mercredi 29 août 2018

Le Balto ivre

Paris, où sont passés tes bistrots où l’on allait s’acheter un paquet de Gitanes avant de griller une clope devant le zinc en s’enfilant un caoua arrosé d’un petit calva, une mousse ou un pastaga selon l’heure ? La nef fluctuat nec mergitur, mais les Balto coulent…
Adieu pochetron larmoyant s’épanchant en votre giron, adieu ivrogne agressif qu’il faut bien éviter de regarder dans les yeux, adieu complexé qui s’offre une psychanalyse à un bock de l’heure en se cramponnant à votre bras, adieu politicien de comptoir se croyant à la tribune de la Mutualité, adieu solitaire rêvant qu’il est entouré d’amis, adieu étranger baragouinant à peine le français qui trouve sa naturalisation en ce temple, adieu intellectuel qui a flairé le complice en vous et vous bassine de ses théories, adieu habitué persécuteur de patron et serveur, adieu énervé joueur de flipper en quête de partie gratuite qu’il faut chasser à l’heure de fermeture, adieu mystérieux inconnu de passage dont je me plais à imaginer le destin…
Bref, adieu la vie.
Tout ça pour dire que le fait de constater que ma cave à cigare était vide m’a plongé dans la nostalgie du café-tabac et a ranimé ma haine envers la tyrannie des hygiénistes donneurs de leçon qui veulent nous imposer une longue (et ça, ce n'est même pas certain…) vie bien chiante.

Et c’est ainsi que j’ai réalisé un plat que j’aurais bien pu manger jadis le midi à la table d’un de ces bougnats de salut publique, espèce en voie de disparition dont se désintéressent les écolos :
Faux-filet grillé sauce bleu d’Auvergne et haricots verts.
J’ai fait fondre un gros morceau de bleu de Laqueuille que l’on m’avait rapporté d’un passage par Clermont-Ferrand au sein de deux bonnes cuillerées de crème épaisse d’Isigny. Une pincée de sel, des grains de poivre rouge de Kampot et de poivre blanc de Panja écrasés au mortier, et la sauce était prête.

sauce au ble de Laqueuilleu, faux-filet grillé
Faux filet et vrai Laqueuille

Les haricots frais cueillis du jardin étaient tendres et goûteux.
Mais il n’y a pas à dire, je préfère quand même l’entrecôte au faux-filet !

mardi 28 août 2018

Plein de boulettes...

Pourquoi me fatiguer à décrire une recette que j’ai suivie scrupuleusement selon les instructions de son auteur,         Pierre-Brice Lebrun.
Je l’ai découverte dans son excellent ouvrage :

Petit traité de la boulette
Éditions Le Sureau 2009


Elle m’avait semblé propre à régaler les deux jeunes infantes que je recevais chez moi…


Boulettes Monsieur

700 g de viande de bœuf
2 œufs et 1 jaune
1 pincée de cumin et de paprika
2 cs de persil
2cs de coriandre
2 gousses d’ail
1 oignon
crème fraîche

autant de fromage râpé que de crème fraîche

Écrasez la viande de bœuf avec les œufs entiers, le cumin et le paprika, le persil et la coriandre. Salez, poivrez, ajoutez l’ail (écrasé) et l’oignon (pareil).
Roulez des boulettes. Faites-les dorer à la poêle


boulettes
Je dore


, ajoutez une cuillère de bouillie de crème fraîche (ou de lait) et de fromage râpé — du gruyère, par exemple — et un jaune d’œuf.


boulettes
Bouillie comtoise


Enfournez sous le gril, comme un croque-monsieur, 


boulettes
Quatorze boulettes


Tellement ça sentait bon, que j’ai ouvert un Chinon (et en plus, ça rime).

Bon, les jeunes invités n’ont pas eu droit au Chinon- ni moi d’ailleurs…
J’avais accompagné ces boulettes de feuilles d’arroche parfumées à l’huile d’argan. Mais ce plat n’a pas obtenu le résultat escompté.
L’aînée :
« J’veux pas d’épinards, j’aime pas ça ! »
La cadette :
« J’veux pas de boulettes !
- Une bouchée pour goûter…
- D’accord, mais sans fromage ! »
Moi qui croyais que les enfants se régalaient de gratins, cordons-bleus et autres plats dégoulinant de fromage fondu. D’autant plus qu’habituellement la contestataire fait un sort au plateau de fromages à la fin des repas… Elles étaient pourtant sympathiques, ces boulettes repassées sous le gril au moment de servir et parsemées du restant d'herbes hachées !

boulettes
Un peu plus bronzées...


