dimanche 30 mai 2021

Avec un beau brun

 

Je pense que le chevreuil dont j’ai cuisiné un cuissot était un beau brun et non un rouquin*.

En effet Buffon, ne tarissant pas d’éloges envers le chevreuil qui, selon lui a plus de grâce, plus de vivacité et même plus de courage que le cerf ; est plus gai, plus leste, plus éveillé, sa forme est plus arrondie, plus élégante, et sa figure plus agréable ; ses yeux surtout sont plus beaux, plus brillants et paraissent animés d’un sentiment plus vif ; ses membres sont plus souples, ses mouvements plus prestes, et il bondit, sans effort, avec autant de force que de légèreté. Sa robe est toujours propre, son poil net et lustré ; il ne roule jamais dans la fange comme le cerf…poursuit ce dithyrambe par des considérations plus matérielles : La chair de ces animaux est, comme l’on sait, excellente à manger ; cependant il y a beaucoup de choix à faire : la qualité dépend principalement du pays qu’ils habitent ; et dans le meilleur pays il s’en trouve encore de bons et de mauvais. Les bruns ont la chair plus fine que les roux … 

Ce que confirme Joseph Favre dans son Dictionnaire universel de la cuisine pratique - encore que je le soupçonne de s’être fortement inspiré du texte de notre célèbre naturaliste quand il écrit : On a classé le chevreuil dans le genre cerf, mais il a plus d’analogie par ses mœurs, sa forme gracieuse et les qualités de sa chair avec le chamois qu’avec le cerf, qui le surpasse comme taille […]  Les qualités de la chair varient selon le pays qu’il habite, le climat et sa nourriture. Ceux des pays élevés et des collines boisées et fertiles sont plus délicats ; ceux dont le pelage est brun ont la chair plus fine que les roux.

Favre retient pour la France les Cévennes, le Morvan, le Rouergue, les Ardennes. Il aurait sans doute pu ajouter l’Alsace si ces lignes n’avaient pas été écrites un peu avant 1900, époque où les Vosges étaient avant tout une ligne bleue d’où montait la plainte touchante des vaincus… Mais j’ignore si en Italie, en Ombrie, les chevreuils se nourrissent toujours d’olives, de lentisques et de fruits rouges…


Ce dont je suis certain, c’est que je ne pourrai jamais vérifier la brunitude de ma bête, car sur mon plan de travail le beau cuissot qui vient d’arriver des forêts vosgiennes dépouillées de son pelage m’offre un rouge éclatant tempéré de fines peaux par endroits dont je m’empresse de le débarrasser. 

cuissot de chevreuil
Faisons danser une belle gigue !

Une fois ma tâche de parure exécutée, je fais tomber un trait d’huile d’olive sur le fond d’un plat ovale en fonte que je place sur un feu vif pour y saisir le cuissot assaisonné de fleur de sel. Quand la pièce est dorée sur toutes ses faces, je la retire et baisse la flamme.

J’ai taillé une carotte en tranches d’environ 4 mm d’épaisseur et découpé grossièrement un oignon ainsi qu’une échalote. Je mets à suer ces légumes avec les parures du cuissot sur une noix de beurre demi-sel, puis ajoute une feuille de laurier, des brins de thym, de romarin, de persil, des grains de poivre blanc de Muntok, des baies de piment de la Jamaïque, deux clous de girofle. Je poursuis avec deux gousses d’ail en chemise. Je termine en déglaçant avec un verre de vin blanc sec., Je réintègre le cuissot de chevreuil que j’ai parsemé de quelques pincées de quatre-épices, y dépose des noisettes de beurre doux et enfourne à 180 °C pour 45 minutes, retournant ma pièce toutes les dix minutes.

Je me dépêche aussitôt de verser dans une casserole emplie d’eau des pommes de terre nouvelles de l’île de Noirmoutier qui attendaient, grattées, dans une bassine. J’ajoute une petite poignée de gros sel, porte à ébullition. Je les laisse une dizaine de minutes avant de les retirer pour les déposer dans un plat en fonte rectangulaire tapissé d’huile d’olive et de noisettes de beurre.

J’ai l’intention de réaliser de moelleuses et croustillantes pommes de terre tapées, alors je m’empare de mon aplatisseur habituellement dévolu à la viande mais momentanément converti au végétal afin de donner une bonne rouste aux tubercules serrés au coude à coude dans leur parc.



