffé le récipient de son couvercle. Après trois ou quatre minutes de feu vif et de secousses, les coquillages étaient entrouverts, et la cuisine était envahie de parfums rudement appétissants. Encore une pincée d'herbe et un soupçon de curry breton...

moules marinières, curry breton
C'est le jour d'ouverture

Il ne restait plus qu’à apporter le sautoir sur la table, accompagné d’un grand pochon pour prélever les assiettées. 

moules marinières, curry breton
Moi aussi je vais bailler ...mais d'ennui


Hélas, le bilan fut mitigé. Si le jus s’est révélé aussi délicieux que les fumets qu’il dégageait, en revanche les coquilles ne révélaient que des mollusques étiolés, maigrichons, voire ratatinés bien éloignés de ces chairs dodues dont on se demande, en les cueillant du bout des dents, comment d’aussi grosses bêtes ont pu se terrer dans un si petit réceptacle.

Eh oui, rien d’étonnant à ça, la saison des moules de bouchot débute en juillet. Je n’ai à m’en prendre qu’à moi, à mon incurie ! Que l’on me cloue au bouchot, exposé à la risée publique, c’est tout ce que je mérite…



C’est pour cette raison que je tente aujourd’hui de me racheter par un mets que j’espère réussi. Ce ne sera pas chose facile, car mon projet demande un timing méticuleux.

Ce plat consistera en des pâtes aux coques et gambas. Trois ingrédients qui nécessitent de brefs temps de cuisson bien calibrés…

Une heure avant le repas je mets à dégorger une livre de coques, précaution qui se révélera inutile car ces coquillages ne contiennent aucun sable.

Mon geste inaugural avant les cuissons est de hacher grossièrement un petit bouquet de persil, les feuilles d’un bouquet d’origan et trois petites têtes d’un ail nouveau qui vient de montrer le bout de son nez au jardin. Je réserve cette persillade améliorée.


CUISSONS :

Première étape :

Utilisant une poêle à poisson rectangulaire barbouillée d’huile d’olive en guise de plancha, je saisis une vingtaine de gambas sur chaque face seulement quelques secondes, juste le temps de colorer les carcasses en laissant cru l’intérieur. 

gambas, pâtes aux fruits de mer
L'échauffement avant l'action

J’enlève les bêtes de la poêle, les étête et les déshabille, ne laissant que la nageoire caudale. Je réserve.

Deuxième étape :

J’étale les débris de carcasse sur la même poêle que je caramélise à feu vif. 

gambas, jus
Quand la gambas se décarcasse

J’ajoute trois gousses d’ail d’Arleux en chemise grossièrement écrasées, deux branches d’origan, une de thym, une feuille de laurier, une bonne cuillerée d’huile d’olive. J’éteins le feu pour laisser infuser un quart d’heure, puis je remets à feu vif en versant deux verres de muscadet. Je laisse réduire du tiers. Je verse alors le contenu de la poêle dans un chinois placé au-dessus d’une casserole, pilonnant les têtes et carcasses pour extraire la substantifique essence. Je réserve ce jus parfumé.

Troisième étape :

Je sors la poêle destinée au service et la barbouille d’huile d’olive et je porte à ébullition une grande casserole d’eau salée. Je plonge dans le liquide bouillonnant des tagliatelles aux œufs. 


Sur le paquet, il est prescrit trois minutes de cuisson. J’évacue ces pâtes au bout de seulement une minute pour les transférer aussitôt dans cette poêle accueillante.

Quatrième étape :

Je remplace la casserole de cuisson des pâtes par celle qui contient le jus de gambas. Toujours à feu vif, je porte ce jus à ébullition en y intégrant les trois quarts de ma persillade et y verse les coques égouttées. Je coiffe d’un couvercle. Une minute plus tard, je le soulève : les coquillages ont commencé à s’ouvrir. Je secoue, encore une dizaine de secondes, et je transfère les coques légèrement entrebâillées dans le nid que j’ai creusé au centre des tagliatelles. Sans perdre un instant, j’arrose ces dernières du jus de gambas mélangé à celui exprimé par les coques et relevé d’un tour de moulin de poivre rouge.

