mercredi 20 novembre 2019

Le goût des hôtes

Accueillant dans ma gentilhommière (maison de campagne d’un homme gentil…) poitevine quelques hôtes weekendisants dont l’heure d’arrivée vespérale était plutôt imprévisible, j’avais cédé à la facilité. Le cœur de ce repas froid consistait en des ready-mades : des tranches de magret de canard farci de foie gras et de magret séché que j’avais disposées plus ou moins harmonieusement sur un plat. Un quatuor de tomates cerises déshydratées et un jeté de feuilles de persil frisé s’évertuaient par leurs touches de couleur à conférer un peu de vie à cet alignement de gisants.

magrets séchés, foie gras
Magrets de deux façons


Pour accompagner ce plat, j’avais fait cuire un sachet de lentilles vertes tout aussi locales que mes canarderies d’un petit producteur - mes invités ne s’étant pas payés 350 km d’autoroutes et de départementales pour voir arriver sur la table du Labeyrie ou de la Comtesse du Barry pas plus que des lentilles du Puy, si bonnes soient-elles. J’en avais confectionné une salade en les arrosant d’une vinaigrette constituée d’un mélange d’huile d’arachide et d’huile de chanvre, de vinaigre de Xérès, de traits de balsamique blanc, de jus de citron et relevée de quelques gouttes de Tabasco. Je l'avais agrémentée de lambeaux de l’oignon blanc ayant participé à la cuisson. S’y ajoutait le parfum de tours de moulin de poivre rouge et de Voatsiperifery. Je dois avouer que le résultat était délectable, et que pour une fois le légume a relégué la viande au second plan…

lentilles vertes
Lentilles vertes poitevines


Je revendique mon droit à la paresse, mais quant à elle ma moitié n’avait pas fait les choses à moitié. Elle avait réalisé un savoureux cheesecake revêtu d’un vivifiant topping au citron selon une recette du blog La cuisine de Bernard.

https://www.lacuisinedebernard.com/2011/01/le-cheesecake.html

La présence dans chaque supermarché d’un rayon consacré aux produits anglais pour répondre à la demande des fils et filles de la perfide Albion qui ont envahi notre Aquitaine, qu’elle soit Nouvelle ou Ancienne, nous a permis de nous procurer aisément les biscuits Digestive. En revanche un balayage de toutes les ressources potentielles dans un rayon de 20 km s’est révélé infructueux pour l’acquisition d’un moule de 23 cm de diamètre. Il a donc fallu se résigner à utiliser le vieux moule de 24 cm, ce qui a conduit à un gâteau un peu moins épais que la norme…


Il me faut maintenant me lancer dans une confession douloureuse, mais nécessaire par souci de vérité.

La recette imprimée du cheesecake était posée sur la table devant laquelle j’étais installé, les yeux fixés sur l'écran de l'ordinateur, absorbé que j'étais par des recherches sur Internet...
Soudain j’entends, provenant de la cuisine où Madame s’affairait, jaillir cette question : « Les dix minutes à 200 °C sont passées, je ne me souviens pas du temps pour les 90 °C… ». Je balaye rapidement la feuille d’un regard distrait et lance, péremptoire :
« Ah oui, je viens de trouver, ce sont deux heures.
- Hum, ça me semble un peu long.
- Bof, il s’agit de cuisson à basse température… »
Et c’est parti pour 120 minutes de doux ronronnement du four. Puis le cheesecake est enfin sorti, mais n’est pas encore démoulé. La confection du topping, c’est pour le lendemain, le gâteau doit séjourner 24 heures au réfrigérateur avant de passer à cette étape. Mais Madame est d’un caractère anxieux, elle tient à s’assurer qu’elle n’a rien oublié pour cette première étape et que tous les produits sont disponibles à la maison pour la phase finale future. Deux minutes plus tard l’impression de la recette me revient, brandie sous mon nez par une pâtissière furibonde.
« Bravo, on peut te faire confiance ! Regarde, lis bien et relis encore. Voici le texte tel qu’il est écrit noir sur blanc par Bernard : "laisser cuire au four pendant 10 minutes à 200 °C puis baisser la température à 90 °C et cuire pendant 30 minutes. Le cheesecake est à ce stade figé sur les côtés, et un peu tremblotant au centre. C’est exactement ce que l’on recherche ! Laisser refroidir le gâteau à température ambiante dans le four. Cela prend environ deux heures !"
Pendant trente minutes à 90 °C, trente minutes, oui Môssieur, et non pas deux heures. Tu as saboté mon dessert avec ces deux heures de trop ! Honte à toi ! »
Je me sens un peu penaud, mais tente néanmoins d’élaborer une timide défense.
« Ben, ben… Ben, c’est la faute de Bernard ! Y a pas idée de mettre des points d’exclamation partout dans l’écriture d’une recette ! À moi aussi, deux heures ça m’a paru un peu long, mais comme c’était suivi d’un point d’exclamation, j’en ai déduit que Bernard lui-même était impressionné par cette durée que lui avait imposée l’expérience. Et puis l’œil attiré par cette description pleine de vie d’une gelée tremblotante s’est nourri de cette image, et la rêverie induite m’a fait omettre inconsciemment la notification d’un chiffrage de process d’une froideur toute technicienne. J’ajouterai, sans vouloir pour autant accabler ce pauvre Bernard qui me semble plus compétent en cuisine qu’en littérature vulgarisatrice, que le terme température ambiante s’applique généralement en cuisine comme en œnologie à la température de la pièce où le cuisinier se fait suer, le beurre se fait ramollir et le vin se fait chambrer, et non à celle de l’intérieur d’un four dont de plus il omet de rappeler qu’il était déjà éteint - oubli fâcheux qui m’a empêché de m’apercevoir de mon dérapage lors de ma lecture rapide. Mais fi donc de ces considérations critiques, j’en reviens à ce qui m’importe le plus, te rassurer… Eh bien, à mon avis, tu peux rester sereine. D’abord je tiens à souligner que le réglage du thermostat à 90 °C n’implique pas que le four passera immédiatement à cette température interne. Je suis persuadé que les bilans thermiques ne diffèrent pas d’une façon catastrophique et que le résultat final ne sera pas notablement entaché par ma bévue, la précision temporelle n’étant pas d’une rigueur extrême pour les cuissons en dessous de 100 °C, d’autant plus qu’un récipient destiné à maintenir une atmosphère humide avait été placé dans le four.
Rien n’est perdu, fors mon honneur !
- Puisses-tu avoir raison… »
L’après-midi du lendemain le cheesecake était démoulé et débarrassé de ses sous-vêtements de papier sulfurisé avant d'être recouvert du topping. Il n’apparaissait nullement desséché et ne semblait même pas être victime d’une surcuisson. Mais le verdict final ne saurait être rendu qu’au moment de la découpe, en fin de repas…
Eh bien la tranche était bien moelleuse, chaque cuillerée fondait dans la bouche.

cheesecake, topping
Dites  "cheese" !


Sans rancœur… Merci Bernard !


Le jour suivant, guère plus d’investissement de ma part.

Pour régaler les convives sans y consacrer trop de temps, je me suis contenté de mettre à rôtir un gigot d’agneau de la Gâtine poitevine.

gigot
Dodu


Je l'ai servi tranché et posé sur un lit de cresson avec dans une saucière son jus de cuisson parfumé par les herbes du jardin - ou plutôt de la cour devant la cuisine.

gigot
Retour à l'herbage


Mais surtout pour l’accompagner je me suis contenté d’ouvrir un bocal de mogettes déjà cuisinées et de le réchauffer en ajoutant une noix de beurre.


Même pas honte, car chacun m‘a fait des compliments pour la cuisson de mes haricots avant que pris de remords je ne fasse aveu de ma conduite flemmarde. D’ailleurs, si je ne m’étais vu tournant discrètement le couvercle, je crois bien que je me serais laissé abuser moi-même par ces mogettes IGP Label Rouge aussi fondantes et goûteuses que si je m’étais consacré personnellement à leur préparation, me privant pendant ce temps de la compagnie de mes hôtes.

Et j’espère bien qu’ils ne sont pas venus que pour la bouffe !

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