Les recettes de pâtes carbonara que j’ai publiées sur ce blog auraient engendré la consternation d’une mamma italienne dans le cas hautement improbable qu’elle se soit aventurée dans la lecture de ces pages.
Que dis-je, le remplacement de la
guanciale par la
vuletta corse et du
pecorino par de la tome de brebis basque m’aurait valu d’être maudit jusqu’à la cinquième génération.
J’aurais peut-être eu droit à plus d’indulgence envers l’utilisation d’un bête parmesan de supermarché à la place d’un bon
pecorino, me faisant seulement accuser de "
cagare fuori dal vaso"…
Encore que… La tradition est-elle si stricte ? Une amie venant de se marier à un Italien s’était empressée, toute fière qu’elle était de ses connaissances culinaires nouvellement acquises au cours d’un stage de cuisine donné en Lombardie par la mère de son époux (était-ce la mamma ou le fiston qui était à l’initiative de cette précaution ?) nous avait fait jadis une démonstration de confection de tagliatelles à la carbonara. Après avoir avec maestria pétri la pâte ensuite étalée finement au rouleau à pâtisserie, enroulée façon tapis et tranchée afin d’obtenir d’étroites lanières, elle avait fait revenir des lardons. Dans les assiettes les tagliatelles cuites
al dente ("
al dente", cette expression jaillissait de ses lèvres comme un baiser envoyé à son beau transalpin - au fait en quel lieu l’absent était-il à cet instant ?) étaient parsemées des lardons dorés et d’un jaune d’œuf. Mais surtout elles venaient d’être arrosées de crème fraîche agrémentée d’un sachet de parmesan râpé. Eh oui, de la crème fraîche, ce produit dont la présence dans la carbonara confère désormais au cuisinier le statut de franchouillard invétéré, bref, un brevet de ploucquitude… Et pourtant je n’ai que rarement connu une transmission aussi directe d’une recette transalpine familiale !
En tout cas il est certain qu’une mamma partagerait mon indignation devant cette mésaventure dont je fus la victime au cours des années quatre-vingt-dix dans une petite pizzeria de province.
Le lieu, en haut de marches bordant une petite place, m’était familier. Jadis un marchand de vanneries diverses y avait un magasin où, dans la vitrine, était allongé à perpétuité un fennec que l’on aurait pu croire empaillé s’il n’avait de temps à autre affiché un bâillement ostentatoire, entrouvrant quelques secondes les yeux pour jeter un regard ennuyé mais dénué d’hostilité vers le chaland dont l’ombre avait dû le déranger, un passant tout étonné de contempler cette brève résurrection se terminant avant le retour à la somnolence par un bref tressautement dans la quête improbable d’une position plus confortable.
Le rotin et l’osier ne faisant vraisemblablement plus recette, ce magasin avait été remplacé par l’échoppe d’un coiffeur cyclotouriste dont les récits d'exploits dominicaux au cours des randonnées organisées par son club me saoulaient quand j’avais le malheur d’y mettre les pieds - ou plutôt le crâne - afin de me faire rafraîchir la coupe capillaire et que j’avais échoué, malgré des pronostics issus de savants calculs de probabilité et de gestion des files d’attente basés sur les observations
ex situ à travers le vitrage au fennec disparu, dans ma volonté d'être confronté aux mains plus expertes de son jeune assistant - l’élève ayant dépassé le maître - mais surtout à son discours se limitant au strict nécessaire de taiseux congénital.
Et désormais c’était une pizzeria toute neuve aux croisées rutilantes d’une peinture à peine sèche qui faisait entrer la petite place dans la modernité. Réjoui de constater un tel dynamisme dans cette bourgade qui entamait déjà sa décrépitude commerciale en centre-ville, je ne pouvais que contribuer à la résistance en franchissant le seuil de ce restaurant.
« Vous avez fait votre choix ?
- Oui, oui. Madame a choisi une escalope à la crème, et pour moi ce seront des spaghettis à la carbonara.
- Oh, je m’excuse, mais nous venons d’ouvrir, je n’ai pas encore été livré en sauces, je ne peux donc pas vous servir cette carbonara… »
Il y avait de la crème aux cuisines, l’escalope en a fourni la preuve, le pizzaïolo cassait des œufs pour les déposer sur les pizzas, les pâtes barbouillées d’un coulis de tomate - le même sans doute sorti d’une boîte de 5 litres que celui dont le préposé tartinait ses disques avant de les enfourner - étaient parsemées de parmesan râpé.
À la guerre comme à la guerre, je me serais contenté d’une brave carbonara à la bonne franquette, de celle dont on se satisfait le plus souvent à juste titre dans les chaumières
hexagonales de l’Hexagone, car le plaisir y est bien présent dans les saveurs. Tous les ingrédients étaient là pour me donner satisfaction. Mais non, Monsieur le propriétaire de cette gargote avait préféré plutôt que de sauver du chômage un cuisinier compétent faire appel aux sauces toutes faites de l’industrie agroalimentaire… Je suis tombé sur ce lien qui peut donner une idée de ce que renferment de tels produits :
AH, LA BONNE SAUCE !
Beurk !
Au choix je préfère me concocter ce plat ultra-simple : brasser les pâtes sorties de l’eau al dente avec une cuillerée de concentré de tomate, une bonne noix de beurre, et, si l’on a la flemme de sortir la râpe, quelques lamelles découpées dans un morceau d’emmenthal posé sur la table. Un peu de poivre moulu, et le tour est joué. Régal garanti !
Mais ce soir, ce sont des
SPAGHETTI ALLA CARBONARA préparés en respectant les exigences du
carbonarament correct qui sont à l’ordre du jour.
Pour ce faire, des produits italiens acheté chez le traiteur des halles - sauf les œufs bien entendu… :
- 1 paquet de 1 kg de
Spaghetti Martelli, des pâtes artisanales de la région de Pise dont je prélèverai une poignée, soit environ 200 g.
- 250 g d’épaisses tranches de
guanciale
- 1 gros morceau de
pecorino dont je râperai la quantité nécessaire pour obtenir une crème avec les œufs utilisés.
Je mets à cuire les pâtes dans une grande quantité d’eau salée suivant la classique formule magique 1000-100-10.
Pendant les 10 minutes prescrites pour la cuisson, je découpe les tranches de guanciale en lardons
|
Et que je te taille les bajoues ! |
que j’étends à sec au fond d’une poêle posée sur flamme moyenne.
Je bats
3 jaunes d’œufs et 1 œuf entier.
Les lardons ont rendu leur graisse et sont caramélisés.
|
La fonte des bajoues |
Je les extrais avec une pince et les réserve.
Je verse le liquide de la poêle dans les œufs battus et fouette vigoureusement. J’incorpore du pecorino râpé jusqu’à avoir une consistance crémeuse et poivre abondamment.
|
Pas de carbonara sans casser des oeufs |
Je détends cette sauce avec une louchée de l’eau de cuisson.
|
La minute de détente |
Ça y est, le timer sonne, m’indiquant que les pâtes sont cuites. Je les sors à l’aide d’une cuillère à spaghettis et les dépose dans la poêle de cuisson du
guanciale.
Je verse progressivement le mélange d’œufs et de
pecorino en brassant, et incorpore la moitié des lardons, la poêle ne faisant que brefs passages au-dessus d’un feu minimaliste.
|
La minute de vérité |
Pour cette fois ce sera un service à l’assiette, les spaghettis étant déposés à l’aide d’un diapason autour duquel ils sont enroulés. Une dernière pluie de lardons de guanciale bien grillés et de pecorino râpé, des tours de moulin de poivre, et ces
pâtes à la carbonara académiques peuvent passer sur la table.
|
Mises au diapason... |
Personne ne pourra m’accuser de manquer de respect envers une tradition… datant de l’après Seconde Guerre mondiale !