Le souk dans ma cuisine, d’aucuns (et surtout d’aucune…) diront que cette situation n’a rien d’événementiel. Je conteste d’ailleurs ce terme, ce prétendu désordre n’étant qu’un classement ergonomique et mnémotechnique dont seul je possède les clés. Que l’on me reproche cet égocentrisme, je pourrais le comprendre. Mais que l’on vienne saboter cette géographie
(comme voulait le faire jadis une de mes secrétaires à laquelle j’avais dû interdire vigoureusement de déplacer sous prétexte de rangement les dossiers entassés dans mon bureau – mais cette syndicaliste de choc ressentait paradoxalement la frustration de ne pas être celle que l’on appelle pour lui demander « Mademoiselle, pouvez-vous me sortir le dossier trucmuche, s’il-vous-plait ?» et qui , fière du devoir accompli, pose ce document sur le plateau vierge et immaculé du cadre qui veut montrer qu’il dispose de moult larbins à sa disposition, alors que toute requête timide de bien vouloir aller chercher un café pour un visiteur ou moi-même m’aurait fait qualifier d’esclavagiste macho éhonté, susceptible d’être livré à la vindicte publique par un tract vengeur), que l’on vienne saboter cette géographie, disais-je avant cette remontée de souvenirs
(à propos de souvenirs, je me rappelle une petite librairie au sein du Vieux Tours, hélas aujourd’hui disparue où sur des tables s’entassait un capharnaüm de livres de toutes tailles et toutes couleurs qui semblaient avoir été sortis d’une décharge pour être balancés là en vrac à l’aide d’une pelleteuse indifférente, mais où il suffisait de demander le Goncourt 1973, un livre d’art sur Pissaro ou un traité de conchyliculture pour que le maître des lieux, après quelques secondes de fouilles et de déplacement de strates, dépose avec une charmante modestie cet ouvrage entre vos mains ébahies), que l’on vienne saboter cette géographie, re-disais-je avant de fournir la démonstration que ma méthode est pratiquée par des experts qui me surpassent et n’est pas le camouflage d’un laisser-aller, alors dans ce cas je m’insurge, je m’indigne, je me révolte contre cette entrave au bon déroulement de l’exécution de mes recettes. Je pourrais presque en devenir méchant, c’est dire…
Mais aujourd’hui ce souk n’est pas d’ordre métaphorique.
En effet une bonne âme, ayant particulièrement apprécié la saveur d’une harissa posée à côté de son tajine dans un restaurant de Marrakech, a demandé sa provenance, est allée en acquérir quelques pots chez l’artisan du souk que l’on lui avait désigné et a eu la bonne idée de m’en offrir un.
Ma première idée fut de l’utiliser pour un plat dont je me régalais il y a quelques années dans un restaurant marocain proche de Versailles : le tajine mhamer.
La chair de mouton fondante baignait dans une réduction écarlate un peu caramélisée et très parfumée que l’on pouvait saucer avec les grosses frites qui jouxtaient la viande. Un délice ! Le restaurant existe toujours, mais le chef âgé qui réussissait particulièrement bien ce plat a pris sa retraite, et son remplaçant ne possède pas le même tour de main : sa sauce était trop liquide, et le plat avait perdu tout intérêt. Je ne suis sans doute pas le seul à avoir connu ce ressenti, car désormais le tajine mhamer a été supprimé de la carte…
Mais finalement, deux chinchards étant arrivés dans la cuisine, j’ai eu l’idée de les traiter en poisson à la marocaine.
Ah, ces chinchards, parlons-en ! Prétendument habillés par le poissonnier, mais en fait simplement vidés. Restaient toutes les nageoires mais surtout les scutelles sur les flancs. Déjà que le chinchard possède pas mal d’arêtes, alors si je n’avais pas eu connaissance de cette particularité anatomique qui m’a fait lever ces cartilages comme le poissonnier aurait dû le faire, ce poisson à la chair savoureuse aurait été immangeable !
Bon, les poissons sont enfin habillés correctement. Je prends un plat en fonte, le barbouille d’un trait d’huile d’olive. J’y dépose quelques couches de tranches de pommes de terre
Raja du jardin tranchées à la mandoline. Le barbouilleur invétéré que je suis persévère, mais cette fois-ci avec un peu de harissa. Sur ce lit viennent se coucher les chinchards assaisonnés de sel fin et de cumin en poudre. Je disperse tout autour les découpes de trois petits poivrons du jardin : un rouge, un vert, un jaune . J’y ajoute trois gousse d’ail, trois petites tomates tranchées et une épaisse tranche de citron partagée en deux. Je répartis quelques cuillerées de harissa un peu partout, pose une rondelle de citron.
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Le souk sur la plaque |
Il ne me reste plus qu’à verser le jus d’un demi citron et un léger trait d’huile d’olive : je puis enfourner pour un quart d’heure à 180°C. J’arroserai de temps à autre avec la poire à jus.
Je sors le plat et y ajoute quelques fleurs de courgette récoltées le matin-même au jardin, complète d’un bon trait d’huile d’olive. Il retourne au four pour sept minutes.
Quand il quitte définitivement le four, il est accompagné d’effluves de haut parfum. Encore un trait de jus de citron pour la petite touche d'acidité finale, et c'est prêt à servir.
Je crois bien que nous allons nous régaler !
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Du bon entre les oreilles
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Le contenu du plat est réparti dans les assiettes.
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Une assiette soukulante... |
Hum, les tranches de pommes de terre se sont imbibées d’un jus succulent. Seul petit bémol, quelques arêtes perturbent ce moment de sérénité qu'est la dégustation…
Si je refais ce plat, je choisirai un autre poisson, pas forcément plus goûteux, mais plus facile à manger au milieu de la sauce et des légumes !
Et comme c’est le souk, à la fin du repas, un biscuit qui semble être la madeleine de Proust de beaucoup de Marocains…
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Je m'appelle Henry's |
Mais, idiot que je suis, j’ai oublié de cueillir les branches pour confectionner un thé à la menthe..
Tant pis, ce sera un espresso de moka bien serré !