Magret était encore allongé
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Mon ami Magret |
quand sa femme poussa la porte de la chambre et déclara d’un ton affolé :
« Regarde ce que j’ai trouvé sur le paillasson en rentrant des courses ! »
Il vit entre ses mains ce qui lui parut à prime abord inoffensif : cinq navets blancs.
« Mais, Louise, ce ne sont que des légumes… Pas de quoi avoir peur !
- Tu ne comprends pas. Je suis certaine que c’est un message, une menace. Quelqu’un désire se venger de toi et veut te le faire savoir. Peut-être aussi qu’ils sont empoisonnés et que l’on espère que nous les mangerons. J’ai peur ! »
Le commissaire serra Madame Magret dans ses bras et déposa un baiser maladroit. Les cheveux de la tête blottie contre sa poitrine lui chatouillèrent les narines. Il éternua. Elle lui avait transmis son angoisse, pourtant il se força à dire en souriant :
« Hum, je crains que le froid et le brouillard de cette journée d’hiver soient plus redoutables que quelques malheureux légumes. Mais pour te rassurer je vais porter ces navets au labo de la maison pointue. J’y vais tout de suite. »
Il enfila son épais manteau doublé à carreaux.
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Motif peau-de-canard |
Quand il se retourna pour fermer la porte, le visage de Madame Magret affichait un pâle sourire contraint.
Il avait vraiment pris froid. Après avoir donné les navets au labo et insisté pour que Moers lui communiquât des résultats rapidement, il se réfugia dans son bureau surchauffé. Ce qui ne l’empêcha pas de tisonner le vieux poêle et de se laisser rôtir. Dans un demi-sommeil, il tentait de réfléchir sur une interprétation plausible. Qui, et surtout pourquoi ? Mais aucune idée ne lui venait.
Pris d’une inspiration soudaine, il se saisit de son téléphone. Il lui fallait être secoué. Qui de mieux pour ce faire que le commissaire San-Antonio dont le bureau se trouvait au bout du même couloir que le sien ? Son entrain et sa gouaille feraient sûrement merveille pour le tirer de la déprime dans laquelle il se sentait sombrer… Et puis San-Antonio avait l’esprit vif, il saurait peut-être rapidement résoudre l’énigme.
« Allo… San-Antonio ? Alors parfait, Maigret à l’appareil, j’aurais besoin de vous pour me donner un coup de main si vous en êtes d’accord.
- No problem, mon Julot. Mais appelle-moi San-A, ça se fait entre voisins de palier. Bon, j’arrive fissa ! »
Magret alluma sa bouffarde de bruyère préférée et commença à aligner quelques autres pipes sur son bureau à côté de la blague bourrée de tabac gris. Il n’avait pas fini de les poser quand la porte du bureau s’ouvrit sur un San-Antonio ébouriffé.
« Excuses, je n’ai pas eu le temps de me recoiffer. J’étais en peine action avec Martine, tu sais la nouvelle secrétaire, la blonde avec des grands yeux et un petit Q.I., mais j‘ai interrompu, les amis d’abord.
- San-Antonio, vous voulez donc rivaliser avec ce Simenon que j’ai arrêté l’autre jour et qui se vantait au cours de l’interrogatoire d’avoir partagé la couche de 10000 femmes...
- Simenon, que tu as relâché peu après...
- Oui, bien que cet écrivaillon ne me soit pas paru très sympathique, il fallait bien, car il était victime d'une dénonciation calomnieuse. Par une femme… Sans doute l’une des 10000 ! Commissaire, faîtes attention qu’il ne vous arrive pas même mésaventure.
- Bof, moi, je ne poursuis pas les femmes, ce sont les femmes qui me poursuivent. Mais fi de ce pauvre Simenon, raconte moi plutôt pourquoi tu m’as quémandé… »
Magret était encore en train d’expliquer son désarroi et l’émotion de son épouse quand on posa sur son bureau les résultats du labo.
« Il semblerait qu’aucune substance étrangère n’ait été détectée. De braves racines toutes fraiches cueillies il y a à peine quelques heures. C’est déjà ça… Alors, San-Antonio, vous n’avez toujours aucune idée ?
- Oh, moi, je suis de la ville, alors quand on me dit navet je pense plutôt au cinéma. Mais j’y songe, Bérurier, lui, il se trouverait plus sur son terrain. La terre bien grasse comme ses plaisanteries, ça le connait. Je l’appelle, il sera là dans cinq minutes. »
Bérurier franchit la porte du bureau de Magret, tentant maladroitement de réintégrer au sein de son pantalon tirebouchonnant un pan de sa chemise rapetassée et maculée d'un reste de bourguignon, trébucha sur la bûche de chêne en attente à côté du poêle, se rétablit en posant sa main sur la surface brûlante, poussa un hurlement, puis se mit au garde-à-vous devant Maigret.
« Mes hommages, Monsieur le commissaire ! Je… »
San-Antonio l’interrompit :
« Commence par refermer ta braguette, gros !
- Ben, Sana, c’est que ta blondasse, tu l’as laissée en manque, alors j’ai voulu poursuivre l’œuvre inachevée…
- Tu as bien fait, ô, toi qui fut à mezigue ce que Salieri fut à Mozart. Mais, à propos de requiem, regarde plutôt ce qui reposait sur le paillasson de notre ami Magret. »
Bérurier s’empara des cinq formes blanches et oblongues, les tâta, les soupesa, les renifla, les bascula, les fit choir, les ramassa, les flaira, les inspecta, les fit rouler sur le bureau, fit tomber une pipe qui se cassa, ramassa les morceaux, s’excusa, reprit les choses en main, s’en débarrassa et affirma d’un air docte :
« Ce sont des navets.
- Certes, mais encore ?
- Ben, cette variété, on en cultivait à Saint-Locdu-le-Vieux. Ce sont des navets-marteaux. Ma Berthe, elle te les prépare, que tu vas tomber en extase .Chaque fois qu’elle m’en fait, je bave comme un boxer devant son pâté !
- Eh, Dugland, on dit
la pâtée pour un clébard, pas
le pâté.
- On va pas se mettre à discuter du sexe des angles ! D’abord, ton bestiau, il va encore plus couler des babines devant un beau pâté en croute que devant une ragougnasse. Alors j’ai donc raison. »
Maigret intervint :
« Mais foin de considérations sur la botanique et la gastronomie, n’avez-vous pas une idée de ce qui se cache derrière ce dépôt, Monsieur l’Inspecteur Bérurier ?
- Moi, ce que j’en dit, sauf votre respectueuse, Commissaire, c’est qu’il ne faut pas vous mettre la rate au court-bouillon. Zavez reçu un bon produit, profitez-en ! Tenez, je vais vous refiler la recette de ma gravosse. Mais surtout, ne lui dites pas ! Elle croit qu’elle est secrète, mais je l’ai regardé faire en loucedé… Elle pose les navets épluchés coupés en deux dans une casserole, ajoute une cuillerée de miel d’acacia et une de sucre, une bonne noix de beurre, une pincée de sel, recouvre d’eau à mi-hauteur et presse un demi-citron au-dessus de tout ça. Elle met sur le feu avec un couvercle qu’elle enlève quelques minutes après. Et vas-y que je te cuis jusqu’à ce ça soit aussi sec que le désert du Ça Ira. Vous voyez, c’est bête comme schnouf à réussir ! »
Magret n’écoutait ce discours que d’une oreille distraite. Il était en pleine réflexion.
"Ne m’avez- vous pas dit, Inspecteur, que ces légumes étaient surnommés marteaux ?
- Si, on en trouve des graines chez...
- Je ne vais pas en planter sur mon balcon du boulevard Richard-Lenoir. Ce qui m’interpelle, c’est que ce nom me rappelle quelque chose. Il y a quelques années j’ai arrêté les frères Marteau, Joe, William, Jack et Averell. Mais pourquoi cinq, ils n’étaient que quatre ? Peut-être leur mère ? Oui, Ma Marteau, morte de chagrin après leur incarcération… Je ne peux laisser Louise seule, je cours la rejoindre.
- Eh, Monsieur le Commissaire, je n’ai pas fini pour les navets-marteaux. Ce qui va le mieux avec, c’est le canard. Du magret, mais pas poulet, du vrai magret, pas un comme vous, enfin je ne veux pas dire que vous soyez un faux, bref, vous m’comprenez… Ma B.B. les pare, elle enlève du gras, elle pourrait en faire autant sur elle, quoiqu’après tout c’est plus confortable, la viande se met côté peau sur le dessous, je précise, je ne parle plus de la Berthe, mais de la bête. Et surtout elle fait une sauce, là, elle, c’est ma Berthe, pas la bête, dont vous allez vous lécher les narines. Dans la casserole, elle verse le reste d’une bouteille de jaja qu’elle n’a pas fini d’écluser sur de l’échalote hachée finement qui a sué dans du beurre. Elle fait réduire et ajoute deux petites cuillérées de miel et autant d’un fond de veau brun concentré conservé dans un petit bocal au fond du frigo. Fameux ce produit, je peux le dire après m’en être fait une tartine croyant que c’était de la confiture. Ah qu’est-ce qu’elle était entrée en pétard ce jour-là, la Grosse ! Quand la sauce est bien nappante, elle y balance plein de poivre qu’elle m’a demandé de moudre, la feignasse. »
Bérurier leva la tête, sorti de son extase culinaire. Magret n’était plus là.
« Ben merci de votre intérêt, pas la peine de me poser des questions si c’est pour ne pas m’écouter ! »
Il voulut se tourner vers San-Antonio pour continuer sur les mérites culinaires de sa conjointe. Mais lui aussi était parti. Vexé, il marmonna :
« Bon, je vois que la bonne bouffe n’intéresse personne ! »
Magret arrive essoufflé au pied de l'escalier qui monte vers son appartement. La concierge lui barre le passage.
« Ah, Monsieur Magret, il faut que je vous dise, l’immeuble n’est plus sûr. On a volé la livraison que Monsieur Roger, vous savez, le marchand de légumes de la rue de la Roquette, avait laissé sur leur palier pour vos voisins du dessous absents de chez eux. Cinq malheureux navets, qu'ils avaient commandés, et on les leur a volés… Quelle époque !
- Chère Madame, n'oubliez pas d'ajouter :
que fait la police ? »
Deux heures plus tard, Magret pouvait entamer cette assiette posée devant lui sur la table :
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Canard aux navets façon Berthe |