Eh bien ça y est, mes Noirmoutrines en ont pris plein la tronche, je les panse de beurre frais et de feuilles tombées d’une branche de thym du jardin.

pommes de terre tapées
Quand on est une patate, on s'écrase !

Le plat rectangulaire vient rejoindre le plat ovale dans le four.


L’heure est venue de sortir le cuissot. 

cuissot de cheuvreuil
Brun bruni

Je le parfume de quelques tours de moulin de poivre rouge, le dépose sur une planche et le recouvre de papier d’alu. Il va reposer une dizaine de minutes.

Pendant ce temps je déglace le plat d’un verre de vin blanc auquel j’ajoute un trait de Melfor alsacien. Je laisse réduire de moitié en grattant bien le fond. J’obtiens un jus dont les effluves chatouillent agréablement mes narines - ainsi que celles d’une affamée de passage…

Je passe à la découpe du cuissot. Peut-être un peu trop cuit à mon goût… Mais sa tendreté est remarquable… Je m’arrête après une dizaine de tranches allongées sur la planche. Oui, deux autres repas à partir de cette super gigue se profilent à l’horizon !

Il n’y a plus qu’à passer au dressage. Enfin, pas tout à fait… Mais la tâche n’a rien de compliqué : il s’agit d’ouvrir un bocal de confit d’endives (Endives 66 %, Vin, Sucre, Raisins, Citron) confectionné par la Conserverie Saint-Christophe dont je me suis mis en tête qu’il devrait bien fonctionner avec ce gibier une fois réchauffé rapidement.

Une fois les tranches de chevreuil disposées dans l’assiette, je sors le plat de pommes de terre tapées du four. Je les arrache avec une pince pour les répartir à côté de la viande. Suivent les cuillerées de confit d’endives. Je passe le jus au chinois pour le faire cascader dans les assiettes. Un tour de moulin de poivre rouge, quelques gains de fleur de sel, l’inévitable persil… Mon cuissot de chevreuil sauvage des Vosges et ses pommes nouvelles de Noirmoutier, confit d’endives des Hauts de France, va pouvoir aller sur la table. Servi accompagné d'un Barolo  2014... La fête, quoi !

cuissot de chevreuil, pommes de terres nouvelles de Noirmoutier, confit d'endives
Cuissot de chevreuil sauvage des Vosges et ses pommes nouvelles de Noirmoutier,
confit d'endives des Hauts-de-France

Oui, pas de doute, ce devait être un brun !

* Je tiens à affirmer haut et clair que je ne dois pas être taxé d'antirouquinisme - du moins tant qu'il ne s'agit pas d'attaquer  le rouquin poilu au couteau et à la fourchette.


jeudi 27 mai 2021

Herr Kirschotte de la Sundgau

Le maigre Herr Kirschotte, au volant de RotNissan'te, son 4x4 dont le cinabre éclatant contrastait avec le sombre sinople des épicéas, s’enfonça un peu plus au cœur de la forêt vosgienne. Il était suivi tant bien que mal par le rondouillard Hans im Schnockeloch chevauchant Gröi, une vieille Honda toute crottée qui peinait à éviter les fondrières laissées par le passage du Ritter à la triste figure.

«  Que fais-tu à traîner ainsi ? J’aperçois au loin les dragons qui hantent ces bois maléfiques, ils ne nous attendront point…

-   Mais maître, ce ne sont que de malheureux sangliers !

-   Fi donc ! Ne vois-tu point la fumée qui s’échappe de leurs naseaux, n’ouïs-tu point leurs féroces grognements, ne sens-tu point les effluves fétides qui émanent de ces bêtes sataniques ?

-   Ben non, je ne hume qu’une odeur de sous-bois… Je… Maugrebleu, je me casse la margoulette ! Ah, misère, me voici étalé dans la gadoue !

-   Je ne t’attendrai point, le devoir m’appelle. Taïaut, taïaut, sus aux dragons, taïaut ! »

Pendant qu’Hans, tout breneux, tentait de sauver sa moto à moitié enfoncée dans une petite mare d‘où s’échappait, hop là, un couple de grenouilles coassant d’effroi pour se réfugier à l’abri d’une coulemelle défraîchie sous les yeux désolés mais intéressés d’une libellule survolant le désastre, Herr Kirschotte piquait des quatre la lance en avant.