Tant pis pour elles. Elles se rattraperont sur le dessert, un pâté de prunes façon angevine.

pâté de prunes angevin
Beau pâté de prunes


Las, les reines-claudes pourtant de belle apparence et de bonne saveur étaient d’une variété évacuant beaucoup trop de jus et ne tenant pas à la cuisson.

pâté de prunes, Anjou
Reine Claude fondant en larmes



Une boulette de plus !

dimanche 26 août 2018

Comparution pour récidive

Le 15 août de l’année 2017, désemparé devant une productivité tomatesque agressive, j’avais écrit ces mots :
Devant l’abondance de tomates au jardin, j’ai pensé à en consacrer une partie à la confection d’un plat de tendrons de veau à la tomate.


Eh bien, cette année, j’ai récidivé. Ce sont encore des tendrons de veau qui sont venus me prêter main-forte dans ma politique d’intégration de ces tomates dans ma cuisine…
J’avais bien effectué une première action UNITED COLORS dans le style Benetton en superposant des strates assaisonnées de sel et de poivre pour présenter une salade dans un récipient en verre :

1) tomates rouges, échalote finement hachée
2) dés de bœuf cuit, estragon, rondelles de cornichon
3) tomates vertes, persil ciselé
4) feta, menthe ciselée dosée avec parcimonie
5) meli-melo de tomates rouges et vertes
6) dés de bœuf cuit, estragon, rondelles de cornichon
7) échantillon des diverses variétés de tomates figurant dans la salade, feta et bœuf cuit.

salade de tomates, boeuf cuit feta
Quelles strates ai-je ?


Le tout arrosé d’une vinaigrette constituée de vinaigre de cidre et d'huile d’olive fruitée d’Italie.

salade de tomates, boeuf cuit feta
Echantillon représentatif


Un bon repas, mais il me restait encore beaucoup de tomates…



Alors le lendemain j’ai fait dorer mes tendrons de veau au fond d’un rondeau sur de l’huile d’olive avant de les retirer et réserver pour les remplacer par un gros oignon paille haché. Quand après avoir sué à feu doux il a commencé à colorer, j’ai réintégré les morceaux de veau. J’ai singé, tourné la viande sur toutes les faces puis versé un grand verre de vin blanc sec et une bonne cuillerée de vinaigre balsamique de Modène. J’ai recouvert de la chair des tomates que je venais de monder. Deux gousses d’ail écrasées, une feuille de laurier, une branche de thym, un petit brin de romarin, quelques grains de poivre Voatsiperifery, un clou de girofle, et je pouvais coiffer et laisser mijoter à feu doux.
Trois quarts d’heure plus tard, je soulevais le couvercle afin de m’enquérir du résultat…
Il ne restait que peu de liquide. Mais c’était encore trop ! Je haussais la flamme - raisonnablement, s’entend… Quand le fond a commencé à attacher, dégageant une agréable odeur de caramélisation, j’ai transvasé le tout dans le plat de service, retirant branchettes déparfumées et autre affûtiaux devenus inutiles et même gênants. Un tour de moulin de poivre rouge, le jus d’un demi-citron et une pluie de persil haché : mes tendrons de veau à la tomate ont voisiné sur la table le saladier empli de pâtes escargots alsaciennes cuites al dente que je venais d'y poser.

tendrons de veau à la tomate
Tendrons attendris


Je ne pouvais cependant m’empêcher de penser devant ce retour que je manquais cruellement d’imagination… Aurais-je la cuisine qui bégaye?

jeudi 23 août 2018

Queen Purple




Pour accompagner le dernier voyage de deux côtes de porc dans l’échine, les haricots ont porté le deuil. Ces membres du club Purple Queen se sont habillés de noir.

haricots purple queen
Deep Purple cerné par du hard metal


Pour ma part, j’ai jeté de la sauce basque Sakari dans la tombe en guise de dernier hommage.

côtes de porc, haricots filets
J'irai saucer sur votre tombe


Les membres du cortège était furieux : leurs costumes n’étaient pas grand teint. Ils n'avaient pas résisté à l'eau et la flamme.