Cinquième étape :

Je dispose les gambas décortiquées sur la couronne de pâtes. Il m’en reste trois qui viennent s’allonger sur les coques. Je place la poêle sur un feu vif pour deux minutes. Les pâtes finissent de cuire dans ce jus, s’imprégnant de ses parfums, les coques s’ouvrent complètement et les gambas se remettent à température, se nacrant au centre.

Je retire la poêle du feu et fais tomber le reste de persillade sur les coques. À l’aide d’un zesteur, je prélève des lanières dans le zeste d’un citron jaune et les éparpille sur le plat. Je termine par un trait d’huile d’olive des Baux de Provence de la variété Grossane qui ajoutera des arômes fruités.

tagliatelles, gambas, coques
Le cercle de gambas reparues


CONSOMMATION :

C’est l'étape la plus simple : il s’agit de se mettre à table et déguster. 

Ma modestie naturelle ne m’empêchera pas de chanter les louanges de ce plat, les cuissons sont toutes réussies, respectant les textures et les goûts. De plus, contrairement à mes non regrettées moules malingres, ces coques sont pleines à souhait d’une chair empreinte de délectables saveurs iodées qui transportent au bord de la mer.

Je ne crierai pas haro sur la moule car je suis le seul coupable. 

Non, je chanterai coqu’orico, dansant la tagliatelle pendant que les gambas se décarcassent à en perdre la tête. C’est la fête !


samedi 26 juin 2021

Dans de beaux draps


Alléluia ! Première récolte de petits pois au jardin !

Bien entendu, je les ai traités avec tout le soin qu’ils méritaient. J’ai étendu au fond de la casserole un lit douillet de feuilles d’une laitue issue d’une planche voisine, agrémenté de quelques noisettes de beurre doux de Charentes Poitou. J’avais ciselé un trio de feuilles de menthe poivrée, ces petites lanières sont venues se mélanger avec les tendres grains, ainsi qu’un quintet (à claques ?) de mini-oignons blancs nouveaux, derniers rescapés d’une botte largement mise à contribution les jours précédents. J’ai ajouté les découpes en longueur d’une carotte - la touche rouge qui me manquait. Un petit verre d’eau fraîche pour la route, deux ou trois pincées de gros sel de l’île de Ré, un nouveau quintet (de l’art ?) et j’ai étendu les draps du dessus, en l’occurrence les dernières feuilles de la salade. Un disque de papier sulfurisé troué au centre, le couvercle, et, hop, la casserole sur la flamme. Une dizaine de minutes plus tard, les petits pois étaient à point. Pendant cette cuisson végétarienne, je n’ai pas perdu mon temps. J’aime bien les légumes, surtout fraîchement arrivés du jardin, je m’en régale même, mais ce n’est pas pour autant que je me laisserai priver de viande, qu’elle soit brute et sanguinolente, à peine saisie sur la poêle ou sur le gril, mitonnée longuement dans une cocotte, ou transformée avec talent par un artisan. Pour accompagner ces petits pois, c’est un charcutier alsacien qui viendra à ma rescousse…

J’ai choisi de déposer une noix de beurre au fond d’une poêle et d’y allonger trois saucisses paysannes qui s’y coloreront doucement. Doucement, car il s’agissait de ne pas les laisser s’éclater - le droit à s’éclater m’est réservé. Ces saucisses paysannes sont une version de la Brotwurscht hachée moins finement que la traditionnelle, ce qui leur donne plus de mâche. Une telle déclinaison était donc parfaite pour offrir un jeu de texture avec la tendreté des petites sphères vertes crevant sur la langue au moindre effleurement quenotteux ou ratichaire (ça dépend de l’âge de l’impatient…) et elle était suffisamment discrète pour laisser le premier rôle à la vedette horticole.

Charcuterie et petits pois furent prêts à envahir les assiettes quasiment à la même seconde.

J’ai alors déployé quelques draperies, apparitions d’une chrysoprase fantomatique dans la nuit veinée que bientôt une grêle smaragdine (ouais, c’est un mot que j’aime bien - presque autant que les petits pois…) va venir colorer. L’andrinople (j’aime un peu moins, mais je ferai avec…) de ma flèche finale s’est planté loin du cœur - je vise mal - ce qui ne m’empêche pas de déposer le bouquet de la victoire sous la forme d’une pousse de menthe poivrée qui me rappelle que je ne dois pas oublier que je dois donner un tour de moulin de ces grains rouges de Kampot si parfumés.

Et hop la, à table !

petits pois, saucisse alsacienne
Attaque de saucisses paysannes sur des petits pois dans de beaux draps


Afin de continuer à surfer sur ma vague alsacienne, je décapsule des bouteilles d’une excellente bière artisanale du Haut-Rhin à l’agréable amertume et qui regorge de houblon - les deux faits étant probablement liés...


Pas de dessert, le repas se terminera par la dégustation d’un munster blanc, simplement salé mais non encore affiné.

Il est frais à souhait.

munster jeune
Munster blanc

Je suis comblé, car depuis bien longtemps j’ai été privé de ce fromage aux suaves saveurs de lait cru dont je m’étais régalé jadis en alternance avec des munsters bien affinés au cours d’un séjour à Orbey.

Hélas, ce qu’il m’est impossible de retrouver à domicile, c’est la délicatesse des vraies truites au bleu recroquevillées dans mon assiette, sorties de leur eau glacée montagnarde quelques secondes avant leur cuisson par le cuisinier du petit restaurant à deux pas de la location d'où je pouvais voir depuis la fenêtré de ma chambre des vaches intrépides jouer au dahu sur les pentes herbeuses. 

Ce brave homme préparait aussi de savoureux râbles de lièvre à la crème  au cœur rosé, presque saignant, accompagnés de Spâtzle brillantes sous leur voile de beurre fondu, plat dont heureusement l’imitation est plus à ma portée - tout au moins la tentative.

Et le kirsch aux fragrances puissantes distillé par le fermier... Hum !

Et... Et...

Conclusion : le petit pois versaillais peut rouler pour nous emporter jusqu’en Alsace. Étonnant, non.


samedi 19 juin 2021

Canard à l'orage

Les conditions climatiques me rendaient plus que réticent à la simple idée d’allumer le four.

La bonne cuisson d’un dodu magret de canard du Sud-Ouest n’était pas un impératif suffisant pour me motiver en cet épisode orageux. D’autant plus qu’il existait une solution de rechange pour remplacer ma procédure habituelle avec enfournement, même si cette cuisson à la poêle et au feeling demande plus d’implication et une maîtrise que je ne suis pas vraiment certain de posséder. 

Mais tant pis, j'ai pris le risque !

J’ai d’abord déballé ce magret qui était réservé au frais. Je l’ai posé sur une planche pour le débarrasser de son gras superflu et de ses aponévroses et je l’ai strié en le sabrant de la lame bien affûtée de mon couteau. Il faisait tellement chaud que rapidement ces à-pic s’évanouirent, comblés par la fonte prématurée de la strate sous-dermique. Ah ce réchauffement climatique ! Cet effondrement ne m’a toutefois pas empêché de poursuivre mes préparatifs. J’ai frotté les deux faces, côté peau et côté chair, avec la chair écrasée de deux gousses d’ail de Lautrec, puis je les ai parsemées de fleur de sel et de poivre rouge moulu grossièrement. Enfin j’ai effeuillé en la frottant entre mes mains au-dessus du magret une branche de thym en fleur du jardin.

J’ai laissé reposer à (… haute) température ambiante durant une demi-heure afin que la pièce s’imbibe des parfums et ne subisse pas de choc thermique au commencement de la cuisson.

magret de canard
J'ai feuilleté le beau thym


Le magret était déjà déposé sur la poêle, mais côté chair. Je l’ai retourné et j’ai placé cet ustensile de cuisson sur une petite flamme, tout juste suffisante pour que la graisse s’écoule en son fond.

