samedi 28 septembre 2019

Au revoir Ma darne

La dérive des métiers de bouche ne cessera de m’étonner. Sur les médias paradent les artisans de l’extrême, allant à la quête du Grall-Double dans les quatre coins de la planète pour trouver l’éleveur psychotique qui fait masser son troupeau par la plus compétente pensionnaire du lupanar local recommandée par la mère maquerelle -ou, mieux encore, testée sans complaisance par l’exigeant paysan en personne personnellement, pour reprendre la formulation dénuée d’ambiguïté du dévoué Catarella s’adressant au commissaire Montalbano- et qui héberge dans une masure insalubre un violoneux local, voire un joueur de biniou ou un tapeur de bambous -tout dépend du contexte-, lui offrant gîte et couvert en contrepartie de l’exécution de valses tristes, rumbas ou autres mazurkas destinées à ravir les oreilles musiciennes du cheptel qui finiront farcies sur les meilleures tables.
Bref, l’amour et le bonheur doivent être dans le pré avant qu’un grand sacrificateur ne vienne occire la bête une nuit de pleine lune à l’aide d’une lame de silex pendant qu’un chœur de neuf pleureuses recrutées (difficilement) parmi les jeunes vierges présentables des environs psalmodie un chant lancinant pour que l’âme de la victime soit acceptée au Paradis, condition nécessaire pour que l’on soit remercié de son respect par une viande merveilleusement tendre et goûteuse.
Néanmoins je sens que ma vision est dépassée. Je ne doute pas que bientôt un Boucher de l’Espace viendra maturer sa viande sur cette planète Mars si propice à nous conduire vers la perfection.
En ce qui concerne vingt mille lieues sous les mers, les artisans d’élite s’efforcent de nous afficher sur chaque poisson le nom du bateau qui l’a pêché. L’on sait déjà si c’est une ligne qui a été utilisée. Bientôt l’on connaîtra l’appât -bio, bien entendu- qui a attiré funestement la victime. Il existe même Super Poissonnier capable -si l’on ne se trouve pas trop loin de l’océan- de vous tuer l’animal à quelques centimètres du plan de cuisson. Une saveur exceptionnelle, vous dis-je !

Mais dans ma vie quotidienne ? La préposée aux côtes de porc effectue un massacre sans tronçonneuse. Le garçon boucher est le baron de la Tranche en Biais, et le nouveau volailler remplaçant le compétant retraité joue et rejoue dans ses découpes le naufrage de la belle poule. Quant au tripier, il est porté disparu, plus personne n’est digne de foie.
La même incompétence (ou manque de motivation ?) se rencontre dans le domaine de la poissonnerie, où qui demande de se faire préparer un poisson s’expose à le voir revenir comme éventré par un morse affamé ayant renoncé à poursuivre devant l’amertume de la peau noire résiduelle.

Je n’ignorais donc pas la méconnaissance du produit devenue monnaie courante, et la technique sommaire dans son traitement. Mais là quand même je suis tombé de haut.
Projetant de concocter une vague ratatouille destinée à profiter des récoltes du jardin (grosse aubergine, courgettes vertes et blanches, poivron jaune, tomates diverses) j’avais envisagé de la servir en accompagnement d’une tranche de saumon simplement grillé. Diététique, ce plat, pas vrai ?
Dialogue client-poissonnier autour de l’étal de l’ex meilleur marchand de produits de la mer sous les halles locales :
« Bonjour. Je souhaiterais acheter du saumon ; je vois qu’il s’agit de Label Rouge d’Écosse, c’est bien, mais je ne vois pas la découpe que je souhaite..
- Kekcé que vous voulez ?
- Ben, j’aurais préféré une darne.
- Une quoi ?
- Une darne.
- Kekçékça !!!!! »
Et c’est ainsi que la paresse de consommateurs arêtophobes qui nous orientent progressivement vers une nourriture prémâchée et la rapacité de commerçants rechignant à embaucher du plus coûteux personnel compétant convergent pour me confronter à des pavés de saumon.
On se demandera pourquoi je préfère la darne. Eh bien, pour deux raisons. La première est qu’une cuisson sur l’arête est toujours plus savoureuse. La seconde est que l’épaisseur de la darne est constante, donc facile à gérer pour une dégustation optimale. Or ce que le poissonnier appelle pavé n’a rien d’un parallélépipède…