Mais est-ce plus mal ? La cérémonie s’était ainsi teintée d’une nuance d’espérance…



P.S.

Purple Queen ! Et nous, on compte pour du beurre ?



lundi 20 août 2018

Les chaudes lances des Chevaliers de la Table Carrée

En l’an de grâce un peu plus de 400, une troupe armée de longues piques s’éloignait du château de Nanar.
À sa tête caracolait le roi Nounours, suivi de ses preux chevaliers : Lancevin, Gauleau, Trouval, Gaitan, Cartintin et bien d’autres.
La nuit précédente, la Dame de La Mare avait rendu visite au souverain et lui avait susurré dans le creux de son oreille velue : « Le moment est venu d’agir. Tu es l’élu, le plus fort, car tu es le seul à avoir réussi à extraire Expolymere du sommet du Mont Roucous avec la seule force d’une rotation entre le pouce et l’index de ta dextre. À toi maintenant de partir à la conquête du Gras ! »
Elle venait juste de disparaître quand la fée Clara se jeta sur le lit du roi. « Alors, mon gros Nounours, quand est-ce que je te fais visiter mon île sacrée, Gobon ? ». Mais la suite est une autre histoire…


Pour le moment, la troupe avance, la lance ornée de gueule, argent et or, les couleurs du royaume.

Bientôt Cartintin a faim. Il avise un troupeau de brebis entourées de leur progéniture paissant au milieu de la lande.
« Vous avez vu ce que j’ai vu ? Ça devrait être tendre sous la dent. Notre repas est servi ! »
« Ouais, c’est pas faux… » réplique Trouval.
Sitôt dit, sitôt fait. On pourchasse l’agneau, on le pourfend, on le tranche, on l’embroche sur les lances.
« Un peu d’huile, ça ne serait pas plus mal. Gauleau, passe-moi le flacon qui encombre ta besace. »
Le roi Nounours s’insurge.
« Ah non, pas la Sainte-Huile !
-  Bah, sainte ou pas sainte, c’est de l’huile. En direct de Rome. Sont pas fous ces romains, ça embaume l’olive. »
Cartintin cueille des graines, les écrase, décapite un des pieds de thym qui abondent le long du sentier, l’effeuille.

brochettes d'agneau
En bivouac


Il soupire. « Ça va faire un peu juste… Mais regardez les copains ! » et il fouille ses poches, sort un vieux quignon de pain, une tranche de pâté entamée, commence à désespérer, puis brandit victorieusement une belle aubergine ventrue.
« Heureusement que je suis prévoyant, je l’ai cueillie ce matin à la fraîche. Et puis c’est pas tout… ». Il continue ses recherches. « Ah, voilà ! ». Il pose dans l’herbe un papier chiffonné et graisseux.
« C’est de la graisse de bœuf. Un pote venu de Chtimie me l’a offerte. Je la trimballe toujours sur moi. Ça peut dépanner
-  Ouais, c’est pas faux…
-  Lancevin, file-moi deux œufs.
-  Mais…
-  Ne mens pas. Je sais que tu les as. Merci ! Et, Sire, il me faudrait de votre farine pour préparer ma pâte à beignet. Avouez que ce sera meilleur que les tristes galettes réglementaires prévues ! Et pour le lait, no problemo, le paysan dont j’aperçois la hutte non loin nous en vendra.
-  Ou nous en donnera.
-  Ça m’étonnerait !
-  Ouais, c’est pas faux… »
Quelques minutes plus tard, après avoir battu les blancs d’œuf avec une branche de genêt, le chevalier gourmand a terminé sa pâte. Le casque d’un barbare envahisseur trucidé lors d’une précédente bataille en ces lieux est dégagé d’un buisson et sert de friteuse.

beignets d'aubergine
Cht'ite friture d'aubergine


Cartintin distribue les disques dorés. « C’est-y pas beau ! On dirait des boucliers de korrigans.
En plus comestible toutefois ! »
Puis il pose les lances sur le feu.

brochettes d'agneau, gril
Présentez ARMES !!!


Bientôt l’agneau est bien grillé. Chacun récupère son arme.
« Fissa, les amis. Il faut déguster quad ces lances sont encore chaudes. Hum que c’est bon !
-  Ouais, c’est pas faux… »


brochettes d'agneau, beignets d'aubergine
En carré pour la Table Carrée

Et la quête du Gras, c'est reparti !

samedi 18 août 2018

Daurade l'exploratrice et sa sœur

Il y a un peu moins de quatre ans j’avais eu connaissance des échanges épistolaires entre Daurade l'exploratrice et Monsieur Nicolas. Je n’hésite pas à en publier aujourd'hui la copie après une visite inattendue qui m’a fait replonger dans le passé….

Daurade l’exploratrice à Monsieur Nicolas
Mon ami, vous vous souvenez du jour où, las de gâcher pauvrement notre vie ensemble, nous décidâmes de partir chacun de notre côté en quête de fortune, afin de nous retrouver plus tard, mais vêtus de soies chatoyantes, emmitouflés de pelisses arrachées à des animaux inconnus, lestés d’une besace gonflée de pièces d’or et accompagnés d’une cohorte de valets dociles de toutes races traînant péniblement des malles chargées de trésors.
J’attendais ce jour béni où nous pourrions enfin vivre d’amour et de vins capiteux.
Eh bien, mon ami, cet instant est sans doute bientôt venu.
Le hasard, ou plutôt la force du destin, m’a fait rencontrer une étrange aventurière, Sparida, qui me ressemble comme une sœur et qui m’a parlé d’une contrée au-delà des océans, l’El Daurado (quelle coïncidence, serait-ce un signe !) qui regorge de ces richesses dont nous rêvions, que dis-je, dont nous rêvons jour et nuit…
Sparida possède une carte propre à nous y conduire promptement.
Elle en a dépossédé un pauvre thon qui ne se doutait pas de sa valeur, et demain nous nous embarquerons, voguant de conserve vers ce pays lointain qui va enfin nous permettre de nous retrouver vous et moi, de nous toucher, enfin, et de nous presser comme jadis l’un contre l’autre, enfin, enfin !
Et vous, mon ami, où en êtes-vous dans cette quête ? Ne serait-elle pas parvenue à terme, je souhaiterais quand même venir me blottir dans vos bras. Mais je ne le ferai pas, car je ne veux pas vous blesser dans votre fierté virile.
Qu’importe, j’attendrai - je me doute que la réussite de votre entreprise ne saurait tarder.
Narrez-moi bien vite vos dernières aventures, je brûle d’impatience de les connaître par le menu.
Votre amante passionnée, Daurade.


Monsieur Nicolas à Daurade

Ma mie, mon pain blanc, je me suis réjoui en lisant votre lettre que je conserve serrée contre mon cœur. Bien pauvre étreinte qui me rassure quand même sur nos sentiments
Vous me connaissez, et vous savez que souvent vous vous montrez d’un tempérament plus mâle que le mien. Pour ma part, je ne saurais traverser ces océans aux flots redoutables où Poséidon se joue de notre vie. Je suis un homme de la ville, que dis-je, de ma ville, Paris, me risquant simplement parfois à sillonner les campagnes sur quatre roues afin de gagner une autre cité où je ne tarderai pas de m’ennuyer, pris d’une envie irrésistible de regagner mon bercail.
Vous n’ignorez pas non plus que le parfum de vieux livres caparaçonnés de cuir ouvragé m’est plus plaisant que celui de l’iode dans lequel vous devez actuellement baigner. En ai-je lu et en ai-je relu, de ces ouvrages défraîchis, de ces grimoires jaunis, de ces incunables poussiéreux, de ces palimpsestes moisis, et même de ces lambeaux de papyrus, en quête de précieuses lignes qui m’indiqueraient le chemin le plus court vers la richesse…
En vain jusqu’à hier.
Mais ce jour devait me réserver deux bonheurs : celui de recevoir de vos nouvelles, celui de découvrir une information qui me laisse présager que la prochaine année pourrait m’être propice.
Nos destinées sont-elles si liées qu’il faille que la voie de la fortune nous soit communiquée quasiment au même instant ?
Toujours est-il que c’est bien par hasard que je suis tombé sur un papier manuscrit qui servait de marque-page dans une édition originale du Décaméron de Boccace.
Il y avait été noté la façon d’accumuler les richesses dans l’année qui suit : il faut manger le jour de l’An le plus de lentilles possible accompagnées d’une saucisse cotechino, et les ducats seront proportionnels au nombre de graines avalées.
Je vais donc, bon gré, mal gré, m’embarquer dans un de ces périples qui ne me plaisent guère, tout d’abord en passant par Saint-Flour, puis en allant jusqu’à Modène.
Le souvenir de votre corps ravissant sera mon seul compagnon de route.
Votre amant enflammé, Nicolas