Quand la viande est devenue un îlot émergeant de sa petite mer huileuse, je l’ai évacuée provisoirement sur une plaque à débarrasser, le temps de vider le liquide de la poêle dans l’évier. Oui, je sais ce n’est pas bien, mais j’invoque l’état d’urgence et le fait que la graisse d’oie que je conserve précieusement dans un bocal suffit à mes besoins occitans, me semblant cent fois meilleure que ce résidu concentré de la paresse des éleveurs et de la méconnaissance des consommateurs - que n’avais-je à la place de ce coincoin consensuel une aile d’oie à me mettre sous la dent…

Vilain éleveur écartant l'oie au profit du canard


J’ai réintégré le magret et haussé la flamme au maximum. Deux minutes plus tard, j’ai vérifié en soulevant légèrement un côté à l’aide d’une pince que la peau était bien dorée. C’était le cas, alors j’ai retourné la pièce et éteint le feu, laissant la cuisson côté chair se poursuivre par inertie.

magret de canard
Magret et son craquelin parfumé


Pendant ce temps se poursuivait la cuisson d’asperges des Landes à la vapeur dans mon bienvenu cuiseur Dejelin qui m’évitait de porter à ébullition une grande casserole d’eau sur un feu supplémentaire. J’ai piqué les turions de la pointe d’un couteau : ils étaient presque cuits mais encore al dente. J’ai éteint la production de vapeur, les laissant cependant au chaud sur leur plaque perforée.

Le magret passa sur une planche de découpe. Alléluia, je ne m’étais pas vautré, le magret était bien rosé comme il se doit. J’ai disposé les tranches dans les assiettes. Par cette température et dans cette ambiance de moiteur, pas question de me lancer dans la confection d’une sauce style hollandaise ou même à la flamande pour les asperges. Je me suis contenté de mélanger grossièrement le jus d’un demi-citron, une cuillerée de vinaigre balsamique traditionnel de Modène, une pincée de sel fin, un tour de moulin de poivre noir, trois cuillerées d’huile d’olive de Provence. J’ai réparti cette vinaigrette entre deux petits récipients en terre où elle n’a pas manqué de trancher comme c’était prévisible, mais ce n’était pas grave, les asperges étaient là, aptes à servir de mouvettes, d’ailleurs en terminant le dressage des assiettes je leur ai montré le chemin.

magret de canard, asperges
Canard à l'orage



Nous pouvions désormais passer à table sous un tonnerre qui n’était pas d’applaudissement, mais je n’avais certes pas besoin de chauds compliments. D’un petit rosé bien frais plutôt…


vendredi 18 juin 2021

Pour faire la cuisine d'un pigeon


Prendre d’abord une casserole

Avec le couvercle enlevé

Y mettre ensuite

Quelque chose de joli

Quelque chose de simple

Quelque chose de beau

Quelque chose d’utile pour le pigeon


Poser ensuite la casserole près d’une fenêtre

Sur un toit

Près d’une cheminée

Se cacher derrière la fenêtre

Sans rien dire

Sans bouger


Parfois le pigeon arrive vite

Mais il peut aussi bien mettre de longues années

Avant de se décider

Ne pas se décourager

Attendre

Attendre s’il le faut pendant des années

La vitesse ou la lenteur de l’arrivée du pigeon

N’ayant aucun rapport

Avec la réussite du plat


Quand le pigeon arrive

S’il arrive

Observer le plus profond silence

Attendre que l’oiseau entre dans la casserole

Et quand il est entré

Poser doucement le couvercle

Puis

Transformer en victuaille la proie capturée

En ayant soin de ne laisser aucune des plumes au pigeon


Faire ensuite la cuisson des herbes

En choisissant les plus belles de leurs branches

Pour le pigeon

Cuire aussi le vert feuillage et la fraîcheur du vent

La poussière du soleil

Et les senteurs du jardin dans la chaleur de l’été

Et puis attendre que le beurre se décide à crépiter


Si le pigeon ne roucoule pas

C’est mauvais signe

Signe que le plat est mauvais

Mais s’il roucoule c’est bon signe

Signe que vous pouvez signer


Pas d’une plume du pigeon

Il n'y en a plus

Mais de son sang car il est cuit à point


pigeon
Sous les toits de Versailles

 

Et de l’autre côté de la cour ma voisine qui bohème sous les toits attend toujours…

Le volailler, c’est quand même plus sûr !


mardi 15 juin 2021

Vacheries


Je ne voudrais pas passer pour une aigrie.