Pas à dire, il était fou, mais efficace. Ce fut une première bête qu’il traversa de part en part, puis une deuxième, enfin une troisième. Le compte n’était pas bon, il s’arrêtait là - le reste des dragons s’était échappé, mais boufre, ce n’était pas grave, la tâche d’un preux Ritter n’est jamais achevée, on le sait bien. Il chargea dans RotNissan'te trois lances sur lesquelles ses victimes sanguinolentes étaient embrochées, insensible à leurs derniers soubresauts : il était le Bien, elles étaient le Mal.

Il fit demi-tour et ne tarda pas à rejoindre Hans, qui s’ébrouait en maugréant.

«   J’ai réussi à la relever, mais elle ne veut plus démarrer ! Jarnibleu, peste soit de cette maudite machine !

-   Ne jure pas ainsi comme un païen, charge plutôt ta monture à côté des trois dragons que je viens d’occire… Ah, mon brave, nous la réussirons, l’épuration du massif vosgien !

-   Ouais ! (à part, entre ses dents : je t’en ficherai, des dragons, ce ne sont bien que de vulgaires sangliers, forts en poils, certes, mais moins en écailles, un petit œil méchant, certes, mais une gueule plus baveuse que crachant le feu…) Votre succès éclatant ne vous a-t-il pas mis en appétit, maître ?

-   Ô que si ! J’ai grandement envie de poursuivre mon œuvre salvatrice, je veux déposer aux pieds de mon aimée le gage de…

-   Il ne s'agit pas de ce genre d’appétit. Pour tout dire l’air de la forêt m’a creusé l’estomac. C’est de bouffe que je parle…

-   Homme de peu de foi, vil matérialiste, tu ne comprendras jamais rien à l’esprit chevaleresque ! Ceci dit, je ne nierai point que moi aussi je ne dédaignerais pas de me sustenter un brin après tous les efforts qui furent les miens. J’ai ouï dire que non loin d’ici se trouve un petit château victime d’un malfaisant sortilège où l'on ne refusera pas de nous servir une petite collation. Je pourrai ainsi joindre l’utile à l’agréable…

-   Ouais ! (à part, entre ses dents : je t’en ficherai, du château, ce n’est qu’une banale Winstub, le vin blanc y est frais, mais il n’a rien d’un philtre magique…) Allez, taïaut, sus à la boustifaille !

-   Ne soyez pas vulgaire, mon brave, il vous suffit d’être sans ambitions… »


Quelques minutes et quelques cahots plus tard, les deux compères - oui j’ose les appeler ainsi - étaient attablés derrière une lourde table en chêne et devant une cheminée où crépitait un feu du même bois.

Herr Kirschotte, l’homme qui avait murmuré à l’oreille des dragons, murmurait désormais à l’oreille d’Hans.

«  Brrr… Je frémis en respirant l'atmosphère de maléfice où baigne cette demeure. Ces flammes ne te semblent-elles pas refléter celles de la Géhenne ? »

Si ça avait été moi, je n’aurais pas hésité à répliquer que, hélas, où il y a de la Géhenne il n’y a pas de plaisir. Mais Hans n’est pas comme ça. Il s’est contenté de grommeler un « Ouais maître » pas compromettant. 

«  Et le châtelain, as-tu vu sa mine patibulaire. Pire, j’ai demandé un verre d’eau, me voici avec un ballon de riesling devant moi. Transformer l’eau en vin, ne trouves-tu pas ça suspect ?

-   Ouais maître. Mais excuser moi, il faut que je m’absente un instant. »

Hans était parti à la recherche de la mine patibulaire.

«  Ah, je vous découvre enfin. Bon, j’accompagne un vieux fou qui veut purifier le monde, bref se battre contre les moulins à vent. Mais peu importe. Il y a à l’arrière de son 4x4 trois sangliers embrochés sur des piques. Pourriez-vous, mon brave (à part, entre ses dents : pour une fois que c’est moi qui puis prononcer ces mots…) vous charger de les cuisiner sur le gril qui trône entre vos chenets ?

-   Bien volontiers. Mais vous êtes deux et ils sont trois.

-   Ne vous en faites pas, mon brave : je mange comme quatre. » 


Ils se dirigèrent vers le véhicule. L’aubergiste en ouvrit la portière arrière gauche et arbora une mine dépitée.

«  Je ne peux pas vous servir ces embrochés.

-   Je voudrais bien savoir pourquoi.

