samedi 18 août 2018

Daurade l'exploratrice et sa sœur

Il y a un peu moins de quatre ans j’avais eu connaissance des échanges épistolaires entre Daurade l'exploratrice et Monsieur Nicolas. Je n’hésite pas à en publier aujourd'hui la copie après une visite inattendue qui m’a fait replonger dans le passé….

Daurade l’exploratrice à Monsieur Nicolas
Mon ami, vous vous souvenez du jour où, las de gâcher pauvrement notre vie ensemble, nous décidâmes de partir chacun de notre côté en quête de fortune, afin de nous retrouver plus tard, mais vêtus de soies chatoyantes, emmitouflés de pelisses arrachées à des animaux inconnus, lestés d’une besace gonflée de pièces d’or et accompagnés d’une cohorte de valets dociles de toutes races traînant péniblement des malles chargées de trésors.
J’attendais ce jour béni où nous pourrions enfin vivre d’amour et de vins capiteux.
Eh bien, mon ami, cet instant est sans doute bientôt venu.
Le hasard, ou plutôt la force du destin, m’a fait rencontrer une étrange aventurière, Sparida, qui me ressemble comme une sœur et qui m’a parlé d’une contrée au-delà des océans, l’El Daurado (quelle coïncidence, serait-ce un signe !) qui regorge de ces richesses dont nous rêvions, que dis-je, dont nous rêvons jour et nuit…
Sparida possède une carte propre à nous y conduire promptement.
Elle en a dépossédé un pauvre thon qui ne se doutait pas de sa valeur, et demain nous nous embarquerons, voguant de conserve vers ce pays lointain qui va enfin nous permettre de nous retrouver vous et moi, de nous toucher, enfin, et de nous presser comme jadis l’un contre l’autre, enfin, enfin !
Et vous, mon ami, où en êtes-vous dans cette quête ? Ne serait-elle pas parvenue à terme, je souhaiterais quand même venir me blottir dans vos bras. Mais je ne le ferai pas, car je ne veux pas vous blesser dans votre fierté virile.
Qu’importe, j’attendrai - je me doute que la réussite de votre entreprise ne saurait tarder.
Narrez-moi bien vite vos dernières aventures, je brûle d’impatience de les connaître par le menu.
Votre amante passionnée, Daurade.


Monsieur Nicolas à Daurade

Ma mie, mon pain blanc, je me suis réjoui en lisant votre lettre que je conserve serrée contre mon cœur. Bien pauvre étreinte qui me rassure quand même sur nos sentiments
Vous me connaissez, et vous savez que souvent vous vous montrez d’un tempérament plus mâle que le mien. Pour ma part, je ne saurais traverser ces océans aux flots redoutables où Poséidon se joue de notre vie. Je suis un homme de la ville, que dis-je, de ma ville, Paris, me risquant simplement parfois à sillonner les campagnes sur quatre roues afin de gagner une autre cité où je ne tarderai pas de m’ennuyer, pris d’une envie irrésistible de regagner mon bercail.
Vous n’ignorez pas non plus que le parfum de vieux livres caparaçonnés de cuir ouvragé m’est plus plaisant que celui de l’iode dans lequel vous devez actuellement baigner. En ai-je lu et en ai-je relu, de ces ouvrages défraîchis, de ces grimoires jaunis, de ces incunables poussiéreux, de ces palimpsestes moisis, et même de ces lambeaux de papyrus, en quête de précieuses lignes qui m’indiqueraient le chemin le plus court vers la richesse…
En vain jusqu’à hier.
Mais ce jour devait me réserver deux bonheurs : celui de recevoir de vos nouvelles, celui de découvrir une information qui me laisse présager que la prochaine année pourrait m’être propice.
Nos destinées sont-elles si liées qu’il faille que la voie de la fortune nous soit communiquée quasiment au même instant ?
Toujours est-il que c’est bien par hasard que je suis tombé sur un papier manuscrit qui servait de marque-page dans une édition originale du Décaméron de Boccace.
Il y avait été noté la façon d’accumuler les richesses dans l’année qui suit : il faut manger le jour de l’An le plus de lentilles possible accompagnées d’une saucisse cotechino, et les ducats seront proportionnels au nombre de graines avalées.
Je vais donc, bon gré, mal gré, m’embarquer dans un de ces périples qui ne me plaisent guère, tout d’abord en passant par Saint-Flour, puis en allant jusqu’à Modène.
Le souvenir de votre corps ravissant sera mon seul compagnon de route.
Votre amant enflammé, Nicolas


