Un témoignage poignant…
Je vais le publier tel qu’il m’est parvenu, récit de la triste vie d’une anonyme que je baptiserai, faute de mieux, Madame Patate. Je joins quelques photos prises à l'aide d'une caméra infiltrée.
Je suis née dans une commune rurale du centre de la France. Ma première enfance fut heureuse, nourrie par une mère attentive qui m’abreuvait d’une sève généreuse. Blottie contre elle, je ne souffrais pas du froid quand une bise nocturne balayait notre domaine. Je commençais à grossir à vue d’œil, et j’attendais avec impatience le moment où je serai une pomme de terre dodue, prête à moi aussi devenir une génitrice généreuse rendant à ma progéniture tout l’amour que l’on m’avait donné.
Hélas, je ne connaîtrai jamais un tel bonheur.
Un matin, je fus réveillée par le grondement d’un tracteur. Je m’apprêtais à simplement maudire l’importun qui allait me priver de ma grasse matinée, ce moment béni où l’on sent la terre se réchauffer sous les premiers rayons du soleil, quand ce fut le séisme. Je fus soudain arraché à ma mère que je vis disparaître derrière une motte de terre, on m’extirpait, me secouait, me jetait dans un cageot au milieu de mes sœurs affolées. « Je n’y crois pas ! », pleurnichait l’une d’elles en se frottant désespérément les yeux.
Mais si, c’était vrai, nous étions déportées de notre terre natale.
J’abrégerai la narration de mes périples, navrante odyssée faite plutôt de pitoyables transvasements que de bruit et de fureur. Que l’on sache simplement que je finis sur un étal de marché, où je fus jaugé par des regards lubriques. Que mes compagnes d’infortune et moi-même avons pu entendre comme commentaires insultants et stupides…
« Elles ne sont pas bien calibrées »
« Pas même de l’île de Noirmoutier »
« C’est cher pour de la patate anonyme »
« Y en a des difformes ! »
Difforme toi-même, eh, la mocheté embagousée…
Je commençais à me demander combien de temps j’allais rester là, avec le soleil qui me tapait sur le crâne j’étais bonne pour l’insolation, quand je vis que l’on nous montrait du doigt. « Vous m’en mettrez une livre… »
Sachet de papier kraft, panier, coffre de voiture qui claque, cahots, pêne qui grince, vue d’un plafond et de poutres, tiens ici il fait frais, sortie du sac pour une petite cassette en bois.
Deux jours plus tard, une main s’empare de la moitié de mes sœurs. Des parfums de viande grillée me parviennent. Mais je doute que mes sœurs aient participé au festin. En tout cas pas en tant que dégustatrices…
Quelques jours passent, on ne s’occupe pas de nous. Des bagages se font. Allons-nous être oubliées dans notre coin ou balancées je ne sais où sans autre forme de procès ? Mais non, on parle de nous.
« Ouais, elles ne sont pas terribles, mais ce serait quand même dommage de les jeter..
– On les remet dans un sac en papier, et on les emmène avec les fruits… »
Le soir, après quelques heures de route, je découvre mon nouveau logis. Un appartement.
Nous sommes reléguées entre divers produits, dont des légumes que nous voyons arriver et partir peu après vers la cuisine. Mais nous, on n’a même pas pensé à nous sortir de notre sac. Des jours passent, des semaines même. Nous crevons de chaleur, je me flétris. Qui reconnaîtrait la pimpante gamine dans la gnomesse toute ridée que je suis devenue. Ma chair est molle, mes yeux sont tout enchifrenés.
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Madame Patate |
Certaines de mes compagnes me ressemblent, mais d’autres ont carrément sombré dans la folie : elles se croient revenues dans leur campagne et cherchent à procréer cette descendance que je sais que je n’aurai jamais. Leurs vaines excroissances blanchâtres me donnent envie de pleurer.
Enfin l’on est venu s’occuper de nous. Triste fin que celle de gisant dans une poubelle…
Ce fut pire.
Après un séjour dans de l’eau fraîche salée censée nous redonner vigueur (mon Dieu, on nous prend pour des bigorneaux), nous fûmes ébouillantées.
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L'eau |
Puis, comme un vulgaire assiégeant médiéval, nous fûmes arrosés d’huile fumante, alors que nous n’avions aucune intention hostile.
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L'huile |
Ce n’est pas l’onguent de beurre frais qui nous fut prodigué qui aurait pu soulager nos brûlures. Et tout ça pour finir piquées par les dents d’une fourchette et incisées par la lame d’un couteau.
Alors, je le demande tout net : qu’avons-nous fait pour mériter tous ces supplices ?
Les hommes sont-ils si inhumains ?
Si mon témoignage peut améliorer le sort des légumes, je ne serai pas morte pour rien.
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Presque un fantôme... |
J’avoue que j’ai failli tomber en larmes à la lecture de ces lignes. Qu’apporter de plus, sinon de rappeler que la pomme de terre comporte 40 % de gênes identiques à ceux de l’homme (et de la femme).
Aussi je fais le vœu de ne plus dévorer de végétaux. Je me contenterai désormais d’animaux.
Carnivoriens de tous pays, unissons-nous dans la lutte !