Oui, je sais, la cuisson à l’unilatérale… Sauf que la forme en sifflet entraîne le choix entre deux aboutissements :
1 - du bien cuit et du presque cuit avec un cœur quasiment cru
2 – du trop cuit et du bien cuit avec un cœur rosé
N’ayant aucun goût pour le poisson cotonneux, j’ai choisi la première solution, m’attirant les foudres de mon épouse qui n’aime le poisson cru que sous forme de sashimi. J’aurais dû personnaliser mes cuissons…
Elle s’est consolée avec la ratatouille à laquelle j’avais conféré une touche d’acidité avec une touche de citron vert et un peu de mâche avec quelques tomates cerises ajoutées au dernier moment.


pavé de saumon, ratatouille
Pas darne, pas darne...


lundi 23 septembre 2019

Escalopes à la bonne franquette

Deux escalopes de veau à la fois toutes simples et d'excellente extraction sont venues prendre un peu de couleur au fond de ma poêle sur une petite noix de beurre demi-sel. Je les ai évacuées encore rosées à cœur (si l’on peut parler de rosé pour une viande à la crudité d’un blanc quasi (de veau ?)  virginal.
Une grosse noix de beurre doux les a remplacées, et j’ai versé les girolles (françaises, scrogneugneu !) achetées au marché que j’avais nettoyées en maugréant en dépit de leur origine, car elles étaient si humides que j’ai suspecté un trempage destiné à leur donner plus de poids. Mais je suis peut-être trop méfiant, il n’est pas impossible qu’elles aient poussé à la faveur d’orages qui les ont détrempées… Toujours est-il que je n’ai pas été étonné de les voir rendre beaucoup d’eau à la cuisson, les déchirures de feuilles d’estragon que j’avais ajoutées barbotant dans la pléthore d’exsudat. Dès que ce liquide fut à la fois évaporé et réabsorbé, je n’ai pas laissé le temps aux girolles de jouir de leur sécheresse retrouvée : elles se voyaient plongées dans un nouveau bain, celui d’une crème entière liquide dont j’ai commencé la réduction en la parfumant d’une pincée de ce cinq-épices dont la note anisée fonctionne si bien avec les champignons.
Quand on n’était pas loin de la consistance crémeuse souhaitée (ce qui n’est pas une performance inatteignable pour une crème, fut-elle liquide…), j’ai réintégré mes escalopes au centre de la poêle en chassant les girolles vers la périphérie - façon vieux Parisiens délogés par les Néos - afin de permettre une fin de cuisson de la viande sans desséchement.
J’ai terminé en rectifiant l’assaisonnement, ajoutant quelques pincées de poivre blanc de Penja écrasé au mortier sur les escalopes et une petite pluie de persil plat ciselé finement sur les girolles.

escalope de veau, girolles
Escalopes bonne franquette


La poêle est allée directement sur la table, où a eu lieu la répartition entre les assiettes à la bonne franquette.
En même temps, à deux, ça ne pose pas – en principe — de difficulté particulière…

jeudi 19 septembre 2019

Cuis'ine

La vie nous apporte parfois des déceptions : quittant la route triomphale, elle dérape dans la triste routine.

Ainsi une belle rêvant du bal des debs se trouva dans la débine, un banlieusard se croyant prince du rap ne vécut que de rapine, un gourmand breton d’un far n’eut que la farine, un mystique enrhumé rata l’office pour aller à l’officine et je connais même l’amoureuse éconduite d’un chauve des Balkans qui, dépitée, partagea sa vie avec une chauvine de Montélimar.
Bref, qui veut faire l’ange fait l’angine…
Et moi qui aurais bien aimé me régaler d’une langouste, je dus me résoudre à cuire des langoustines.


Pour ce faire, je les ai plongées dans de l’eau bouillante où nageaient quatre feuilles de laurier, une branche de thym classique, une autre de thym citronnelle, trois brins de persil, quelques lambeaux de zeste prélevés d’un citron. Une douzaine de grains de piment de la Jamaïque, une cuillerée de poivre noir ajoutaient leur parfum. Enfin une douzaine de gouttes de Tabasco ajoutaient leur vigueur.

langoustines
En plongée


J’avais prévu, pour ces langoustines relativement grosses, de les laisser cinq minutes. Délai au bout duquel je me suis trouvé perplexe, car à ce moment l’ébullition reprenait à peine… J’ai décidé de les laisser deux minutes de plus. Mal m’en a pris, car elles se sont révélées légèrement surcuites.
Je les ai sorties à l’aide d’une araignée pour les déposer sur un plat.

langoustine
Ah, c'était épuisant !