Daurade à Monsieur Nicolas

Mon Nicolas, permettez-moi de vous adresser à vous par ce prénom qui est doux à mes lèvres, oui, mon Nicolas, quel bonheur pour moi que cette lettre où vous me laissez espérer votre fortune qui fera la mienne en permettant notre rapprochement.
Eh bien, ça y est, Sparida et moi voguons ensemble vers l’Eldaurado. Certes l’embarcation n’est pas très grande, nous nous y tenons bien à l’étroit l’une contre l’autre, et il y a à peine la place pour les vivres : champignons, fenouil, pomme, échalote, mais aussi citron vert et citron jaune dans la crainte du scorbut. Nous avons préféré embarquer du vin blanc plutôt que du rhum. Mon aimé, vous nous imaginez, Sparida et moi, braillant des chansons gaillardes de marins après un punch trop copieux… !


J’oubliais les oignons dont les rondelles nous déguisent en bagnards enchaînés.



Mais ce n’est pas vers un bagne que nous allons, c’est vers l’Eldaurado. L’Eldaurado… Dire que nous y serons bientôt, et qu’en m’éloignant de vous je me rapproche de vous…

Monsieur Nicolas à Daurade

Mon adorée, je sais bien que cette lettre ne pourra vous être délivrée au milieu de l’océan.
Mais je prends quand même la plume afin de me sentir en votre compagnie.
Je suis à Saint-Flour dans une chambre d’une auberge miteuse. J’ai réussi à me procurer auprès du maître de céans, après force palabres, une livre de cette légumineuse au pouvoir magique. Je me suis plongé dans des calculs après avoir sorti le trébuchet que j’avais eu la précaution d’emmener dans mes modestes bagages que l’aubergiste n’a pas manqué de scruter d’un œil soupçonneux. J’ai pesé 100 lentilles et constaté un poids de 3,1 g. N’importe quel escholier saurait en déduire que ma livre contient un peu plus de 16 000 lentilles.
Or l’auteur inconnu de la note manuscrite laissait entendre que chaque lentille était la promesse d’un ducat dans son escarcelle… Combien de louis font 16 000 ducats ? Je ne connais pas le cours exact, mais je serai certainement - enfin ! - à la tête d’une grosse somme.

Je quitte la plume afin de me coucher et de rêver de vous…

******

J’ai eu bien des difficultés à m’endormir. Dans la grande salle au-dessous de ma chambre, tout le village s’était donné rendez-vous pour une séance de bourrées endiablées.
Et le chant d’un coq vient de me réveiller aux aurores. Vilaine bête !
Pour ajouter à mon irritation, au lieu de rêver de vous, j’ai fait un cauchemar : une nuée de lentilles me survolait en me regardant d’un sale œil. Avais-je mal digéré la roborative nourriture auvergnate ?






Daurade à Nicolas

Pour vous faire parvenir mes lettres, je n’aurais d’autre coursier qu’une bouteille à la mer…
Mais j’espère vous les remettre moi-même entre vos mains si caressantes et si fortes à la fois à mon retour. Et nous rirons ensemble de mes aventures.
Sparida et moi, nous nous sommes égarées vers des contrées un peu trop chaudes à notre goût. Si, dieu soit loué, je n’ai pas eu le temps de prendre le teint hâlé d’une paysanne, c’est intérieurement que j’accuse le coup.
Et nos légumes ont pas mal souffert.





J’espère que l’Eldaurado n’est plus très loin, car la lutte contre les éléments est de plus en plus ardue !

Nicolas à Daurade

Je suis enfin arrivé à Modène et j’ai pu me procurer – à prix d’or - le cotechino.
Cette saucisse, m’a expliqué le charcutier moustachu Mario en se frottant les mains, sans doute dans la satisfaction d’avoir plumé le pigeon que j’étais, comporte une bonne proportion de couenne.
Je vais donc pouvoir allier l’agréable à l’utile en la dégustant.


La chance est encore avec moi. Je viens de rencontrer un mystérieux italien dans une taverne, et le croirez-vous mon adorée, il connaît parfaitement le rite du cotechino aux lentilles bien qu’il soit sicilien. Il m’a affirmé que la date était secondaire et a eu la bonté de me proposer de m’initier aujourd’hui même. Car il faut aussi ajouter quelques pratiques ésotériques. Nous avons rendez-vous ce soir. 

