dimanche 18 avril 2021

Le cercle des cervelles disparues

Écrire sur ma cervelle est un vrai casse-tête. Enfin, ma, pas la mienne, plutôt celle d’un veau dont la fraîcheur m’avait fait de l’œil depuis l’étal du boucher remplaçant de tripier disparu. Enfin, la fraîcheur, pas celle du veau, seulement celle de sa cervelle faisant désormais bande à part.

Bref, je m’embrouille dans cette présentation. Il faut dire que les questions se bousculent dans ma cervelle - cette fois-ci bien la mienne, pas celle du veau. Je me demande pourquoi il arrive que l’on dise que tel homme est un cerveau, et jamais que telle femme est une cervelle - grain à moudre offert gratos dont je ne serai jamais remercié par les féministes. Je me demande si les tortues ont un cerveau lent, et ce que le cerveau de veau vaut. Je me demande pourquoi chez l’homme (y compris la femme…) c’est l’œil qui peut être au beurre noir, alors que chez le veau c’est la cervelle.

Ce qui me permet d’enchaîner rapidement. Ce n’est pas au beurre noire que j’ai préparé cette jolie pièce tripière, mais au beurre noisette, ce qui me vaudra la bénédiction des hygiénistes et une seconde quarante-huit centièmes de plus à vivre si les petits covids ne me mangent pas… Voici donc ma recette :

Je laisse tremper la cervelle une heure dans de l’eau vinaigrée rafraîchie par quelques glaçons. Une fois la majorité du sang évacuée, je la rince bien, retire à la pointe du couteau les rares caillots restant. Je la plonge une minute dans une casserole d’eau bouillante salée afin de la blanchir, ce qui me permet à la sortie d’effectuer une opération de peeling digne des meilleurs instituts de beauté. Un petit coup de papier pour l’assécher, une découpe, et je me livre à une opération de que j’te roule dans la farine digne des meilleurs politiciens.

Je fais fondre une grosse noix de beurre demi-sel dans une poêle, y allonge les tranches de cervelle et ajoute quelques dés de pain prélevés d'une baguette au traditionalisme vantard. Et ça dore sur feu moyen dans le beurre mousseux. Au bout de sept ou huit minutes, je constate par la résistance à la pression de mon index que la cervelle est cuite. Je la retire de la poêle pour la déposer sur une assiette - je dis bien une, car mon épouse n’a pas de cervelle, tout au moins ce jour, tel est son choix. Elle est rejointe par les cubes croustillants. Elle, la cervelle, pas mon épouse - il faudrait suivre quand même…!

Je verse une cuillerée de balsamique blanc dans la poêle, laisse réduire avant d’arroser mon assiette de cette sauce sirupeuse. Je fais tomber un tour de moulin de poivre blanc de Penja et un autre de noix de muscade entre les morceaux afin de ne pas en souiller la surface. Je finis en parsemant de deux cuillerées de câpres.

cervelle de veau, beurre noisette
Ma cervelle

Je me régale. Tant pis pour madame, elle ne sait pas ce qu’elle perd.


Le lendemain je croyais en avoir fini avec ce veau quand on sonne à ma porte. C’est le veau décervelé.

«  Z’auriez pas vu ma cervelle ? Je la cherche partout et l’on m’a dit qu’elle était chez vous.

-  Ici ? Pas du tout. D’ailleurs vous pouvez constater, pas la moindre trace de cervelle chez moi…

-  Ça c’est sûr… »

Non mais, c’est qu’il devient désobligeant, cet ado bovin acéphale ! Néanmoins je me maîtrise et taille un bout de bavette avec lui.

«  Alors comme ça, on est distrait, on ne sait plus où l’on a laissé sa tête ?

-  Ah ben non, on me l’a prise à l’insu de mon plein gré.

-  C’est ce que l’on appelle piquer une tête.

-  Remarquez, la cervelle, ce n’est pas ce qui me manque le plus, je ne m’en servais guère… Mais la langue ! Depuis je n’ai plus goût à la vie et je rumine dans mon coin.

-  Comme je vous comprends… »

Je l’ai raccompagné vers la porte, et il est parti, pleurant comme un veau.

J’ai profité du fait qu’il n’avait pas toute sa tête pour prélever deux belles escalopes, sans remords : il n’était plus à ça près.

Elles ont fini assaisonnées de fleur de sel dans une poêle, mises à dorer - d’abord à feu vif puis doucement - au milieu d’un mélange de beurre et d’huile d’olive où j’avais mis à infuser auparavant des lambeaux d’une feuille de laurier, quelques feuilles de sauge, une branche de thym, des zestes de citron. À la fin de la cuisson j’ai déglacé avec le jus d’un citron.

escalopes de veau, citron
Le cercle des escalopes apparues


Ce veau avait bien fait de se rendre chez moi.

Et je me félicite de mon tact. J’allais lui conseiller d’aller signaler le vol dont il avait été victime place Beauveau, à la CCD (Cercle des Cervelles Disparues) mais je me suis retenu. Le mauvais esprit à quand même ses limites !





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