Toutes les trente secondes il découvrait avec étonnement son nouveau paysage.
Vautré sur le canapé en skaï authentique le maître de céans était plongé dans la lecture d’un vieux bouquin un peu écorné qu’il venait d’emprunter au bibliobus qui klaxonnait tous les vendredis matin sur la place du village. Il s’agissait de L’esprit d’Éloi, un ouvrage consacré à l’art de la contrepèterie pratiquée par le ministre de Dagobert. C’était quand même plus intéressant que La Charmeuse de pâtres dont les descriptions des soupirs cisalpins de l’héroïne l’avaient fait bailler avant que ce livre ne lui tombât définitivement des mains.
Blottie dans le fauteuil assorti, son épouse somnolait vaguement avec sur ses genoux l’écharpe en laine de polyester écrue qu’elle avait entrepris de tricoter pour les bonnes œuvres de l’abbé Kass.
Le chat Médor avait prudemment écarté les aiguilles acérées d’un agile coup de patte pour se blottir sur ce tiède et douillet coussin.
Le chien Minou regardait d’un œil intéressé la télévision privée de son où s’agitait le présentateur de l’émission 30 millions d’Ennemis consacrée cette semaine au moustique tigre, dont précisément un exemplaire voletait dans le salon, hésitant entre le sang de Madame ou le sang de Monsieur. Pourquoi pas les deux. Mais une collision en vol avec une mouche bleue venant de s’échapper de la poubelle mal fermée avait mis fin à cette réflexion et les deux objets volants bien identifiés s’étaient écrasés sur le parquet.
Ce bruit avait réveillé une souris qui sortit son nez du trou derrière la commode pour voir ce qui se passait.
L’araignée dépressive qui avait abandonné tout espoir de voir un insecte s’empêtrer dans la toile qu’elle avait laborieusement tissée et avait commencé à filer la corde pour se pendre gémit : et dire que pour une fois j’aurais pu emplir mon garde-manger…
Une colonne de fourmis escaladait la face nord du placard où l’équipe de reconnaissance avait repéré un sachet de sucre en poudre entamé.
Dans la chambre tous les acariens, toutes les acariennes, s’unissaient pour une extension du domaine de leur lutte.
Bref, la vie menait son train habituel, quand soudain ce fut le noir presque complet dans le salon : le lapin nain avait enfin réussi à sectionner le fil alimentant le lampadaire, seul l’écran de la télévision dispensait ses lueurs fluctuantes.
Le lapin clapit dans un dernier soubresaut, le chien hurla à la mort, l’araignée se décrocha de son fil, la souris regagna précipitamment son logis, la tricoteuse sursauta et piqua malencontreusement de ses aiguilles n° 3 le chat qui fit un bond et renversa la sellette sur laquelle un vase majestueux en porcelaine de Longwy abritait un gros bouquet de lilas.
L’eau du récipient se répandit sur le tapis d’inspiration persane made in China où un motif coufique cernait un arbre de vie.
C’est à cet instant que le miracle se produisit : au pied des ramures stylisées jaillit illico du tapis trempé un septuor de magnifiques morilles.
Le maître de céans s’extasia de cette apparition. Il toucha du bout de ses doigts tremblant devant l'inexplicable. Non, ce n'étais pas un rêve !
« Et dire que ce matin encore je songeais à mes récoltes de morilles du temps jadis au pied des buissons longeant la voie ferrée. Il suffisait de se baisser pour les ramasser. Puis les motrices diesel ont remplacé les machines à vapeur pour tracter des wagons de marchandises de plus en plus vides, les braves cantonniers appuyés sur leur pelle et prêts à dégainer la bouteille de rouge cachée dans leur musette furent mis au chômage par les désherbants, le dernier train circula avec trois coups de trompe d’adieu, les rails et les traverses furent enlevés, et la ligne de chemin de fer céda la place à une piste cyclable macadamisée, la Ligne Verte comme ils disent. Les morilles s’enfuirent, et on ne peut leur donner tort… Désormais les morilles fraîches sont récoltées au supermarché et elles viennent de Turquie ou de Pologne…
Mais revoici des champignons on ne peut plus locaux qui s'offrent à moi ! Alléluia !!! »
L’épouse qui avait les pieds sur terre le tira de sa nostalgie et son extase.
« Bon, tu les as ces morilles françaises dont tu rêvais. S’agit maintenant de pas les laisser perdre… Une omelette aux morilles, ça me dirait bien ! »
Le maître de céans ne pouvait qu’acquiescer.
Il passa à la cuisine, fendit les champignons en deux. Pas besoin de les nettoyer, ils étaient impeccables - vous me direz que si l’on pousse sur un tapis persan, même faux, ce n’a rien d’étonnant… Il les versa dans une poêle au milieu d’une cuillerée d’huile d’olive et d’une grosse noix de beurre commençant à mousser. Il cassa cinq œufs et les battit énergiquement dans un cul-de-poule, assaisonna et introduisit quelques feuilles d’estragon déchirées. Il versa dans la poêle sur les morilles, laissa cuire tranquillement en secouant l'ustensile après avoir décollé les bords coagulés.
Quelques minutes plus tard l’omelette était à point, encore un peu baveuse.
Un disque d'or |
Il se devait de la rouler comme un tapis…
Les pieds dans le tapis |
Ils se régalèrent.
« Et un bon repas de plus ! Au fait, qu’est-ce que l’on fait du lapin ? »
Momo continuait à tourner dans son bocal. Mais il avait renoncé à trouver le coin manquant. Il fallait bien s’faire à cette absence.