Daurade à Monsieur Nicolas

Mon Nicolas, permettez-moi de vous adresser à vous par ce prénom qui est doux à mes lèvres, oui, mon Nicolas, quel bonheur pour moi que cette lettre où vous me laissez espérer votre fortune qui fera la mienne en permettant notre rapprochement.
Eh bien, ça y est, Sparida et moi voguons ensemble vers l’Eldaurado. Certes l’embarcation n’est pas très grande, nous nous y tenons bien à l’étroit l’une contre l’autre, et il y a à peine la place pour les vivres : champignons, fenouil, pomme, échalote, mais aussi citron vert et citron jaune dans la crainte du scorbut. Nous avons préféré embarquer du vin blanc plutôt que du rhum. Mon aimé, vous nous imaginez, Sparida et moi, braillant des chansons gaillardes de marins après un punch trop copieux… !


J’oubliais les oignons dont les rondelles nous déguisent en bagnards enchaînés.



Mais ce n’est pas vers un bagne que nous allons, c’est vers l’Eldaurado. L’Eldaurado… Dire que nous y serons bientôt, et qu’en m’éloignant de vous je me rapproche de vous…

Monsieur Nicolas à Daurade

Mon adorée, je sais bien que cette lettre ne pourra vous être délivrée au milieu de l’océan.
Mais je prends quand même la plume afin de me sentir en votre compagnie.
Je suis à Saint-Flour dans une chambre d’une auberge miteuse. J’ai réussi à me procurer auprès du maître de céans, après force palabres, une livre de cette légumineuse au pouvoir magique. Je me suis plongé dans des calculs après avoir sorti le trébuchet que j’avais eu la précaution d’emmener dans mes modestes bagages que l’aubergiste n’a pas manqué de scruter d’un œil soupçonneux. J’ai pesé 100 lentilles et constaté un poids de 3,1 g. N’importe quel escholier saurait en déduire que ma livre contient un peu plus de 16 000 lentilles.
Or l’auteur inconnu de la note manuscrite laissait entendre que chaque lentille était la promesse d’un ducat dans son escarcelle… Combien de louis font 16 000 ducats ? Je ne connais pas le cours exact, mais je serai certainement - enfin ! - à la tête d’une grosse somme.

Je quitte la plume afin de me coucher et de rêver de vous…

******

J’ai eu bien des difficultés à m’endormir. Dans la grande salle au-dessous de ma chambre, tout le village s’était donné rendez-vous pour une séance de bourrées endiablées.
Et le chant d’un coq vient de me réveiller aux aurores. Vilaine bête !
Pour ajouter à mon irritation, au lieu de rêver de vous, j’ai fait un cauchemar : une nuée de lentilles me survolait en me regardant d’un sale œil. Avais-je mal digéré la roborative nourriture auvergnate ?






Daurade à Nicolas

Pour vous faire parvenir mes lettres, je n’aurais d’autre coursier qu’une bouteille à la mer…
Mais j’espère vous les remettre moi-même entre vos mains si caressantes et si fortes à la fois à mon retour. Et nous rirons ensemble de mes aventures.
Sparida et moi, nous nous sommes égarées vers des contrées un peu trop chaudes à notre goût. Si, dieu soit loué, je n’ai pas eu le temps de prendre le teint hâlé d’une paysanne, c’est intérieurement que j’accuse le coup.
Et nos légumes ont pas mal souffert.





J’espère que l’Eldaurado n’est plus très loin, car la lutte contre les éléments est de plus en plus ardue !

Nicolas à Daurade

Je suis enfin arrivé à Modène et j’ai pu me procurer – à prix d’or - le cotechino.
Cette saucisse, m’a expliqué le charcutier moustachu Mario en se frottant les mains, sans doute dans la satisfaction d’avoir plumé le pigeon que j’étais, comporte une bonne proportion de couenne.
Je vais donc pouvoir allier l’agréable à l’utile en la dégustant.