Mais tout de même…

En 2018, j’étais une vedette, mon portrait s’affichait partout.



Même le président de la République avait tenu à m’honorer de sa visite. 


Certes la petite tape que Macron m’a donnée sur le mufle était un peu timide - un Chirac, l’homme qui savait murmurer à l’oreille des bovins, n’aurait pas hésité à me mettre la main aux fesses - mais au moins j’étais sous les sunlights. On me photographiait, me filmait… Bref, j’étais une star.

Et dire que désormais je me consacre à des animations de supermarché pour promouvoir, devinez quoi ? Même pas le bon lait prodigué par mes sœurs, produit dont je pourrais au moins me réjouir de vanter les qualités, non, un petit pinard de Marcillac. Appellation AOC ? Ce serait trop beau… Un jaja gouleyant, au dire des amateurs, mais qui reste un simple vin de pays, celui que l’on débouche entre potes, mais pas pour fêter un César…

Je n’ambitionnais pas une carrière aussi longue que celle de La Vache qui rit, mais passer aussi vite aux oubliettes…

Et aujourd’hui, c’était le pompon !

Au départ j’étais plutôt contente. J’avais reçu une invitation à venir à Versailles, aussi je m’attendais à assister à un festin royal. Pensez-vous ! Je trouve mon picrate auvergnat s’aérant péniblement dans un coin d’une table ronde qui n’a rien de celle de preux chevaliers, même pas habillée d’une nappe.

Je le reconnais, au début j’ai ressenti quand même une petite pointe de nostalgie qui a remonté mon moral en berne. L’Aubrac était là, sous la forme de saucisses accompagnées d’un aligot bien filant.

aligot saucisses
Aligot home

Une performance quand on voit les conditions dans lesquelles ce plat a été réalisé. Vive les grandes cuisines de la campagne où même une grosse vache comme moi pourrait trouver sa place. J’ai vu le moment où il n’y aurait plus assez d’espace pour étirer l’aligot ! C’est peut-être pour cette raison que le maître de céans a commencé par enrouler les prémices de ruban autour de sa spatule - maryse en plastoc, quelle hérésie !

aligot
Bigoudi d'aligot


Puis il a fini par se rendre compte que, de toute façon, son bras avait des limites…

aligot
Jusqu'où ?


Malgré ma déprime, j’ai quand même bien ri quand il s’évertuait à se débarrasser des fils pour partager l’aligot entre deux assiettes. Il a fini par recourir aux ciseaux ! La cuisine urbaine, c’est quelque chose…


En revanche j’ai vite perdu cette gaîté quand l’on est passé au fromage. Devinez ce que l’olibrius sans vergogne est venu déballer à mes pieds : un roquefort. 

roaquefort, Coulet
Coulet presque coulant...

Pas un de ces bons fromages de lait de vache comme on sait les faire en Aubrac. Non, un fromage de brebis. Beurk, ça puait le vieux bélier ! D’autant plus qu’il s’agissait d’un vétéran de 16 mois d’âge, le Castelviel de Gabriel Coulet. Et quand j’ai vu arriver le piteux papier d’alu froissé qui avait préservé tant bien que mal le roquefort déjà entamé, je me suis demandé si un acharnement thérapeutique à coups de pénicillium n’avait pas été pratiqué dans l'EHPAD fromagère de cet appartement sinistre. Le pire, c’est que le zigoto avait l’air de se régaler de ces puantes bouchées ovines qu’il faisait descendre goulûment dans son estomac blindé à l’aide du pichtegorne rural dont j’assure la promotion.

Heureusement ce spectacle peu ragoûtant avait une fin, et j’ai soupiré d’aise quand on est passé au dessert. Je dois reconnaître une certaine cohérence dans le déroulement du menu, puisqu’il s’agissait d’un gâteau aux noix du Rouergue, non loin de chez moi : le Pastissou.


