J’avais fait le faraud en affirmant qu’aborder une telle côte ne m’effrayait pas le moins du monde. Mais confronté à ses 1200 g dont une majorité de gras, je n’ai pas pu en venir à bout, même avec l’assistance d’une partenaire aguerrie.
Il me restait donc trois tranches aux tronches de guanciale. Je les ai réservées sous vide. Or qui dit guanciale dit le plus souvent pâtes a la carbonara… J’allai donc reconvertir ces restes dans une telle recette.
Du moins tel était mon projet. Mais entre-temps arrivèrent du jardin moult tomates ainsi qu’un rutilant petit poivron. Devant ces légumes appétissants, j’ai changé mon fusil (à aiguiser) d’épaule, même si je reste sur une recette de pâtes. Je n’ai pas regretté cette décision en tranchant et épépinant le poivron qui dégageait un plaisant parfum. Moi qui ne suis pas très fan de ce légume, j’étais tout étonné de cette suavité… Ce poivron douxcorno di toro rosso de pleine terre francilienne n’a rien à voir avec le poivron rouge de pleine serre néerlandaise - ou même française d’ailleurs…
Je découpe mes tranches de gras coiffées de couenne en lardons que je mets à fondre sur une larme d’huile d’olive au fond d’une poêle. J’y fais tomber des quartiers de tomates, ajoute cinq gousses d’ail violet nouveau. Je laisse compoter à feu doux en ajoutant un demi-verre de vin blanc et une petite cuillerée de harissa afin de relever.
Sur un autre feu j’ai mis à cuire des linguine. Une minute avant la fin des dix prescrites sur le paquet, je transfère ces pâtes dans la poêle et mélange. J’assaisonne de quelques tours de moulin de poivre rouge, déchiquette une branche de basilic qui vient ajouter ses fragrances au plat.
J’ai bien fait de laisser la couenne, elle est devenue très tendre et a apporté au jus qui barbouille les linguine une onctuosité bienvenue.
Sauterie à Ibaiama
Quelques jours plus tard, second retour au porc. Toujours le même : le porc Ibaiama.
Mais cette fois-ci ; le cochon s’est déguisé en escargot, sous le nom de xixtora.
Cette saucisse basque, je ne la traiterai pas avec des haricots écossés, comme le fait Hélène Darroze. Là encore, c’est le jardin qui va guider la recette. Il ne faut pas traîner avant de cueillir le dernier rang de tétragones : ce légume va donc se mettre au service de mes escargots. Pour une fois, ce ne sera pas la cagouille qui bouffera la feuille du jardin ! Toutes les deux seront croquées.
Je lave soigneusement mes tétragones, ils en ont bien besoin. Comment ont-ils fait pour se saloper autant ? Se roulent-ils dans le sable quand on a le dos tourné ? Ou bien des malfaisants, à quatre ou à deux pattes viennent-ils en ricanant terrepoudrer nos feuillages ? Toujours est-il que ce n’est qu’après plusieurs bains douches que je puis faire tomber mes épinards fantoches dans une grosse noix de beurre pendant que les deux escargots de service se font dorer la peau sur le gril en fonte.
L’heure de la fusion a sonné : chaque escargot vient se vautrer sur une litière de tétragone.
Très introverti...
Je n’y croyais qu’à moitié au départ, mais l’accord entre ces deux produits se révèle remarquable. Une fois de plus la contrainte est une source créative
Le marchand de primeurs avait fait présent d’un bouquet de persil.
Je n’avais jamais vu un semblable. Bon, il y avait encore les racines… Mais surtout c’était un persil plat, et cependant ses feuilles légèrement ondulées offraient la fermeté d’une variété frisée. Drues, proches de la tige sans ses longs pédoncules superfétatoires qui réclament une opération plumaison avant le ciselage, elles dégazaient dans leur découpe un puissant parfum herbacé. Bref c’était une quintessence de persil, pas de ces branchouilles tristounettes tout juste bonnes à apporter la petite note de couleur verte à l’instant du dressage.