-   Eh bien ce sont des dragons ! »

 
brochette de sanglier
Trois embrochés

C'est ainsi que je me suis trouvé à manger des brochettes de dragon...

lundi 24 mai 2021

Le brochet de Schrödinger

Sur mon plan de travail un brochet d’une soixantaine de centimètres de long me jette un regard torve. Pourtant ce n’est pas à moi qu’il doit son ventre béant mais au poissonnier des halles où je suis allé le pêcher. Un peu par hasard d’ailleurs car il est rare que ce poisson fréquente cet endroit : l’occasion était bonne pour abandonner l’océan et retrouver le goût de nos eaux douces.

À vrai dire mon premier projet était de transformer la bête en quenelles à la texture aérienne, mais j’ai vite pris conscience que l’absence d’écrevisses sur ce même marché me privait de la possibilité de réaliser la sauce Nantua indispensable à mes yeux. Aussi je me suis mis à la recherche d’une autre recette mettant en valeur notre terreur des étangs.

C’est ainsi que je suis tombé sur une vidéo baptisée Le brochet sauce Mousseline de Sido tournée aux alentours du village natal de Colette, Saint-Sauveur-en-Puisaye, dans le cadre d’une émission de Julie Andrieu. Colette, un écrivain plein de charme dont j’apprécie la gourmandise subtile. Je ne résiste d’ailleurs pas au plaisir de citer le début d’un texte remarquable dont on pourra retrouver l’intégralité sur le site du Chef Simon :

https://chefsimon.com/articles/litterature-colette

On compte sur vous, dimanche prochain ? Dîner de famille, mais on sait manger… je ne vous dis que ça… Une recette de ma grand-mère… " Je ne lui ai pas demandé, à ce gastronome qui me quitte, qu’il m’en dise davantage. C’était déjà, à mon goût, un peu trop. Ouvrez l’œil, quand un de vos amis se découvre soudain une religion filiale. Méfiez-vous des aïeules qui, modestes dans leur tombeau depuis un demi-siècle, prennent dans la salle à manger une importance que rien, jusqu’alors, n’a fait prévoir, et ressuscitent bizarrement autour d’un lièvre aux rutabagas. Vous aimez, vous, le lièvre aux betteraves ? Vous prisez le brochet bourré de salsifis ? Et la tarte au chocolat, secrètement imbibée de kirsch, vous la tolérez ? Que la " tarte de tante Ludivine " aille aux gémonies, et foin de toute " Mère " quand les " Mères " enfantent exclusivement des recettes culinaires ! Beau pays de France, souriante patrie du bien-manger, secoue, de ta robe, les faux affiquets provinciaux, ou bien tu risques de ressembler un jour à ces personnes ravissantes qui vantent, sur nos murs, un biscuit limousin qu’elles offrent en bonnet cauchois, en jupe provençale, sans préjudice d’un fichu basque et d’un sourire de Paris ! Un exécrable snobisme veut déguiser la gourmandise française en un culte que la mômerie déshonore.

Je ne préparerai donc pas le brochet bourré de salsifis…

Je ne suis pas certain cependant que la recette prétendue de Sido soit bien celle de la mère de Colette. J’ai dans ma bibliothèque le livre COLETTE GOURMANDE (Albin Michel 1990) où figure la recette Brochet des étangs poyaudins sauce mousseline, très voisine de celle figurant sur le site de l’émission Les Carnets de Julie, elle-même réalisée à partir d’un autre livre - postérieur à celui que je possède - baptisé Les Carnets de cuisine de Colette (Éditions du Chêne 2015) que je n'ai pas sur mes étagères, mais dont la recette de brochet, quasi identique, figure fort opportunément en extrait fac-similé sur le site Amazon. 

Le texte de Colette inspirateur cité dans le premier ouvrage n’attribue pas ce brochet sauce mousseline à un souvenir familial. Enfin, pas à celui du quotidien de son enfance. Car le plat n’apparaît que dans le récit de son mariage avec Willy le 15 mai 1893 :

Je crois que le menu du repas était simple et très bon. Mais entre le brochet sauce mousseline et les entremets - bastions de Savoie, nougats sur lesquels tremblait une rose de sucre filé - ma mémoire ne m’a rien légué. Car à la faveur de quelques gorgées de champagne, je tombai dans le brusque sommeil qui vainc à table les enfants fourbus.   (Noces, 1943)


Quant à moi, je me lance. Coup de chance, mon long poisson entre pile poil dans ma poissonnière.

brochet, poissonnière
Il entre pile écaille

Une fois allongé, je le parsème de poivre concassé et de gros sel. Suivent les découpes d’une carotte, d’un oignon long et d’un petit oignon violet. J’ajoute une feuille de laurier, un brin de thym et un autre de romarin.

brochet
Où ça se corse...

Je vide sur lui la moitié d’une bouteille de gros-plant (les deux dernières recettes préconisent du bourgogne aligoté, mais mon livre de 1990 omet cette précision) et complète à hauteur d’eau du robinet.

brochet
Retour sous l'eau

Je place la poissonnière à cheval sur deux feux, allume et attends que le liquide frémisse. Quand cet instant est venu, je retire le récipient du feu et laisse le brochet continuer à cuire doucement.

Pendant ce temps je prépare la sauce mousseline.

Dans une petite casserole je mets à réduire 20 cl prélevés sur le reste de gros-plant que j’ai complété de 4 cuillérées de vinaigre de vin blanc et dans lequel j’ai fait tomber plusieurs tours de moulin de poivre rouge en une grosse mouture. Cette réduction me sert à monter en sabayon dans une petite sauteuse bombée trois jaunes d’œufs. Je n’utilise pas de bain-marie et me contente de brefs passages successifs à feu doux.

Le mélange est bien pris, onctueux à souhait. J’y incorpore 125 g de beurre demi-sel fondu. Je vivifie par le jus d’un quart de citron pressé. J’obtiens une sorte de hollandaise légèrement acidulée, bien brillante.

brochet, sauce mousseline
Hollandaise se faisant fouetter

Je termine en fouettant 12 cl d’une crème liquide sortant du réfrigérateur que j’incorpore une fois qu’elle fait le bec d’oiseau.

Ouf, ça y est, ma sauce mousseline est prête !

brochet, sauce mousseline
On m'appelle Mousseline 


Je me tourne à nouveau vers mon brochet. Je soulève le couvercle, j'espère bien que le poisson ne sera pas surcuit, car je n’ai pas traîné…

Je fais glisser le brochet dans le plat depuis le support perforé sur lequel il repose. Tout se passe bien, la chair semble cuite parfaitement, il ne se délite pas et sa peau se décolle facilement. Je parfais la présentation à l’aide du persil frisé offert par le poissonnier et… Mais une image vaut mieux qu’un long discours.

brochet sauce mousseline
Grand poisson, grand plat

La sauce restera dans la petite sauteuse en inox ayant servi à sa préparation.

Je confronte ma technique à celle des différentes recettes.

Livre I : Égouttez le brochet sur un plat long et servez la sauce mousseline à part dans une saucière.

Livre II : Sortez le poisson du court-bouillon, enlevez la peau avec une pointe de couteau et présentez-le sur un plat long. Servez la sauce mousseline à part dans une saucière.

Version TV : Dressez votre poisson sur un plat suffisant grand en déposant d’abord les légumes puis le poisson. Servez un morceau de filet accompagné de sauce mousseline à côté.

Pour ma part, je me sens incapable d’égoutter sur un plat sans l’inonder, avec la pointe du couteau je déchire la peau donc je préfère la cuillère pour l’enlever, il ne me viendrait pas à l’idée de choisir un plat trop petit pour dresser.

Et surtout mon brochet aurait bien du mal à se trouver à la fois sur un plat et à côté de lui. Mais sans doute Julie a-t-elle cuisiné le brochet de Schrödinger


En tout cas, quantique ou pas, mon brochet se révèle délicieux. La cuisson en est parfaite et, les arêtes, même pas méchantes : faciles à détecter et séparer de la chair. La sauce est délicate, avec la note épicée du poivre rouge et la pointe d’acidité du vinaigre et du jus de citron.

brochet sauce mousseline
Oui, j'ai  préparé aussi un riz...


Digne d’un repas de mariage !


jeudi 20 mai 2021

À la sauce gril biche

 

J'ouvre la barquette où des morceaux de biche enfilés sur une pique baignent dans une marinade à la truffe qui dégage d'appétissants parfums.

brochettes de biche
Biche des forêts vosgiennes



Je me demande bien pourquoi ces brochettes  se présentent par trois… À qui ce trio s’adresse-t-il ?