La chance est encore avec moi. Je viens de rencontrer un mystérieux italien dans une taverne, et le croirez-vous mon adorée, il connaît parfaitement le rite du cotechino aux lentilles bien qu’il soit sicilien. Il m’a affirmé que la date était secondaire et a eu la bonté de me proposer de m’initier aujourd’hui même. Car il faut aussi ajouter quelques pratiques ésotériques. Nous avons rendez-vous ce soir. 

******

Mon sicilien, qui ne m’a pas donné son nom – je sais simplement qu’il se prénomme Luiggi- a écarté les bambini qui tentaient de me faire plus ou moins discrètement les poches, m’a bandé les yeux et m’a pris par la main. « Il ne faut pas que les esprits te voient arriver, sinon ils se sauveraient » a-t-il baragouiné dans un français de vache transalpine.
« C’est plutôt moi qui ne les verrai pas, me semble-t-il…
- Pas seulement, ils ne peuvent voir ceux qui ne les voient pas.
- Alors ils vont te voir…
- Oui, mais, moi, ils me connaissent ! ».
On ne peut vaincre la dialectique sicilienne.
Nous avons parcouru ainsi quelques centaines de mètres comme de jeunes amoureux ou des policiers turcs. J’ai grimpé un escalier aux relents prononcés de vinaigre et de chou. Luiggi a retiré mon bandeau. J’étais dans une pièce aux murs blanchis à la chaux où une minuscule lucarne laissait pénétrer chichement la lumière d’un coin de ciel violacé.
J’ai sorti mes lentilles et mon cotechino, et nous avons commencé le rite. Luiggi a brandi un récipient de cuivre :
« C’est dans cette vasque ancestrale et bénie par San Geminiano qu’il nous faut cuire les lentilles. ».
Je m’apprêtais à jeter la saucisse dans l’eau frémissante quand mon compagnon m’arrêta brutalement : « Malheureux, il faut d’abord réciter la formule ! Répète après moi :
chaviro rotantacha chamipataro rogrillapatacha.
- Chaviro rotantacha chamipataro rogrillapatacha.
- C’est bien, la cérémonie peut commencer ! »
Une demi-heure plus tard, j’ai pu couper le cotechino.
« Attention, il nous faut sept morceaux à disposer en heptacle. Voilà, parfait ! »
Luiggi sortit une bouteille de grappa sacrée et proposa une libation autour de la vasque.





Je fis cul-sec puis je vis Luiggi qui marmonnait quelque chose que je ne comprenais pas. Ensuite entrèrent les divinités de la maison, des dieux lards hilares. Ils dansèrent autour de moi en chantant d’une voix de fausset :
« Tu seras riche, tu seras riche, à Pâques ou à la Trinité… ».
Je sombrai bientôt dans un sommeil profond.

Mon amie, ma douce amie, je me suis réveillé sur un banc d’un parc de la ville, sous un soleil de plomb au zénith. Je n’avais plus rien, mes poches étaient vides, à part un papier enveloppant une petite pièce de monnaie. Sur cette feuille était inscrit en rouge d’une main maladroite : « Pour la strada ! ». Ce sicilien avait quand même un restant de cœur…
Je suis rentré à l’hôtel où dieu merci j’avais déjà payé ma chambre. Pour vous rédiger cette épître, je n’avais même plus mon encrier d’argent. J’ai demandé de l’encre au tenancier des lieux.
« Mon pauvre monsieur, je ne sais pas écrire, alors, bien sûr, vous n’en trouverez pas en cette maison ! Mais j’ai une idée… ».
Et il m’apporta un flacon empli d’un liquide brun foncé.
« C’est du vinaigre balsamique. Je pense que ça pourrait vous dépanner… »
Je remerciais ce brave homme. Et en plus de me permettre de prendre la plume, ça sent fichtrement bon.
Je songe à introduire ce produit à Paris et à le vendre. Très cher… Ainsi je pourrai faire fortune. Le papier de la bibliothèque disait vrai, ma mie.
Je brûle de vous revoir bientôt…


Daurade à Nico

Mon Nico…
Oui, mon Nico, permets-moi de t’appeler ainsi. Offre-moi ce dernier plaisir.
Car je crains de ne plus jamais te revoir.
Nous n’avons pas découvert l’Eldaurado, je ne sens pas dans mon assiette.
Il faut que je m’allonge.