Aussi je n’ai pas manqué d’en charger mes plats pour un plaisir gustatif certain.
La première utilisation fut dans une persillade alliant ce feuillage magique à l’oignon blanc nouveau.
Elle vint rafraîchir une salade de cervelas et gruyère arrosée d’une rémoulade - une vraie, sans jaune d’œuf - réalisée à partir d’une moutarde douce alsacienne.
Trip alsacien
Le trip commençait : je me voyais en Alsace assis à la table de la sœur de mon grand-père, me régalant de sa Python-Salad - c’est ainsi que l’on nommait ce classique dans la famille.
Le lendemain, c’est avec de l’ail rose de Lautrec que mon persil s’acoquina. Des sardines venant de faire un rapide aller-retour sur la plancha virent cet odoriférant mélange se déverser sur elles alors qu’elles venaient tout juste de s’étonner d’une pluie de sel et de poivre.
Trip catalan
Un délice, car la qualité tant de l’ail que du persil leur a permis de donn.er la réplique avec subtilité et de ne pas priver les sardines du premier rôle.
Le trip continuait : j’étais dans un petit bistrot de Port-Vendres, nous venions de terminer la montagne de sardines grillées noyée sous la persillade que la patronne nous avait apportée sur la table branlante ; je traversais la minuscule cuisine en désordre où elle venait de s’affairer, et qui était le sas d’accès vers les toilettes où j’allais me laver les mains ointes des croustillantes frites accompagnatrices que j’avais chopées à même le plat. Hélas, il n’existe plus guère de tels endroits loin de la frime où l’on pouvait faire bombance pour trois francs six sous…
Je m’interrogeais : quelle pouvait être cette variété de persil si goûteuse ?
Je me suis lancé dans les recherches. Sans grand succès dans le domaine de la botanique et du jardinage. Toutefois j’ai découvert que le persil se nommait en russe петрушка. Petrouchka…
Comme le ballet ?
Eh bien, rien à voir, une simple homonymie, mais de fil en aiguille, je me suis trouvé confronté avec une photo de Nijinsky dans le rôle de la célèbre marionnette.
Et là je n’ai pu m’empêcher de songer à un fusain d’Odilon Redon :La Folie.
Son fou
Et là nouveau trip : je suis en cours de dessin d’art, une option que j’avais choisie en Math Spé, plus pour le plaisir que pour l’utilité. Aussi mes ambitions y étaient autres que de tenter de reproduire à main levée la potiche garnie de fleur trônant sur un drapé sous la houlette du prof. Enseignant guère plus âgé que nous, par ailleurs fort sympathique, mais visiblement navré de coacher dans une fin compétitive des matheux purs et durs plutôt que de partager sa flamme picturale avec ses pairs - il faut bien pouvoir casser la croûte à défaut de la vendre… Si sympathique qu’il m’a permis de choisir la dissidence.
Dans un carton enfermant des reproductions, je tombe en arrêt sur ce fou qui me fascine. Mon objectif, ce sera de transposer cette œuvre en version colorée. Le brave jeune homme m’extrait d’un tiroir le Cartoil 35 x 27 (5 francs) sur lequel je pourrai appliquer mes touches d’une peinture à l’huile elle aussi offerte par le lycée.
Mon fou
Je regarde mon tableau. Pas de doute, les clochettes sont à chier. Mais je ne suis pas trop mécontent du reste. Même si le fou n’est plus tout à fait le même. Moins accablé et en retrait du monde, il semble désormais le scruter avec une pointe d’ironie amère.
Mais qu’y a-t-il dans cette herbe pour me faire ainsi voyager dans le passé ?
« En tant que délégué du Syndicat des Aulx, je suis chargé de vous transmettre une revendication !
- Ah bon, laquelle ? Chaque ail est bien traité chez moi… »
Il prit un air gêné et bredouilla.