Pendant qu’elles refroidissaient, j’ai confectionné une mayonnaise, montée en premier lieu en utilisant de l’huile d’arachide, à partir d’un jaune d’œuf mélangé avec une petite cuillerée de moutarde forte de Dijon Puis j’ai continué avec de l’huile de colza vierge pour finir par un trait d’huile d’olive aux parfums herbeux. J’ai détendu avec une cuillerée de jus de citron. Cette tentative de mélange d’huiles a abouti à un résultat gustativement convaincant. Il n’en est pour preuve qu’à la fin de la dégustation des langoustines il ne restait même pas une larme de cette mayonnaise au fond de la petite soupière dans laquelle je l’avais servie et que le surplus resté dans le coin des assiettes fut saucé sans vergogne avec un quignon de pain.
Mais avant cette happy end, il m’a fallu disposer les bêtes et leur sauce sur un plat.

langoustine mayonnaise
Langoustines fâchées se tournant le dos


Et en dépit du léger loupé dans la cuisson que j’ai déjà mentionné, c’était quand même bien bon…

lundi 16 septembre 2019

Le petit monde du bon cabillaud

Je suis un grand amateur de cabillaud. J’ai même failli en faire ma vocation. Monter toute une industrie autour du cabillaud. J’aurais appelé cela : Le petit monde du bon cabillaud.
Jean Yanne


Et non seulement il est bon, mon cabillaud, mais aussi il est beau !
Je dépose mes deux pavés sur une poêle bien chaude barbouillée d’une larme d’huile d’olive et une noisette de beurre pour une cuisson à l’unilatérale.
Bon Cabillaud me demande quel sera l’accompagnement.
« Ce seront des haricots.
- Pas des cocos, j’espère !
- Si, ameutés par Peperone… Mais non, je blague. Ce sont des verts.
- Des verts ? Bon, ce sera moindre mal… »
Mais un rouge s’est quand même invité sur la place…

cabillaud haricots verts
Bon Cabillaud

samedi 14 septembre 2019

T'as le look, coco !

Vraiment beaux, ces cocos de Paimpol…
Et aussi bons que beaux !
Dégagés manu militari de leur cosse par mon pouce-pousse, ils pouvaient parader dans leur blancheur immaculée presque nacrée et leur remarquable régularité de taille.
Une demi-heure de cuisson (en compagnie d’un petit oignon, d’un tronçon de carotte découpé en trois et d’une feuille de laurier) au sein d’une eau bouillante que j’ai salée pour les cinq dernières minutes en même temps que dans la poêle dorait l’entrecôte destinée à les mettre en valeur , et je les égouttais dans une passoire.

cocos de Paimpol
Beaux cocos


De consistance parfaite, une peau évanescente  en fermant une chair tendre et goûteuse, il ne fallait pas gâcher ces admirables cocos par un apprêt tarabiscoté. Je me suis contenté de les barbouiller du jus restant dans la poêle, mélange de beurre demi-sel et de suc de la viande et de donner un furtif tour de moulin de poivre.

cocos de Paimpol
Poêlée de cocos


La cuisine était simple, mais le repas était un festin…

Confrontation Est-Ouest

EST :

Tarte aux mirabelles de Lorraine


OUEST :

Pâté aux prunes d'Anjou



Une particularité, l’Ouest est doté de l’arme nucléaire avec ses prunes reine-claude non dénoyautées capables de vous faire sauter une couronne en moins de deux.
En revanche, l’Est bénéficie de l’avantage du nombre, avec sa profusion de mirabelles prêtes à se sacrifier au verger d’honneur.

mercredi 11 septembre 2019

Marengo façon Blitzkrieg

Mon combat contre l’envahisseur continue. Pas de pitié pour les tomates !

Ce jour, je vais me livrer à la bataille de Marengo.



Mais avant consultons les données historiques afin de pratiquer la meilleure stratégie…


En premier lieu, je me tourne vers André Castelot et son ouvrage L’HISTOIRE A TABLE édité par la Librairie Académique Perrin en 1979.