Hélas ce gugus, inconséquent dans son numéro de simulacre ethnique, a fini le repas en dédaignant la bouteille dont mon corps photogénique est le prestigieux faire valoir. Il a préféré accompagner cette pâtisserie auvergnate d’une tasse de moka venu d’Éthiopie ! Avec un dernier affront, présenter ce Pastissou cul par-dessus tête, la fine couche de meringue en dessous *…  

Je ne suis pas méchante, parfois vache simplement, mais en voyant le couteau trancheur se détacher laborieusement de la découpe pour faire apparaître une couche de caramel bien collante enrobant les éclats de noix, je n’ai pu m’empêcher de souhaiter que l’usurpateur y laissât son dentier**.

gâteau au noix, Pastissou
Un beau cul

Vivement mon retour au pays !


* Tel est mon bon plaisir, je trouve la pâte sablée plus esthétique que la morne plaine livide de la meringue.

** Je tiens à préciser que je ne porte pas de dentier, alors dégage et va-t’en ruminer dans ton coin !


dimanche 13 juin 2021

Fragmentation du patatoïde primeur


Pommes de terre primeur de Noirmoutier…


Je ressens de la sympathie envers ces pommes de terre arrachées prématurément à leur île natale qui viennent se peler loin des embruns iodés. Ces déportations massives en cagettes et autres sachets carcéraux pour finir entassées sous les néons de supermarchés me les feraient plutôt prendre en pitié, une compassion qui ne peut que me pousser à les traiter avec le respect affectueux qu’elles méritent.

Aussi quiconque m’aurait vu m’acharner contre ces malheureux tubercules, les pourfendant en long en large et en travers, eut pu croire que j’étais atteint d’une folie patatoïcide soudaine. Un psy serait parti à la recherche du pesant souvenir d’enfance refoulé dont je me libérais enfin, un mystique eut prié pour le salut de mon âme, un pragmatique eut commencé par me désarmer avant de placer les Noirmoutrines en zone sécurisée, et tout à chacun se serait indigné, me vouant aux gémonies sur les réseaux sociaux.

En réalité cette agression n’en était pas une. Il s’agissait bien au contraire de permettre à cette chair d’élite de s’exprimer au mieux. En effet, déçu par la dégustation de grosses sœurs acquises lors d’un achat précédent, j’avais décidé de m’orienter vers un conditionnement décrit comme de petit calibre. Las, ces pommes de terre primeur étaient encore bien éloignées de mon désir de grenailles, introuvables car sans doute plus compliquées à récolter - mais peut-être ai-je mauvais esprit - dont le rapport surface/volume est optimum pour la présence mêlée de goûts et de textures. Aussi, afin de me rapprocher de ce calibre idéal, j’ai fragmenté ces tubercules sans toutefois les débarrasser de leur fine peau. Pas si fine que ça d’ailleurs, résistante au grattage (et même au tirage), ce qui me rend songeur…

Je blanchis ma grenaille anguleuse par un passage d’une minute à l’eau bouillante, je les égoutte et sèche dans un torchon, puis je les verse dans une poêle où crépite le mélange d’une cuillerée d’huile d’arachide et d’une grosse noix de beurre. Je laisse à feu moyen bas une vingtaine de minutes en secouant régulièrement. Je termine par une coloration qui exigera deux à trois minutes à feu vif. J’éteins la flamme, j’assaisonne de fleur de sel (de l’île de Ré, restons entre voisins), je parsème de la persillade que j’avais hachée et réservée. Un tour de moulin de poivre noir, et les pommes de terre primeur de Noirmoutier sont prêtes à accompagner les onglets qui étaient saisis non loin d’elles.

pommes de terre primeur, Noirmoutier

Et k'ça saute !


Certes cette découpe ne roule pas sur la langue, mais le croustillant de surface au bon goût beurré est présent, et l’intérieur fruité fond dans la bouche sans se montrer farineux. Que demander de plus ?

Cependant que ne faut-il pas faire pour pallier les problèmes d’approvisionnement !