Je venais de retirer ma poêlée de cèpes du feu et je commençais à la photographier suivant la déplorable manie dont je n’arrive pas à me débarrasser,
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Cèpes |
quand il me sembla entendre des petits grattements vers l’entrée de l’appartement. Ah non, l’immeuble n’allait pas être envahi par des souris ! Mais quand je m’approchais, ce bruit fut remplacé par des toc toc furtifs provenant de la porte. Bizarre ! Oui, j’ai dit bizarre… Un tour de clé, et j’entrouvrais l’huis de mon logis.
Je n’en crois pas mes yeux. À mes pieds, piétinant mon paillasson se met à vociférer une bande de schtroumpfs excités. La plus vindicative est la schtroumpfette, qui d’une voix hystérique hurle : « Vous avez schtroumfé nos maisons ! Criminel, bachi-bouzouk ! ». Elle poursuit par une série d’injures que je n’ose retranscrire en ce lieu de bienséance qu’est ce blog… Elle est interrompue par celui qui semblait être le chef. J’ai du mal à comprendre son discours, car je connais mal la langue de ce peuple, et de plus il parle dans sa barbe, mais visiblement il m’accable de reproches. «…ce beau hameau ! ». Et il brandit une photo dont je m’empare en dépit des cris indignés de la populace schtroumpfière : l’image est trop petite, il me faut une loupe.
« Un si joli petit village. Quelle honte !
- Mais je n’ai rien fait, j’ai juste acheté quelques cèpes…
- Oui, nos habitations à loyer modéré, qu’allons-nous devenir ? Assassin, assassin ! Vous allez voir de quel bois on se schtroumpfe ! »
J’en ai assez entendu. Ma patience a ses limites. Je leur claque la porte au nez.
Je viens à peine de réintégrer mon étroite cambuse envahie de parfums qui me mettent l’eau à la bouche quand on sonne à la porte. Qu’est-ce encore ? Pas moyen de cuisiner tranquille !
Je vais ouvrir. Encadré par le chambranle se trouve un grand gaillard musclé aux bras tatoués d’une ancre et coiffé d’une casquette blanche. Sa tête me dit vaguement quelque chose.
Il s'apprête à m’adresser une parole que je pressens fort peu amène quand j’entends un hurlement. Les schtroumpfs sont toujours là, il en a écrasé un sous ses larges panards.
« Au secours, au secours, voici venir le temps des assassins !
- Barrez-vous, pauvres moustiques ! C’est à monsieur que je cause… »
Il me toise, je me sens tout petit.
« Alors, comme ça, on ne se gêne pas… On pique l’huile d’Olive !
- Mais, mais…
- Dépouilleur de faible femme, abject individu, restitue-moi illico l’huile de ma fiancée adorée avant que je te torde le cou ! »
Je crains le pire, me disant qu’en dernière extrémité je parviendrai peut-être à m’emparer du couperet dans ma cuisine et que le jury m’accordera la légitime défense, quand apparaît dans la cage d’escalier une petite bonne femme essoufflée coiffée d’un chignon.
« Popy, j’me suis gourée, l’huile est toujours chez moi, j’ai confusionné. Excuse, M’sieur, j’suis arrivée à temps, c’est qu’il a le sang vif, mon Popy. Excuse toi aussi, gros bêta !
- Excuse pour la gourance, et puis j’suis en manque d’épinards, alors j’ai pas les idées claires.
Au revoir Monsieur, au plaisir ! ».
Ouf, c’est réglé. Je regarde à mes pieds. Ne reste plus que le schtroumpf gémissant.
« Je suis sûr que j’ai au moins deux côtes schtroumpfées Ils m’ont laissé tomber, les lâches ! »
Bon, finalement, les schtroumpfs ne sont que des hommes. Humains, trop humains ? Je vais appeler des secours…
Le carillon retentit. Ils ont été rapides.
Je me dépêche, tourne la clé. Un homme est là.
« Je suis Godot. J’attends Estragon.
- Ben moi j’attends des secours…
- Nous attendons donc tous les deux. On m’a signalé la présence d‘Estragon chez vous…
- Qui est-ce, ce on ?
- Désolé, je suis journaliste, je ne donne pas mes sources…
- Je confirme la présence d’estragon, mais d’estragon venu du jardin.
- Je me fiche d’où il vient, il est là, c’est le principal. Je vais enfin pouvoir l’interviewer et tout savoir sur Vladimir.
- Je vous dis qu’il ne s’agit pas d’Estragon mais d’estragon.
- Je ne saisis pas la différence.
- Pourtant elle est capitale !
- Oui ou non, cet individu est-il entre vos murs ? »
Il sort un dessin de sa poche et le brandit sous mon nez.
« Ma réponse est non ! Un non catégorique, mon estragon c’est de l’herbe, ni plus ni moins ! »
Godot s’éloigne en ronchonnant
« Ces informateurs de mes deux… Bon, je le verrai sans doute demain… »
Je baisse les yeux. J’ai du mal à supporter le regard suppliant du schtroumpf écrasé. En plus, le paillasson, pour lui, ça doit être comme la planche d’un fakir ! Je retourne tout triste dans ma cuisine.
Mais ça n’est pas possible : on sonne encore à la porte !
Là ils sont deux.
Pas vraiment effrayants, bien propres sur eux bien qu'un peu débraillés.
« Je me présente. Je m’appelle Arnaud Poivre d’Arvor. Je cherche mon père disparu. Je suis accompagné de…
- Oui, je sais le fl…, oups, le policier à la retraite.
- C’est bien ça. La piste le mène chez vous. Regardez ce portrait-robot…
- Désolé, il y a confusion. J’héberge non pas un Poivre d’Arvor, mais un Poivre de Kampot.
- Ah bon ? Ce sera donc encore une affaire non élucidée. »
Dans l’escalier qu’ils dévalent je distingue quelques mots :
mandat de perquisition, pas légal, j’m’en fiche…
Je suis inquiet, le schtroumpf ne donne plus signe de vie. Que font les secours ?
Bon, c’est pas tout ça. Je vais enfin pouvoir déguster ma poêlée de cèpes. Je crois d’ailleurs qu’il va falloir que je la réchauffe… Las, on sonne encore. Ce sont certainement les braves samaritains.
En effet ce sont deux hommes en blanc. Je leur désigne le schtroumpf qu’ils ont failli achever de leurs mocassins en franchissant le seuil. Mais non, ce n’est pas lui dont ils se saisissent. C’est moi qui me vois encadré et tiré de force vers l’ambulance.
Pendant que le véhicule fonce vers je ne sais quelle destination j’entends des bribes de conversations. «
Champignons… herbe… mais ce n’est que de l’estragon… des cèpes… tu as déjà entendu parler de cèpes hallucinogènes… préfère un vrai mycologue… on sait pas tout. »
Moi, je sais. Ça s’est vraiment passé comme je viens de l’écrire.