« Ben oui, pour nous autres, ça peut aller, bien que parfois les conditions de température ne soient pas idéales… Ouais, ouais. M’enfin (et là il prit un air encore plus penaud), m’enfin, c’est pas pour nous. C’est la Princesse au Petit Pois qui m’envoie, eh ben, eh ben…
- Eh ben, crache le morceau !
- Eh ben, elle trouve que depuis que le petit pois est dans une boîte elle dort encore moins bien. Voilà ! »
Je lui répondis, primo, de s’occuper de ses oignons, deuxio qu’il était grave malade et qu’il ferait mieux d’aller se coucher.
Je suis allé le border moi-même.
Ail au lit
Je venais de créer une toute nouvelle recette d’ail au lit.
Nul n’est censé ignorer la loi ni les péripéties de jeunesse des trois petits cochons.
Mais petit cochon deviendra gros, et la suite de l’histoire reste méconnue…
Il faut savoir que la famille du grand méchant loup - en particulier son épouse, dont le chagrin lui avait permis d’écrire une chanson poignante, Goodbye Mari Loup - avait porté plainte et nos petits cochons, accusés de guet-apens suivi de lupicide, avaient préféré prendre le large. C’est ainsi que le trio se trouva ventilé aux quatre coins de l’hexagone.
Au terme d’une longue enquête digne d’un journaliste de la revue Society, j’ai pu les retrouver.
Le premier s’était réfugié à la Ferme des Bonshommes, en Normandie, sans doute tenté par les toits en chaume. Il a dû être déçu...
Après la paille, le bois, la brique : le fer
Pas méfiant le moins du monde, il est venu chez moi après une rencontre sous les halles de Versailles, où il était venu faire un tour de déconfinement..
Idée funeste pour lui… Justice a été faite, sous la forme d’une côte de porc passée à la poêle sur une noisette de saindoux. Il avait bien profité, le bougre, avec sa bonne couche de gras cachée sous la couenne.
Il manquait cependant un peu de virilité. Pas comme les deux autres…
Le deuxième fut plus compliqué à découvrir : caché en Gascogne, il avait pris un pseudo et se faisait désormais appeler Prince Noir de Biscay. Devenu mythomane, il s’était même créé une ascendance fictive avec l'aide du Bureau des Légendes :
Surnommé le Prince Noir pour son penchant guerrier et sanguinaire, un soir de croisade, Edouard de Woodstock fit escale dans une étable landaise ; reconnaissant les qualités gustatives des porcs de cette ferme, l’idée lui vint de faire venir des verrats d’Angleterre (mâles reproducteurs) afin de les croiser avec cette souche gasconne, et c’est ainsi que sur les terres d’Aquitaine, il fit naître une nouvelle race qu’il nommera avec fierté : Le Prince Noir de Biscay (Gascogne en Anglais) d’où force et qualité mêlées engendrent une viande unique et précieuse.
Il fut d’abord réticent avant de se rendre à mon invitation. On le comprend, il se la coulait douce dans sa province.
Mais ce pseudo-aristocrate ne pouvait qu’être flatté d’être convié à un dîner en la ville royale. Il vint.
Soumission funeste pour lui… Justice a été faite sous la forme de ribs cuits doucement sur le gril.
Le morceau est d’abord resté enfermé sous vide toute une nuit, enduit d’une bonne marinade. Il s’agissait de la Sesame Ginger Teriyaki Sauce de l’excellente maison Stonewall kitchen ( sauce soja, sucre brun, sucre de canne, gingembre, miel, vinaigre de cidre, huile de sésame, ail ).
Le lendemain, le Prince sortit de son lit parfumé, frais et dispos.
Sesame, ouvre-toi !
Il ne s’attendait pas à ce que je le mette aussitôt sur le gril - placé sur une petite flamme décentrée, car la cuisson devait être longue et je ne tenais pas à carboniser ce précieux invité.
Tout nu, tout bronzé
Après une heure et quart de passages de pinceau et de retournements sur la plaque striée en fonte placée sous surveillance thermique - ne t’emballe pas, ma vieille ! -, il m’était possible d’étendre le Prince sur une planche. Oserai-je dire qu’il était encore plus grand cuit que cru ?
Part ribs (sera toujours part ribs)
En tout cas les tranches offraient du goût et de la mâche. Tout m’incitait à poser sur la table une salade de maïs, ce que j’ai fait.
Le troisième, finalement, était presque voisin du précédent : c’est en pays basque qu’il avait établi ses pénates. Quant à lui, Ibaiama était son nouveau nom.
On le sait, les basques sont de la gueule, dans tous les sens du terme.
Gourmets et gourmands d’abord, ce qui m’a permis de l’attirer en ma demeure en lui promettant de se mettre à table autour de pimientos del piquillo de Navarra, mais surtout d’un succulent ail rose de Lautrec dont il m’en dirait des nouvelles.
Mais aussi grande gueule… Il me l’a joué façon porc de l’angoisse en m’affirmant : « Éloigne-toi de moi, homme de peu de foie ! ». En effet, sous sa couenne virile, la couche de graisse était impressionnante.
Falaise en graisse
Mais j’en ai vu d’autres, et pour moi cette abondance relève plus de l’épatant que de l’hépatite. Alors j’ai osé me lancer dans la confrontation.
Car il était là, bien là, le dernier du trio.
Déplacement funeste pour lui… Justice a été faite, sous la forme d’une côte de cochon dite "Txuleta" cuite en cocotte.
Permettez que je me lance dans la narration de cet événement…
Je commence par verser une larme d’huile d’olive au fond de ma cocotte. J’y fais dorer à feu vif sous toutes les faces ma côte, saupoudrée de fleur de sel et dont j’ai incisé la couenne.
Une fois ma pièce bien colorée, je la réserve sur une plaque à débarrasser et plonge dans la graisse chaude des quartiers de pommes de terre rattes que j’avais épluchées et découpées auparavant. Quand ils commencent à colorer, je les écarte pour replacer ma côte dans la cocotte. Sept minutes à couvert sur feu moyen pour une face, puis même opération pour l’autre face.
J’ai préparé un maxi-bouquet d’herbes du jardin, avec en particulier beaucoup d’origan.
C'est l'bouquet !
Je le glisse sous la côte que j’ai placée à la verticale, couenne vers le bas. J’ajoute les gousses d’une tête d’ail rose de Lautrec - alors tu es content, vieux cochon ? - ainsi que les quartiers d’une tomate charnue mondée et épépinée. J’inonde deux verres d’eau. Ah, j’allais oublier : une feuille de laurier et un chaton de poivre long… Je fais tomber une grosse pincée de sel. Je recoiffe, et c’est parti pour une nouvelle cuisson de sept minutes, maintenant à feu doux.
Il est temps de finaliser la cuisson. J’enlève le couvercle de la cocotte, pique une sonde entre deux os, choisissant de surveiller particulièrement cette zone sensible où la chaleur tournante a du mal à pénétrer.
J’enfourne à 140 °C.
Je règle l’alerte à 62 °C - un degré en dessous de la température préconisée pour un porc rosé afin de tenir compte de l’inertie thermique. Il ne me reste plus qu’à attendre la sonnerie…
Bip, bip, bip…
Je me précipite pour sortir la cocotte du four.
Rosé du soir ?
J’extrais ma côte d’Ibamaia et la laisse reposer. Je remets la cocotte sur le feu après en avoir évacué mon bouquet et la feuille de laurier.. Les pommes de terre y achèvent leur cuisson à feu vif. Je retire ces rattes à la peau croûtée pour les réserver avec les quartiers de tomate et les gousses d’ail dans un petit bac que je maintiens au chaud dans le four éteint.
Falaise érodée
Il ne reste plus au fond de la cocotte que des îlots caramélisés baignant dans un jus poisseux odoriférant. Je déglace avec une cuillerée de vinaigre de Maury (l’autre bout des Pyrénées…) et un petit verre d’eau. J’ajoute une petite cuillerée de sauce soja sucrée et un trait de sauce Worcestershire. Je laisse réduire doucement pendant que je passe au dressage sur assiettes.
Je découpe des tranches d’un demi-centimètre d’épaisseur en travers de la côte. Je les dispose en éventail.
Les légumes, mélange de rattes, gousses d’ail rose de Lautrec et tomate du jardin, se regroupent à leur pied. Et, pour finir, je tiens ma promesse : j’offre des pétales de pimentos à ce vieux cochon.
Un coup d’œil vers la cocotte : le jus a bien réduit, il est devenu sirupeux. J’en déverse une coulée barbouillant les tranches, souillant la graisse immaculée mais lui offrant aussi un bénéfique contrepoint.
Nous pouvons passer à table.
Ibamaia
Madame Veuve Méchanloup était vengée. Elle me caressait d’un regard affectueux. « Tu es mon Remus, tu es mon Romulus ! »
Ah non, je ne suis pas son petit loup ! Même si j’aime bien de temps à autre croquer un petit cochon - même devenu gros.
En effet, série de journées de mise en bocaux : l’avant-veille, tomates entières ou transformées en sauce, la veille haricots verts, et ce jour confiture de mirabelle.
J’avais fait venir de Lorraine quatre kilos de mirabelles. Le premier fut partagé entre la confection d’une tarte et le grignotage à cru, les trois kilos restants dénoyautés ont fourni 2700 g de fruit.
Mélangés avec 2600 g de sucre, ces quartiers n’ont pas exsudé beaucoup de jus, la mirabelle n’est pas baveuse de tempérament. Mais une fois placés sur le feu et arrosés du jus de deux citrons, ces Lorraines ont consenti à libérer leur suc odoriférant. Une recette préconisait trois quarts d’heure de cuisson. Mais au bout de 30 minutes, j’ai eu l’impression que la confiture était déjà là. J’ai sorti mon réfractomètre. Bien m’en a pris : les 65 degrés Brix étaient atteints. J’ai aussitôt arrêté la cuisson.
Louche, entonnoir…
Quatorze pots étaient alignés tête en bas sur le plan de travail.
Je ne manque pas de pots
Ouf, la période des corvées est terminée, je vais pouvoir danser maintenant. Pas d’inquiétude pour l’hiver, même s’il me semble que je ne disposerai d’aucun vermisseau. Même pas une fourmi non-prêteuse à qui donner une bonne leçon, aucune n'était nichée dans les tomates du jardin.
Quand la Vilaine Grosse Pomodora est apparue, un vent de
panique a secoué les hôtes du jardin.
VGP
D’abord chez les tomates : la Rose de Berne a pâli d’effroi,
la Cuor di Bue réclamait qu’on la sorte illico de l’arène, la Noire Russe gémissait
« Le goulag est de retour… », la Principe Borghese avait perdu de sa
superbe et s’enquérait « Est-ce une révolte ou une révolution ? »,
la San Marzano affirmait qu’une éruption de l’Etna n’était rien à côté de cette
horreur, l’Or Pizzutello se faisait encore plus petite dans l’espoir de passer
inaperçue, la Pink Brandywine saoulait ses voisines de ses pleurnicheries, la
Southern Night en faisait des cauchemars, la Green Moldovan croyait voir un vampire
et réclamait l’appui de la rangée d’ail voisine, la Joyau d’Oaxaca implorait le
grand serpent à plume sous le regard navré de la Saint-Pierre qui, après une
brève prière, réclamait les clés du jardin.
La peur avait aussi gagné les cucurbitacées qui ne savaient
plus quoi faire. « Ou cours-je ? » Il est vrai que dans ces
légumes il y a toujours un cornichon qui sommeille.
L’on connaît mon grand cœur. J’ai accepté d’accueillir les plus traumatisés parmi ces petits peuples désemparés dans mon humble demeure.
Ces réfugiés ont été encadrés par des oignons bâtons Birnförmige d’origine
allemande. Mais n’allez pas croire ce qui n’est pas : ils sont tendres et
délicats. D’ailleurs je me surprends parfois, tel un Napoléon tirant l’oreille
d’un de ses grognards, à en détacher un lobe afin de le croquer, ce qui va
encore plus loin dans le paternalisme hiérarchique. Ces sympathiques Teutons m’ont d’ailleurs tout
appris sur leurs origines : leur arbre (mais peut-on parler d’un arbre
pour une famille de bulbes ?) remonte au XVe siècle, dans la bonne cité
de Schweinfurt descendante du Porcivadum de l’occupation des légions romaines - bien avant celle de l’US Army. Un nom de ville qui prête à rêver…
Tel que sur le catalogue
Mais passons aux choses sérieuses, je vais tout avouer sur
le sort que j’ai fait à l’un d’eux, même si ce ne sont pas vos oignons.
Il fut tranché en huit par mes soins dans le sens de la
longueur, et il est venu fondre non pas en larmes (moi non plus d’ailleurs, même en le
coupant) mais dans une cuillerée d’huile d’olive au fond d’une poêle. Quelques individus,
les moins vaillants de mes pleutres de potager, vinrent les rejoindre. Suivirent
trois gousses d’ail et un échantillon presque représentatif des herbes du
jardin.
Il fallait requinquer un peu ces malheureux. Pour ce faire,
j’avais cueilli quelques piments au jardin. Les pieds, semés à partir de graines
venues de la Réunion et maternés dans la serre appartementale où ils ont
profité d’un climat tropical sous un soleil de pacotille, s’y sont heureusement
épanouis après leur émancipation. J’ai donc pu introduire trois piments oiseaux
mini mais costauds et un autre piment contrefait, de bonne taille mais beaucoup moins
virulent dont j’ignore la variété, faute d’étiquette et de recherche archivistique.
Un quart d’heure plus tard, c’était cuit, mais resté al
dente. J’ai arrosé d’un demi-citron vert pressé.
Plus qu'à mettre au frais...
Il n’était pourtant pas question de déguster aussitôt :
ce mets était prévu pour accompagner froid des merguez grillées.
Après une journée passée au réfrigérateur, j’ai vidé dans un
plat de service en faïence le bac où ma préparation était réservée. J’ai ajouté
un léger trait de vinaigre de Maury, donné un tour de moulin de poivre blanc de
Penja. Enfin j’ai parsemé de quelques déchirures de feuilles de basilic.
Retour de bâton ?
Pas très courageux, ces légumes…
Mais bien bons quand même. Et c’est tout ce que je leur
demande !
Que va-t-il devenir, ce morceau casse dentier que nul être humain, même déjà sans-dents, ne voudrait consommer ? Va-t-il, comme il arrive encore trop souvent, être jeté à la poubelle, finissant sa vie incinéré comme un vulgaire agnostique, ce pain symbole de la parole de Dieu qui nourrit les foules. Un sort indigne au milieu des détritus divers (et d’été) qu’un tri hypo-sélectif fait cohabiter tristement dans un cafardant capharnaüm ?
Eh bien non. Ce croûton sera sauvé ! Il va faire le bonheur d’une poularde, poularde qui ensuite fera mon bonheur. Quelle belle chaîne alimentaire vertueuse, n'est-ce pas…
Je puis en décrire le dernier maillon : la poularde.
Eh oui, jadis le coq veillait sur la Nation, désormais la poularde veille sur la Planète!
Cette poularde, dont j’ai simplement garni le coffre d’une cuillerée de gros sel, quelques baies de piment de la Jamaïque, une dizaine de grains de poivre blanc de Penja, deux gousses d’ail et quelques branches d’herbes du jardin comme du thym, du romarin, mais surtout de l’origan, je l'érige sur le pal du plat de cuisson. Juste un peu de sel fin sur la peau, nul besoin d’huile ou de beurre, la bestiole est suffisamment grassouillette ! Eh oui, se goinfrer de pain, ça fait grossir, et c’est ainsi qu’une mignonne petite poulette devient une grosse poularde. Encore qu’un incident chirurgical ait aussi contribué à cette prospérité…
Je dispose les légumes d’accompagnement aux pieds - ou plutôt sous les fesses - de la gravosse, comme dirait Béru : ratte, ainsi que ces tomates et courgettes qui prospèrent de façon pléthorique au jardin en ce moment (bien que cette année ne soit pas visiblement pas l’année de la pomodora…). Je parfume d’une gousse d’ail et d’une branche de thym. J’ajoute le cou que j’avais prélevé de deux bons coups de cisaille.
Elle s'assied sur mes légumes !
Je verse deux verres d’eau au fond du réceptacle, et enfourne à 200 °C. Au bout d’une demi-heure, je baisse la température à 180 °C.
Je n’oublie pas d’arroser régulièrement la bête et de remuer les légumes.
Oh la la, le niveau de liquide monte dangereusement au fond du plat : l’arrivée du gras fondu fait plus que compenser l’évaporation de l’eau… Je crains que le four ne soit envahi par un tsunami lipidique (avant que ce ne soit mon foie…). Fort heureusement, au bout d’une heure et quart, le poulet est cuit et la marée n’a pas rompu la digue, même si j’en ai ras le plat.
Enfer et damnation, en sortant ce maudit plat, je m’accroche à la barre du fourneau et une partie de cette graisse aviaire vient splasher sur le carrelage de la cuisine.
Alerte à la serpillière ! La séance de nettoyage offre néanmoins cet avantage de fournir à la viande un temps de repos que je ne lui aurais peut-être pas accordé, affamé que je suis…
La poularde attend sagement - mais que pourrait-elle faire d’autre - allongée sur sa planche.
Gisant de poularde
Je prélève les légumes avec une araignée pour les étendre sur un plat en inox que je place trois minutes sous le gril du four érubescent afin de donner une coloration aux pommes de terre à la blancheur tristounette.
Se dorer la patate...
Je découpe la poularde, dont la cuisson me semble parfaite, avec une chair pas le moins du monde desséchée et la peau dorée bien croustillante. Les morceaux sont posés sur un plat en inox. Pas vraiment un dressage, mais il s’agit pour ce premier épisode (les jours suivants, la poularde participera froide à deux nouveaux repas) d’offrir une sorte de self-service où chacun pourra piquer à la citoyenne du bout d’une pique les morceaux objets de sa concupiscence afin de les déposer sur son assiette et les arroser de la sauce que je m’apprête à confectionner.
La poularde en partage
Dans le plat de cuisson, que de graisse, que de graisse ! Je l’ai laissé remonter à la surface pendant le temps de la découpe. En m’y prenant délicatement, je puis en évacuer la majorité dans un petit bac. Ce gras parfumé, il serait dommage de le jeter. Je compte le conserver pour, par exemple, cuire des pommes de terre. Y a pas que la graisse de canard dans la vie, - d’ailleurs beaucoup moins bonne que celle d’oie…
Je verse un trait de sauce Worcestershire dans le jus au fond du plat, relève de quelques gouttes de Tabasco rouge. Je transfère dans une saucière.
Coucher de soleil sur le Worcestershire
Inutile de dire que nous nous sommes régalés.
De surcroît je puis me glorifier de mon geste citoyen. Ce n’étaient que des petits bouts de pain, mais en prouvant par ma modeste participation que de vieux croûtons peuvent sauver la Planète, je me sens meilleur.
D’autant plus que ce fameux pain de récupération, c’est un pain fameux : il provient pour partie du Pain Tranchoir, où il est cuit avec des coquilles de noix - énergie renouvelable s’il en est - mais surtout de la Maison Lamour, qui fut en 2017 couronnée meilleure boulangerie de France, quelle belle fin de vie pour un volatile - au fait, qui a produit le lait complémentaire, du pis de quelle vache sacrée sort-il ?
Maison Lamour… Pour la première fois de mes tribulations en cuisine, j’ai pu mettre ce qui manquait vraiment dans mes plats, et dont je ne savais pas où je pouvais me le procurer : Lamour.