On attribue l’invention [du poulet Marengo] à Dunan, cuisinier de Napoléon, qui, le soir de la bataille de Marengo, aurait rapidement accommodé des morceaux de poulet à l’huile, au lieu de beurre, les Autrichiens ayant intercepté les transports de vivres. Et puis le Consul ayant hâte de se mettre à table et ce sauté de poulet est plus rapide à confectionner qu’une volaille rôtie. D’autres commentateurs veulent y voir un rapport avec Marengo, ville d’Algérie. D’autres encore soutiennent que le veau Marengo existait avant la bataille et se préparait chez un restaurateur de la rue Montmartre disparu aujourd’hui el avait pour enseigne A la grâce de Dieu.


J’ai connu le compère d’Alain Decaux plus prolixe…
Je poursuis donc mes recherches en extrayant des rayons de ma bibliothèque le petit bouquin de référence paru au Livre de Poche en 1974 sous l’égide de l’Académie des Gastronomes et l’Académie culinaire de France et intitulé simplement - mais cette simplicité ne masque-t-elle pas une certaine fatuité ? - CUISINE FRANÇAISE.

Le Veau marengo
Le soir de Marengo, Bonaparte mangea-t-il du veau ou du poulet ? Les avis sont partagés. Alors que Gautron Du Coudray (Recettes morvandelles) se fait le champion du veau, Prosper Montagné (Larousse gastronomique) ne parle que de poulet. Qu’il s’agisse de viande ou de volaille, il reste Marengo, c’est-à-dire le souvenir d’une vieille victoire et… une recette, la même pour les deux cas. Voici ce qu’en disent Curnonsky et G. Derys, dans leurs Gaietés et Curiosités gastronomiques : « Bonaparte ne savait pas attendre. Il mangeait quand il avait faim, avec gloutonnerie. Il y avait toujours un en-cas prêt en chaise de poste. Napoléon était irrégulier dans ses repas, nous dit Brillat-Savarin. Il mangeait vite et mal. Mais là, se retrouvait aussi cette volonté absolue qu’il mettait en tout. Dès que l’appétit se faisait sentir, il fallait qu’il fût satisfait, et son service était monté de manière qu’en tout lieu et à toute heure, on pouvait au premier mot lui présenter de la volaille, des côtelettes et du café. Ce jour-là, il était difficile de satisfaire, comme à l’habitude, ce conquérant impatient. Les voitures de provisions étaient restées en panne. Mais, Dunand, le grenadier-cuisinier, était un homme de ressource qui savait, lui aussi, à sa manière, gagner des batailles. Il aperçoit, au loin, une ferme dont le chaume achevait de se consumer. Qui sait ? On y trouverait peut-être encore quelque poulet ? Il dépêche deux cavaliers qui ramènent trois ou quatre poulets. Le jardin fournit des tomates et de l’ail, et le ruisseau voisin quelques écrevisses ; il n’y avait d’ailleurs pas autre chose… Il restait, dans le fourgon, une fiasque d’huile et du cognac. En un tournemain, les poulets sont plumés, apprêtés. On se sert d’un sabre pour les découper. Les morceaux sont jetés dans l’huile où ils rissolent en plein air, l’ail broyé entre deux pierres — l’ail particulièrement cher aux guerriers et dont les athlètes des jeux Olympiques faisaient une si grande consommation. Un jet de cognac pour relever la sauce, et les poulets sont prêts, garnis des écrevisses. Présenté sur le tambour servant de table à Bonaparte, celui-ci se serait exclamé : « Voilà mon plat de Marengo ! »
Mais la recette de Dunand comportait-elle ou non des écrevisses ? Prosper Montagné voit, dans cette garniture d’écrevisses, l’originalité du plat improvisé, « car, dit-il, le poulet « à la provençale », sauté à l’huile, avec ail et tomates était connu à Paris sous le Directoire. Dunand se rendit bien compte, un peu plus tard, que les écrevisses n’avaient aucune raison de figurer dans cet apprêt : il substitua le vin à l’eau et ajouta des champignons ». « Mais, un jour qu’il avait servi son poulet, ainsi amélioré, Bonaparte se fâcha en lui disant : « Tu as supprimé les écrevisses, cela me portera malheur, je n’en veux pas. » Bon gré, mal gré, il fallut revenir à la garniture d’écrevisses, encore aujourd’hui traditionnelle. » Et le Prince des gastronomes de conclure, avec son compère :
« Depuis, on a perfectionné la recette… Le fin du fin serait de faire apporter le plat par un chef costumé en houzard du Consulat, tout noir de poudre… Mais pour savourer comme il convient un poulet (ou un veau) Marengo, l’essentiel c’est d’avoir l’appétit des vainqueurs de la célèbre bataille piémontaise… Une bonne marche d’une quinzaine de kilomètres à travers la campagne, remplira magnifiquement et hygiéniquement cet office !



