On aurait pu croire que ces frères de sang (de navet)
eussent été solidaires… Mais non, à peine arrivés depuis mon jardin dans ma
cuisine, ils se sont disputés. Les uns disaient aux autres qu’ils étaient complètement
marteaux, les autres se gaussaient de la ventripotence des uns, ce qui avait le
don de les mettre en boule. J’ai eu beau intervenir manu militari, c’est-à-dire
avec un épluche-légumes, rien n’y faisait, et les insultes continuaient à voler
bas - au ras des plates-bandes aurais-je dit si tout ceci ne se produisait pas
dans mon appartement. Même une douche froide n’a pas réussi à les calmer. Un
gros oignon blanc qui avait le malheur de passer par là en subit les conséquences :
il eut l’outrecuidance de prendre leur défense - des pauvres arrachés à leur
terre natale, qu’il disait (ah la la, tu vas me faire pleurer) - alors dans mon
agacement je l’ai tranché en deux. Il avait beau crier « Pas ma queue, pas
ma queue ! » j’ai continué à passer mes nerfs sur lui en ciselant son
verdoyant appendice. Pourtant, d’habitude, je suis plutôt bienveillant envers
les végétaux qui passent chez moi, et si je les découpe, c’est avec délicatesse…
Mais voilà, je ne supporte pas les navets bavards et prétentieux, pas plus à la
cuisine qu’à la télévision, alors j’me suis laissé aller.
D’ailleurs je n’étais pas le seul à être perturbé. Un
poireau, une blette, un chou, légumes craintifs s’il en est - mais on peut comprendre
ces mal-aimés confrontés depuis des temps immémoriaux à l’hostilité des usagers
des cantines scolaires, ouvrières ou administratives ainsi qu’à la fureur des maris
découvrant la tambouille de bobonne après l’apéro entre copains – ont en
premier lieu tenté de se boucher les oreilles qu’ils ont sensibles même si certains
sont parfois durs de la feuille, puis, pris de panique, se sont jetés à corps
perdu dans le premier abri venu : il s’agissait de diots qui sont ainsi
devenus des pormoniers. Il se passe des miracles dans mon frigo.
Navets marteaux, navets boules d’or, oignon blanc, pormoniers, il n’en
fallait pas plus pour me lancer dans la réalisation d’un plat de fin d’hiver…
« Ouais, c’est un peu juste jeune homme. Quelques
patates supplémentaires seraient dans nul doute bienvenues…
- Pommes de terre, jeune fille, pas patates, un peu de
respect que diantre, sinon d’accord sur le fond. »
J’obtempérai donc et épluchai un quatuor de charlottes.
Ensuite je sortis la cocotte en fonte, l’oignis d’une noix
de saindoux avant de la poser sur une flamme modérée.
J’ai allongé mes pormoniers que j’ai fait colorer légèrement.
Les navets, l’oignon blanc avec sa queue ciselée et les pommes de terre leur
ont succédé. J’ai arrosé de la moitié d’une bouteille de sauvignon (faute de
vin de Savoie sous la main) et d’un trait de balsamique blanc. J’ai ajouté un
bouquet garni, quelques baies de genièvre et grains de poivre noir de Penja, une
pincée de gros sel. J’ai coiffé la cocotte de son couvercle et laissé mijoter à
feu doux une quarantaine de minutes.
Quand j’ai découvert mon ustensile bleu, la cuisine
embaumait déjà de senteurs sialogènes. Mais ce n’était pas encore le moment de
baver. Il me fallait d’abord vérifier la bonne cuisson de la pointe d’un couteau.
OK, c’était parfait et si une saucisse avait éclaté, ce n’était pas bien grave,
j’ai pris son ouverture comme un sourire de bienvenue.
Deux ou trois tours de moulin de poivre rouge de Kampot, un
soupçon de noix de muscade, et la cocotte pouvait passer à table et nous avec.
Pormonier, tu dors ? |
J’ai garni mon assiette d’un plaisant échantillonnage que j’ai
arrosé du jus réduit de cuisson plaisamment sirupeux.
Entre la boule et le marteau |
Eh bien, ça y était. Bavons, maintenant ! Une seconde, pas
plus, le temps de plonger couteau et fourchette. Une bouchée pour mézigue, une deuxième…
Tiens l’assiette est finie. Mais pas la cocotte. Monsieur
reprendra bien un second pormonier ? Mais oui, volontiers !
On n’est jamais mieux servi que par soi-même.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire