Au lieutenant A. B., SP 69411, le 16 novembre
Mon ami,
Grand chamboulement. Mon régiment a quitté la ville de X (secret militaire !) et hier jeudi 15 novembre nous avons rejoint un nouveau cantonnement à Y.
Peu après minuit, alors que ce jour venait à peine de naître, je frappais à la porte de la maison bourgeoise décrépite qui allait être ma nouvelle demeure.
Une bonne d'un certain âge, voire d'un âge certain, m’a ouvert, un peu effarouchée et triturant entre ses mains ridées un tablier blanc presque immaculé. Elle m’a conduit jusqu’au salon où j’ai attendu un quart d’heure le maître de céans - Monsieur est occupé… Tu parles, à cette heure-ci ! Monsieur voulait asseoir son autorité…
C’est bien l’homme tel que je m’attendais à le voir qui arriva alors que je scrutais d’un œil navré les croûtes accrochées sur les murs tapissés d’un papier peint miteux. Bombant le torse, il m’évalua avec l’air chafouin d’un maquignon jaugeant la bête, se força à arborer une attitude bienveillante qui ne lui allait pas du tout.
« Quel plaisir de vous accueillir, mon ami ! Je m'aperçois que vous êtes un homme de goût. Belles peintures, n’est-ce pas, Je les ai payées cher, mais...
- Hum, je ne suis pas votre ami, tout juste un occupant. Nul besoin donc de feindre une sympathie qui n’a pas lieu d’être. Ce qui ne m’empêchera pas pour ma part d’empreindre nos relations de la courtoisie qui sied à tout homme bien né ! Quant à la valeur de votre mobilier, bibelots divers et décorations, je m’en contrefiche, n’ayant pas pour l’instant l’intention de me livrer à un pillage de vos biens… »
Son visage se figea, ses petits yeux se froncèrent, il retira la main qu’il avait commencé à me tendre.
« Soit ! Je n’en attendais pas moins d’un hussard. Marie vous conduira à votre chambre. Enfin, votre mansarde… »
Il me tourna le dos et partit d’un pas pesant.
Nos relations commençaient mal !
Précédant dans l’escalier la bonne qui m’indiquait le chemin, je m’aperçus que j’étais observé par l’interstice d’une porte.
« Ce sont les chambres des maîtres et de leur fille qui se trouve à cet étage. Vous, Monsieur, vous êtes à l’étage au-dessus. Comme moi d’ailleurs. »
Vu son âge canonique je ne risquais rien…
J’ai dormi d’un sommeil de plomb. Rien à redire. Le lit était confortable, et je disposais d’une petite armoire pour ranger mes uniformes et mes livres.
Mais il faut que je te narre le traquenard auquel j’ai échappé…
En descendant, je passe devant une porte ouverte vers laquelle je ne puis m’empêcher de tourner mon regard. J’aperçois une jeune fille plutôt bien faîte, force m'est de le reconnaître, qui écarquille de magnifiques yeux bleus. Elle pousse un petit cri effarouché, entreprend sans conviction de dissimuler son corps en tenue fort légère.
« Oh, Monsieur, j’ai honte. Je ne savais pas que vous étiez déjà arrivé… »
Hum, la petite sournoise me prend pour un crétin. Je sais bien, moi, que c’est de cette chambre que l’on m’observait quand je grimpais l’escalier.
« Ah, Mademoiselle, j’aurais mauvaise grâce à me plaindre d’un si charmant spectacle, pour lequel je n’aurais jamais espéré obtenir ce billet de faveur… »
À ces mots la donzelle ne se sent plus de joie, et elle n’est pas prête à laisser tomber sa proie.
Elle bat des cils, ondule de la croupe, gonfle une attendrissante poitrine à peine voilée sous le linon de sa chemise de nuit.
« Je vous en supplie, Monsieur, faites en sorte que mes parents ne sachent rien de notre rencontre inopinée. Maman en serait accablée, et père est violent. Il me frapperait, c’est certain. Ô, Monsieur le militaire, vous qui avez l’air si fort et si courageux, protégez-moi, car je vous sens débordant de bienveillance ! »
Elle se précipite alors vers moi, se pend à mon cou et repose sa tête sur mes épaules. Ses cheveux blonds parfumés de musc me chatouillent, je sens que je vais éternuer avant de la repousser vertement. Mais nous entendons un bruit de pas dans l’escalier, elle s'écarte, me chasse de la chambre, met un doigt sur ses lèvres qu’un feuilletoniste qualifierait de purpurines.
« Chut… »
La porte se referme sur elle. Il était temps., car apparaît au bout du couloir une petite bonne femme falote, à la mise désuète. La mère, sans nul doute.
« Madame, quel plaisir de faire votre connaissance. J’espère que ma présence, que je tenterai de rendre la plus discrète possible, ne vous sera pas trop importune. »
Je vais lui faire le coup du baisemain. Ça flatte toujours la bourgeoise !
Elle se met à rougir et bredouille qu’elle est très honorée, etc, etc, puis sa mine se renfrogne et elle ajoute :
« Toutefois, Monsieur, je me dois d’être clair. Savez-vous ce qui se cache derrière cette porte
- Non point, et Monsieur votre époux ne m’a pas donné l’impression d’être Barbe Bleue…
- Encore que, mais là n’est pas la question.
- Je donne donc ma langue au chat que j’ai entendu feuler dans le jardin.
- Eh bien tout précisément je me méfie des vilains matous qui sommeillent en chaque militaire, et je ne voudrais pas que le galant homme qui est devant moi se transforme en hussard troussant la chatte sur un toit brûlant. Nous sommes trois femmes en cette maison. Marie, dont je suis persuadée que les appâts rancis n’éveillent aucune tentation pour le jeune homme que vous êtes, moi-même qui suis apte à me défendre, et, derrière cette porte, ma fille innocente qui jusqu’à ce jour n’a eu à avouer que des péchés de gourmandise au bon abbé Chaud-Rond. Alors si par de sourdes manœuvres vous en arriviez à souiller la pureté virginale de cet enfant, la faible femme que vous avez devant vous se métamorphoserait en harpie. Tenez-vous le pour dit ! Sur ce, bienvenue en notre humble demeure. Comme votre arrivée coïncide avec celle du beaujolais nouveau, je vous prie de partager ce midi le petit repas festif que Marie est en train de préparer à cette occasion. À bientôt… »
Puisqu’il est question de Marie, il ne serait pas inutile de lui rendre une visite sur son théâtre d’opérations. Il est toujours opportun de se créer un(e) allié(e) dans la place.
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Marie est bien en pleine activité culinaire...
« Bonjour ma bonne Marie. Je suis bien aise de voir enfin un visage souriant. Votre maître me fait grise mine, et son épouse me sermonne.
- Ah, mon pauvre M’sieur, il faut dire à leur décharge que votre prédécesseur était un drôle de coco ! Il s’est jeté sur leur pauvrette de fille comme la vérole sur le clergé breton… Heureusement qu’elle a hurlé et que le père n’était pas loin, sinon…
- Tiens donc. Oh l’horrible personnage !
- Je ne vous le fais pas dire.
- Je peux vous garantir que je suis fort différent ! »
Ça c’est bien vrai, tu es bien placé pour le savoir…
Je l'observe. Elle a sorti d'un pot une feuille de laurier et des branches de thym.
« Au lieu de rester planté comme un empoté, allez donc me couper quelques branches de persil dans le jardin. »
J’obtempère. Quand je reviens, elle est en train de déballer une sorte de saucisson oblong.
« Ne le regardez pas avec ces yeux de merlan frit ! C’est un sabodet. Je l’ai fait venir de Lyon comme tous les ans à la même époque. Pour Monsieur, fêter le beaujolais nouveau, c’est sacré. Sauf que, radin comme il est, cette année il a pas voulu que je le cuise dans le vin comme d’habitude. Remarquez, c’est pas forcément plus mal : vin et vin, y a pas de contraste, alors le beaujolais, c’est pas sûr que l’on puisse l’apprécier vraiment. Tenez, puisque vous êtes là, remplissez-moi le faitout avec de l’eau, que j’puisse y faire plonger le sabodet… »
J’obtempère. Elle a vite fait d’ajouter le saucisson, les herbes et de drôles de graines.
« Je n’avais jamais rencontré du poivre avec des queues…
- Vous en verrez d’autres dans la vie, M’sieur le militaire ! »
Elle pose le faitout sur une flamme.
« Bon, il va cuire dans l’eau frissonnante une heure et quart. Ça nous mène vers les midi, midi et quart, c’est parfait.
- Et qu’est-ce qu’il y aura comme garniture ? Des lentilles, des champignons ?
- Non, aujourd’hui on est dans la simplicité, ce seront des pommes vapeur. Mais attention, accompagnées d’un bon beurre demi-sel fermier qu’un ami de Monsieur a apporté du Poitou ! Du nanan !
- Je n’en doute pas.
- Et au lieu de me contempler figé
comme une bûche en ne faisant rien de vos dix doigts, vous pourriez peut-être m’éplucher ces pommes de terre ? »
J’obtempère. C’est bien la première fois qu’un lieutenant des hussards est soumis à la corvée de patates… Mais finalement je manie aussi bien l’économe que le sabre !
Elle place les pommes de terre dans un drôle d’instrument en cuivre dont le fond est empli d’eau sous un disque percé de trous.
« Bon maintenant, déguerpissez, au lieu de tourner dans mes jambes comme une âme en peine ! »
L’heure du repas approche. Je fais un détour par la cuisine. Marie est en train de couper des tranches de sabodet qu’elle dépose sur un plat.
« Pouvez-vous me hacher du persil ? »
J’obtempère.
Marie pique une pomme de terre de la pointe d’un couteau.
« Elle est bien cuite. Tout est prêt. Allez, filez vite à table ! »
Le maître de maison préside. « Je déclare la cérémonie du beaujolais nouveau ouverte. Que chacun porte son verre à la bouche ! »
Sa femme minaude.
« Je vais être pompette… »
Je sens un petit pied déchaussé qui me frôle la jambe, la caresse avec de plus en plus d’insistance. J’effectue un mouvement de replis qui manque d’entraîner la nappe, j’ai frisé la catastrophe. Sous prétexte de rattraper sa serviette, la chaste demoiselle pose sa main sur ma cuisse. Tudieu, jusqu’où va-t-elle poursuivre son offensive ? Il me faut passer à un niveau supérieur. Je lui décoche un bon coup de talon de mes bottes sur sa vulnérable cheville. Ses yeux bleus me jettent un regard noir. Elle n’a pu s’empêcher de pousser un petit cri de douleur.
Son père devient soupçonneux, ses yeux oscillent entre mon visage et celui de sa progéniture.
« Qu’y a-t-il, ma fille ? »
La fifille bredouille que c’est… ben, elle vient de tomber sur une arête.
« Une arête dans le sabodet ? Bizarre...
- Vous avez dit bizarre ? Comme c’est bizarre.
- Oui, et c’est si bizarre que vous allez illico remonter dans votre chambre et n’en sortir que quand je vous en donnerai l’autorisation. »
Elle sort de table en pleurant de vraies larmes et s’éloigne en boitillant. La mère est consternée.
«Ben il y avait peut-être vraiment une arête ? La tradition charcutière n’est plus ce qu’elle était…
- Tais-toi, sotte que tu es ! »
C’en est trop. Je me lève et jette ma serviette sur la table.
« Il suffit, Monsieur, je ne saurais partager plus longtemps ce repas avec un minable tyran domestique qui de plus a le vin mauvais ! Rassurez-vous, je regagne mon gourbi directement, bien que l’envie ne me manque guère de faire le détour afin de fournir à Mademoiselle votre fille une consolation moins éthérée que celle de l’abbé Chaud-Rond… »
N'aie crainte, mon tendre ami. Words, words ! Je ne renie pas cette époque où le colonel Chardou nous surnommait les deux folles du régiment.
Mille baisers de ton beau hussard…