Pas à la marquise qui a accueilli les chasseurs, car ils sont quatre-vingt à s’attabler en son château riche en gibiers. Aux trois mousquetaires, certes non, car l’on sait bien qu’ils sont quatre. Encore moins aux trois grâces : elles s’imposent un régime draconien. Peut-être à monsieur, madame et son amant, à moins que ce ne soit à madame, monsieur et sa maîtresse, ou pire si affinités… Je n’ose croire à une telle perversité ! Je préfère imaginer que le couple bienveillant accueille Tatie Danielle, quitte à ce qu’elle recrache sa bouchée en même temps que son venin. Autre hypothèse : un ado du foyer est le destinataire supposé de la tierce portion, mais je crains que cette apparition cynégétique ne fasse courir le sauvageon vers le Mac Do le plus proche pour s’y réfugier. Ou bien le conditionneur suppose-t-il tout simplement qu’un mâle goinfre est acoquiné avec une femelle chipoteuse ? Quel abominable sexisme hors d’âge !

Mais qu’importe… Je ferai avec, et biche, ma biche, tu finiras sur le gril, maquillée de ta marinade à la truffe d’été. Mais avant je te réserve des Noirmoutrines de compagnie.

Je gratte ces pommes de terre nouvelles afin d’éviter des lambeaux de peau crameurs et les recouvre d’eau au fond d’un sautoir. Une bonne pincée de sel d’une île voisine, une grosse noix de beurre du continent proche, la flamme d’un gaz de je ne sais où, et après une petite demi-heure, l’eau s’étant évaporée, les tubercules commencent à blondir. Il est temps de déposer les brochettes de biche vosgiennes ointes par l’huile d’olive de leur marinade sur la fonte brûlante.

brochettes de biche
Sur le gril

Deux ou trois minutes sur chaque face, et la viande me semble cuite selon mon souhait : saignante à cœur.

Je parsème les pommes de terre nouvelles de l’île de Noirmoutier d’une persillade mélangeant persil du jardin et ail fumé d’Arleux finement ciselés et donne un tour de moulin de poivre rouge.

Je dresse deux assiettes. Ben oui, il y en a une qui comporte deux brochettes…

brochette de biche, pommes de terre nouvelles de Noirmoutier
Avant le partage

…et l’autre une seule.

Mais que l’on se rassure, une fois à table, j’ai rétabli l’égalitarisme par un partage et un transfert bienvenus. Que je regrette d’ailleurs, car c’était fichtrement bon. La viande d’une remarquable tendreté offrait de délicates fragrances de gibier, et les légumes intercalés à la présence discrète étaient d’une qualité inespérée : tomates cerises de couleur orange ou rouge aussi goûteuses l'une que l'autre, découpes de poivrons bien mûrs, sans oublier l’opportune note de sucrosité apportée par les pruneaux.

Alors la dégustation d'un couple de brochette n’aurait rien eu de rédhibitoire pour moi… On admirera donc mon esprit de sacrifice !

M’sieur Nemrod, ne pourriez-vous pas compter jusqu’à quatre ?


mardi 18 mai 2021

Accord franco-allemand

Une noisette de beurre en train de fondre au fond de la poêle accueille ma dizaine de saucisses de Nuremberg.


Sur le feu voisin une casserole d’eau bouillante salée réceptionne des spätzle dont la cuisson durera 18 minutes.

Bon, les saucisses sont dorées recto verso. Je passe à leur francisation… Je les recouvre d’un petit pot de crème épaisse provenant de la ferme de Viltain proche de Versailles. 


Sous influence berlinoise, mais revendiquant l'appropriation de ces bavaroises dans le patrimoine hexagonal, je fais tomber une bonne cuillerée de curry breton (curcuma, coriandre, cumin, fenouil, poivre noir, moutarde, fenugrec, gingembre, cannelle, clou de girofle, cardamome, dulse, wakamé, laitue de mer, nori). 


J'assaisonne d’une pincée de sel, et laisse réduire à feu doux.

Je goûte la sauce obtenue. Curieusement le parfum n’est pas aussi présent que j’escomptais après avoir reniflé les senteurs puissantes, à la fois exotiques et iodées, qui s’élèvent de la poudre cuivrée.

Je rajoute donc une seconde cuillerée de curry breton et réserve pour les quelques minutes qui restent avant que les pâtes ne soient cuites.

saucisse de Nuemberg, curry breton
Tempête sur Nuremberg

Bip, bip, bip… Je me dépêche d’éteindre le gaz sous la casserole des spätzle que j’évacue illico direction la poêle à l’aide d’une araignée. Je mélange bien au-dessus d’une petite flamme afin de bien imprégner les pâtes. Je repêche les saucisses d’une pince autoritaire, non mais, vous ne croyez tout de même pas que vous allez pouvoir vous planquer pour éviter l’assaut !

Je bombarde le champ de bataille de quelques déchirures de persil frisé du jardin avant de le déplacer vers la table.

spaetzle, curry breton, saucisses de Nuremberg
La bonne du curry


Nous passons à l’attaque. L’accord est plutôt réussi.

Une incursion dans l’ARTE culinaire en quelque sorte !


samedi 15 mai 2021

Soirée Crazy Horse

Après avoir lu dans une des chroniques de Jim Harrison rassemblées dans l’ouvrage A really big lunch « Puisqu’il s’agit ici d’une chronique gastronomique, j’entame ce rituel en mangeant deux langues de jeune bison, bien moins grasses et plus savoureuses que la langue de bœuf. », j’ai bien entendu voulu vérifier cette affirmation.

Je n’ai pu hélas me procurer de la langue de bison fraîche, j’ai dû me contenter d’un bocal cuisiné (dans une sauce succulente, mais discrète - fort heureusement) et si pour notre vorace écrivain « Ces bêtes ont grandi non loin du territoire de Crazy Horse », les miennes paissaient dans les herbages du Bourbonnais.


Pas le même territoire ! Mais après tout les Auvergnats sont près de leurs Sioux, si l’on en croit les mauvaises langues…

Et pour donner un coup de pouce supplémentaire à la crédibilité ce simulacre, j’ai choisi le riz sauvage comme accompagnement du bison. Celui-ci, il m’a fallu le cuire, mais c’était bien simple : 45 minutes dans l’eau bouillante salée et zou, directement dans l’assiette, la sauce dans laquelle baigne la langue viendra le rehausser. D’ailleurs, même dans le simple appareil de sa nudité arrachée à la casserole, ce riz était plein d’attrait, fort goûteux…

Trois minutes au micro-ondes, ma viande est à température et exhale son parfum empreint d’une seyante modestie - la langue va pouvoir prendre la parole en premier ! Un dressage simplissime, et deux sympathiques assiettes se dirigent vers la table.

langue de bison, riz sauvage
Langue de Crazy Horse

Conclusion : mon Jimmy avait raison, cette langue réussit à allier une saveur délicate à la tendreté et à la tenue. Bien qu’il s’agisse d’une conserve, on ne retrouve pas l’aspect filandreux qui est parfois la rançon nécessaire pour attendrir cet abat. Désolé pour les amateurs de pulled meat, la langue de bison fond dans la bouche et non dans l’assiette.

Ne me reste plus qu’à dénicher une langue de bison fraîche pour approfondir l’expérience...


mercredi 12 mai 2021

Le Docteur Knack se rebiffe

«  Bonjour ! Nous sommes deux gendarmes de la brigade de Bennwihr. Des informations nous donnent à penser que le dénommé Burespeck en cavale depuis plusieurs jours est hébergé en votre domicile.»

J’étais déjà désorienté par l’apparition de ces deux grandes saucisses dégingandées quand les pandores ajoutèrent sèchement :

« Et comme nous avons tout lieu de penser qu’il lui est arrivé malheur, nous sommes accompagnés par l’équipe du Docteur Knack, médecin légiste…»

Ce dernier se présenta à moi empreint de la jovialité qui est la norme dans ce noble métier, m’assura qu’il n’en aura que pour quelques minutes avant qu’il ne se fasse la paire, si toutefois je me hâtais de lui présenter le corps. Je lui rétorquai qu’il y avait bien un Alsacien entre mes murs, mais que j’en ignorais l’identité et qu'il se portait comme un charme.

«  Accueillir un inconnu sans s’inquiéter plus que ça, comme c’est bizarre… » ricana l’un des gendarmes.

«  Vous avez dit bizarre ? Comme c’est bizarre. Eh bien sa bonne mine m’a inspiré confiance.

-  Bonne mine ? Alors ça ne doit pas être Burespeck. Voici son signalement ; basané, plutôt bien en chair…

-  Ouais, carrément un gros lard, mon adjudant-chef !

-  Bref un vrai dur, à la couenne bien trempée. Je souhaiterais être mis en sa présence si ceci ne vous dérange pas.

-  Et même si ça vous dérange ! Où qu’il est ? »

J’ai senti qu’ils allaient me faire le coup du bon et du méchant. Mais j’ai reluqué trop de séries pour m’y laisser prendre.


N’empêche que je suis bien embêté. Car il me faut bien l’avouer - à vous mais pas aux gendarmes - que ce Burespeck, je lui ai donné un coup de couteau, et que maintenant il est allongé séparé en deux morceaux. Je bafouille qu’il doit être en train de faire sa sieste, que je n’ose pas le déranger.

«  On s’en fout ! »

Ah, les grossiers personnages ! Mais je dois me résoudre à les conduire près de lui.

Devant le spectacle, je feins la stupéfaction.

« Mais que lui est-il arrivé ? Il n’a pas l’air dans son assiette…

-  Non, pas vraiment ! Allez, Docteur Knack, au travail. Quelles sont vos conclusions ?

-  Je ferai le pari pascalien qu’il est mort (250 € la consultation, on peut prendre le risque…), mais je constate qu’il est loin de la froideur cadavérique. Soixante-cinq degrés Celsius, c’est beaucoup pour un défunt, encore que l’on ait observé des températures corporelles nettement supérieures au Bazar de la Charité, valeurs cependant plutôt mesurées à vue de nez car en ces prémices archaïques de la médecine moderne n’existait aucune sonde thermique permettant un chiffrage précis. Pas plus qu’à Pompéi ou Herculanum, où n’exerçait d’ailleurs aucun médecin légiste. Tristes époques chargées de ténèbres ! Pour revenir à la période contemporaine, s’il eut été moins vénal, le Docteur Petiot…

-  Foin de ces considérations historiques, que vous apprend de plus concret ce corps encore fumant ?

-  Je dirai en présence de ces chevrotines qu’il a été tué avec une arme de chasse, et ceci à bout portant, ce que confirme le parfum de fumée qui se dégage de ce corps qui, pour ne pas être en odeur de sainteté, sent quand même rudement bon, hum, ça m’ouvre l’appétit, un corpus delicti se transformant en corpus delicii ce n’est pas si courant dans mon job, on est plus souvent dans le faisandé…

-  Foin de ces considérations gastronomiques, il me semble que votre chevrotine, ce sont plutôt des baies de genièvre et des grains de poivre. Et ne remarquâtes-vous point que le corps est partagé en deux, ce qui semble impliquer l’intervention d’une arme blanche telle que couteau, couperet ou autre lame tranchante, instruments qui ne semblent pas manquer dans cet environnement… » 

Quand l’adjudant-chef prononce ces derniers mots, je frissonne devant le regard soupçonneux qu’il me lance. Puis il ajoute :

«  De plus, Docteur Knack, avez-vous tant de saindoux sur vos lunettes que vous ne voyez point les deux autres corps allongés à côté de Burespeck ? »

Il se tourne vers moi et me demande avec un ton entaché d’une ironie fort désagréable si je ne connaîtrais pas par hasard l’identité de ces gisantes. Je prends mon air le plus benêt pour lui affirmer que, si fait, elles ne me sont pas inconnues, que ce sont deux Normandes.

«  Ah, il s’en passe de belles chez vous ! Ce Burespeck, un monstre de perversité, et vous, un psychopathe sanguinaire !

-  Mais il n’y a pas la moindre trace de sang !

-  Parce que vous le suçâtes ! Vampire ! »

Le brigadier se gratte la tête, pensif, me jauge et se tourne vers son supérieur.

«  Vous pensez que ce Monsieur à l’air si gentil et hospitalier* a aussi zigouillé les deux cochonnes ?

-  C’est ce que je m’échine à vous dire, à vous, et à ce légiste de mes deux. Ah, vous faites bien la paire ! »

Le docteur Knack et ses assistants n’apprécient visiblement pas ces critiques. Je crains qu’ils n’éclatent. Mais non, ils gardent leur calme, même si je me doute bien que la moutarde leur monte au nez.

Le légiste se tourne vers les gendarmes et laisse tomber, la lippe méprisante :

«  Et vous, vous ne pédalez pas dans la choucroute ? »


choucroute
J'ai eu chaud


Pendant cette dispute j’ai pu discrètement me saisir d’un long tranchelard bien acéré.

Désormais, j’ai la situation bien en main. Ouf !

* Finalement, il était bien brave, ce brigadier...