J’en sais un peu plus, mais après l’historien et le gourmet, je souhaite, c’est la moindre des choses, avoir le point de vue d’un cuisinier. Et pour ce faire, je n’en choisis pas un des moindres : ce sera Joseph Favre parle biais de son monumental et passionnant DICTIONNAIRE UNIVERSEL DE CUISINE Paris, Librairie-Imprimerie des Halles et de la Bourse de Commerce 1894.

MARENGO — Nom donné à la préparation culinaire d’un poulet, qui fut improvisée et servie au général Bonaparte après la bataille de Marengo, en 1800.
La bataille avait été très mouvementée et Bonaparte, qui s’avançait à l’improviste, s’était détaché de son état-major et se trouvait à une distance considérable de son fourgon d’approvisionnement. Les jours de grande bataille il ne mangeait qu’après la décision ; mais alors son appétit était impérieux et demandait à être promptement satisfait et ce n’était pas tout rose que de le servir.
Après avoir mis en fuite les Autrichiens, il descendit de cheval et donna l’ordre à Dunand, son cuisinier, de lui servir à dîner. Il se trouvait alors sur une hauteur assez éloignée du village de Marengo. Dunand mit aussitôt sur pied tous les fourriers et ordonnances pour aller à la recherche de quelques provisions. L’un rapporta trois œufs, un autre quatre tomates, un troisième six écrevisses et un quatrième une poulette et pour toute batterie de cuisine une poêle.
Avec tout cela il était impossible de composer un menu, même rudimentaire, pour Bonaparte et les deux officiers qui l’accompagnaient. Mais, à défaut de mieux, Dunand improvisa aussitôt sa cuisine champêtre ; il confectionna d’abord un potage, qui était une panade sans beurre, à l’eau, à l’ail et au sel ; fit nettoyer le poulet, le découpa, et comme il n’avait ni beurre, ni oignons, il assaisonna les morceaux de sel, de poivre, les fit grésiller dans l’huile chaude, avec deux ou trois gousses d’ail ; fit frire également les trois œufs dans l’huile et les retira ; égoutta la graisse et arrosa le poulet avec de l’eau ; il éplucha, égrena et cisela les tomates et les ajouta au poulet ; il châtra les écrevisses, leur fit faire la gymnastique en leur repliant les pattes à la queue et les mit cuire à la vapeur sur le poulet ; aussitôt cuites, les retira, et, comme il n’avait pas de vin pour rehausser la sauce, il ajouta un peu de cognac de la gourde du général, dressa ensuite le poulet dans un plat d’étain, versa la sauce dessus et le garnit des écrevisses et des œufs frits.
Tel a été, dans son origine, le poulet à la Marengo (1).
Le général, qui était de bonne humeur, s’en régala et dit à Dunand « Tu m’en serviras comme ça après chaque bataille. »
Dunand perfectionna ce mets en ajoutant du vin blanc, des champignons et en supprimant les écrevisses, qui ne concordaient pas. Mais un jour qu’il lui servit ce, poulet, Bonaparte devint tout à coup furieux, agita le plateau, frappa sur la table en appelant Dunand. « Tu as supprimé les écrevisses au poulet à la Marengo, dit-il, cela me portera malheur, je n’en veux pas. » Voilà pourquoi on continua, en dépit de la discordance, à mettre des écrevisses autour du poulet à la Marengo.

(1) Ces détails absolument inédits, ont été communiqués par Dunand lui-même, lorsqu’il rentra en Suisse, à mon arrière-cousin A. Bovier, intendant du Valais (ancien département du Simplon), qui accompagna Napoléon lors de son passage à travers le Mont Saint-Bernard. Ce repas champêtre avait tellement impressionné Dunand, que, quelques années plus tard, il ne put résister au désir d’aller voir le lieu où ils avaient implanté leur tente. Que de souvenirs, que de changements ! (J. F.)


Et là, j’ai droit de surcroît à la recette du maître :

Poulet à la Marengo. — Formule 3,170. — Tailler un chapon ou un poulet comme pour sauter ; poivrer, saupoudrer les morceaux du côté des chairs, les mettre dans un sautoir contenant de l’huile chaude et une gousse d’ail, en commençant par mettre les morceaux de carcasse, les cuisses, les ailes et en dernier lieu les filets ; faire prendre couleur et égoutter l’huile ; mouiller avec une demi- bouteille de vin de Sauterne ; ajouter de la purée de tomates très réduite et compléter l’assaisonnement par une gousse d’ail, un peu de sel, une pointe de piment de Cayenne ; mettre un peu d’eau, s’il était nécessaire ; ajouter aussi le jus de deux cent cinquante grammes de champignons de Paris, dont on aura tourné les têtes et séparé les queues et qu’on aura fait cuire, pendant trois minutes avec un peu de beurre, du sel et le jus d’un citron.
Faire cuire le poulet, le dresser sur un plat creux ou dans une timbale d’argent. Mettre les champignons dans la sauce avec un petit verre de vieux vin de Madère ; laisser donner un bouillon et lier la sauce avec un bon morceau de beurre d’Isigny. Saucer sur le poulet, le garnir de trois œufs frits coupés en quartiers et de trois écrevisses bouillies.
Remarque. — Tel était le poulet à la Marengo que l’on faisait chez Chevet, sous l’empire, pendant que j’y étais et que font encore tous les bons cuisiniers. À l’exception des écrevisses, qui doivent être supprimées, la formule est encore la seule et la meilleure que l’on puisse faire. Ce poulet doit être légèrement relevé par l’ail et le piment ; il se distinguera surtout par son bon goût si on n’y ajoute ni glace de viande, ni sauce espagnole.



Cette recette, il faudra bien que j’essaye de la réaliser un jour, mais une collecte des ingrédients sera nécessaire - en ce qui concerne les écrevisses, ce ne sera pas chose facile, et comme contrairement à Favre, j’apprécie les mélanges terre-mer, ou plutôt ici terre-ruisseau, auxquels la cuisine actuelle nous a accoutumés…

Mais aujourd’hui je cuisine dans l’urgence, alors je vais préparer le poulet Marengo à ma façon.

Le volailler m’a découpé (comme un sagouin, car l’ancien patron a pris sa retraite…) un beau poulet du Gers. Je fais revenir les morceaux, dont la carcasse, dans de l’huile d’olive au fond de ma cocotte. Je les extrais temporairement après avoir baissé la flamme au minimum.
Je mets à fondre cinq échalotes ciselées en compagnie de trois gousses d’ail et de deux clous de girofle. Quand l’échalote est translucide et commence à colorer, je remets les morceaux de poulet. Je singe avec deux cuillerées de farine, puis je déglace avec un verre de sauvignon. J’ajoute un bouquet garni de laurier, queues de persil, thym, origan et romarin, un soupçon de zestes de citron, puis une demi-douzaine de tomates que j’ai mondées et plus ou moins épépinées. Une petite cuillerée de concentré de tomate renforcera la couleur. J’assaisonne de sel, poivre blanc et une pincée de piment d’Espelette. Je dispose au-dessus de cette sauce en gestation des champignons de Paris escalopés, je les arrose du jus d’un demi-citron. Je dispose par-dessus les morceaux de carcasse qui seront ainsi faciles à enlever avant de transvaser dans le plat.
Je laisse la cocotte couvercle fermé une cinquantaine de minutes.
Je vire alors les morceaux de carcasse donneurs de goût qui ont terminé leur travail, je retire les morceaux de poulet que je dépose sur le plat que je réserve au four à 70 °C le temps de parfaire la réduction de la sauce.
Je sors le plat du four, recouvre le poulet du contenu de la cocotte.
Avant d’apporter sur la table, je parsème d’une sorte de gremolata sans ail, mélange de persil plat et d’un peu de zeste de citron ciselés.

poulet Marengo
Victoire de Marengo, 2019


Pour accompagner, il y a des pommes de terre du jardin en robe de chambre des champs.

pommes de terre en robe des champs
Que d'eau, que d'eau...


En robe des champs de bataille, bien sûr, Marengo oblige !
Pour Napoléon, la robe de chambre, ce sera pour plus tard…