La vie est trop cruelle, mon ami… Adieu !



Eh bien durant toutes ces années sa sœur ne l'avait pas oubliée et était partie à sa recherche.
Une quête qui a fini par mener ses pas vers ma cuisine…

« Merci de m'avoir permis la lecture de ces lettres. Je connais désormais quel fut son destin. Je puis partir la retrouver le cœur en paix.»
Elle s'est étendue sur le lit de poivron vert que je lui avais préparé, je l'ai entourée de légumes et d'herbes du jardin. Je l'ai parfumée de poivre de Timiz, de baies de cannelier, de gingembre et surtout de feuilles de mélisse cueillies pour elle.
« Merci pour ce parfum de mélisse... Non, pas d'huile d'olive, non, non. Du bon beurre de Bretagne sentant les embruns ! »
Son vœu fut exaucé.



daurade
Une bonne sœur


Quand elle est sortie, je l'ai parée et j'ai semé sur elle une poignée de ces feuilles de mélisse qu'elle aimait tant.

daurade
Ses vœux exaucés



Je n'ai pas de nouvelles de Monsieur Nicolas...



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jeudi 16 août 2018

Sauvés du compost...

Ces petits poireaux n’ont rien d’un hercule, ils n'atteignent même pas la taille de poireaux crayons. Normal, ce sont les frères délaissés de poireaux d’hiver qui viennent d’être repiqués et qui s’épanouiront à la fin de l’automne.
Ça me fend le cœur toutefois de les balancer au compost. Leur brève vie finira dignement ! Je décide de les incorporer dans une omelette. Non loin d’eux, de l’oseille aurait besoin d’un bon rafraîchissement, son scalp saura apporter une touche de vivacité supplémentaire à mon projet…

Préparer les poireautins n’aura pas été une mince affaire : enlever la première couche de feuille, trancher au ras du bulbe, supprimer les coriaces extrémités, fendre au besoin si l’on aperçoit un soupçon de terre, c’est facile sur un poireau XL., mais là il faut de la patience et de la minutie.
Ouf, mes bébés barbotent dans une bassine en inox.

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Les pieds dans l'eau


Vérification : le fond ne révèle aucune trace de sable. Je vais donc pouvoir les découper en tronçons d’à peu près un centimètre que je vais faire tomber à feu doux dans la poêle avec une noix de beurre demi-sel.

poireau
Poireau en petites coupures


Sur l’autre feu, plus vif, dans une autre noix de beurre les feuilles d’oseille fondent à vue d’œil – dire que la petite sauteuse était débordante de verdure… J’ajoute un trait de jus de citron afin d’éviter la peu appétissante couleur caca d’oie.

oseille
Oseille en grosses coupures


Il me reste le quart d’un fromage de brebis Ossau-Iraty. J’enlève la croûte qui va dans mon estomac et partage le cœur en morceaux qui vont dans un bac inox GN 1/9.

Ossau-Iraty, omelette
J'ai cassé la croûte


Je ne lésinerai pas. Ce sont six œufs que je bats dans une bassine et assaisonne d’une pincée de sel et d’un tour de moulin de poivre rouge.
Je verse dans ma poêle où mousse une noix de beurre doux posée sur une cuillerée d’huile d’olive.
Je décolle les bords avec une spatule, répartis les morceaux de fromage, répands la poêlée de poireau. J’agite la poêle, tout va bien, l’omelette n’a pas accroché. Je dispose sept (le chiffre magique !) petites cuillerées d’oseille fondue.

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Un disque qui apporte de l'oseille


Il est temps de faire glisser l’omelette sur le plat. Je sais bien que la présence d’oseille inciterait à la plier en portefeuille, mais comme elle est épaisse (6 œufs !) je me contente de la plier en deux. Je n’omets toutefois pas la touche finale : un lustrage avec un petit morceau de beurre.


omelette à l'oseiille, au ppoireau et au fromage
En demi lune


Que dire ? Sinon que je ne regrette pas mon sauvetage. C’était bien bon…