******

Mon sicilien, qui ne m’a pas donné son nom – je sais simplement qu’il se prénomme Luiggi- a écarté les bambini qui tentaient de me faire plus ou moins discrètement les poches, m’a bandé les yeux et m’a pris par la main. « Il ne faut pas que les esprits te voient arriver, sinon ils se sauveraient » a-t-il baragouiné dans un français de vache transalpine.
« C’est plutôt moi qui ne les verrai pas, me semble-t-il…
- Pas seulement, ils ne peuvent voir ceux qui ne les voient pas.
- Alors ils vont te voir…
- Oui, mais, moi, ils me connaissent ! ».
On ne peut vaincre la dialectique sicilienne.
Nous avons parcouru ainsi quelques centaines de mètres comme de jeunes amoureux ou des policiers turcs. J’ai grimpé un escalier aux relents prononcés de vinaigre et de chou. Luiggi a retiré mon bandeau. J’étais dans une pièce aux murs blanchis à la chaux où une minuscule lucarne laissait pénétrer chichement la lumière d’un coin de ciel violacé.
J’ai sorti mes lentilles et mon cotechino, et nous avons commencé le rite. Luiggi a brandi un récipient de cuivre :
« C’est dans cette vasque ancestrale et bénie par San Geminiano qu’il nous faut cuire les lentilles. ».
Je m’apprêtais à jeter la saucisse dans l’eau frémissante quand mon compagnon m’arrêta brutalement : « Malheureux, il faut d’abord réciter la formule ! Répète après moi :
chaviro rotantacha chamipataro rogrillapatacha.
- Chaviro rotantacha chamipataro rogrillapatacha.
- C’est bien, la cérémonie peut commencer ! »
Une demi-heure plus tard, j’ai pu couper le cotechino.
« Attention, il nous faut sept morceaux à disposer en heptacle. Voilà, parfait ! »
Luiggi sortit une bouteille de grappa sacrée et proposa une libation autour de la vasque.





Je fis cul-sec puis je vis Luiggi qui marmonnait quelque chose que je ne comprenais pas. Ensuite entrèrent les divinités de la maison, des dieux lards hilares. Ils dansèrent autour de moi en chantant d’une voix de fausset :
« Tu seras riche, tu seras riche, à Pâques ou à la Trinité… ».
Je sombrai bientôt dans un sommeil profond.

Mon amie, ma douce amie, je me suis réveillé sur un banc d’un parc de la ville, sous un soleil de plomb au zénith. Je n’avais plus rien, mes poches étaient vides, à part un papier enveloppant une petite pièce de monnaie. Sur cette feuille était inscrit en rouge d’une main maladroite : « Pour la strada ! ». Ce sicilien avait quand même un restant de cœur…
Je suis rentré à l’hôtel où dieu merci j’avais déjà payé ma chambre. Pour vous rédiger cette épître, je n’avais même plus mon encrier d’argent. J’ai demandé de l’encre au tenancier des lieux.
« Mon pauvre monsieur, je ne sais pas écrire, alors, bien sûr, vous n’en trouverez pas en cette maison ! Mais j’ai une idée… ».
Et il m’apporta un flacon empli d’un liquide brun foncé.
« C’est du vinaigre balsamique. Je pense que ça pourrait vous dépanner… »
Je remerciais ce brave homme. Et en plus de me permettre de prendre la plume, ça sent fichtrement bon.
Je songe à introduire ce produit à Paris et à le vendre. Très cher… Ainsi je pourrai faire fortune. Le papier de la bibliothèque disait vrai, ma mie.
Je brûle de vous revoir bientôt…


Daurade à Nico

Mon Nico…
Oui, mon Nico, permets-moi de t’appeler ainsi. Offre-moi ce dernier plaisir.
Car je crains de ne plus jamais te revoir.
Nous n’avons pas découvert l’Eldaurado, je ne sens pas dans mon assiette.
Il faut que je m’allonge.





La vie est trop cruelle, mon ami… Adieu !



Eh bien durant toutes ces années sa sœur ne l'avait pas oubliée et était partie à sa recherche.
Une quête qui a fini par mener ses pas vers ma cuisine…

« Merci de m'avoir permis la lecture de ces lettres. Je connais désormais quel fut son destin. Je puis partir la retrouver le cœur en paix.»
Elle s'est étendue sur le lit de poivron vert que je lui avais préparé, je l'ai entourée de légumes et d'herbes du jardin. Je l'ai parfumée de poivre de Timiz, de baies de cannelier, de gingembre et surtout de feuilles de mélisse cueillies pour elle.
« Merci pour ce parfum de mélisse... Non, pas d'huile d'olive, non, non. Du bon beurre de Bretagne sentant les embruns ! »
Son vœu fut exaucé.



daurade
Une bonne sœur


Quand elle est sortie, je l'ai parée et j'ai semé sur elle une poignée de ces feuilles de mélisse qu'elle aimait tant.

daurade
Ses vœux exaucés



Je n'ai pas de nouvelles de Monsieur Nicolas...



.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire