Le sultan avait convoqué son cuisinier.
« Sache que je suis las de ta façon de préparer les aubergines.
- Sa Majesté est bien sévère envers moi, j’ai vu un imam se pâmer de plaisir en les dégustant. Oserai-je rappeler que cette recette m'a été dictée par Allah durant mon sommeil. À mon réveil je savais enfin comment préparer les aubergines les meilleures du monde. Je fris les aubergines fendues en deux et scarifiées dans de l’huile d’olive. J’émonde et épépine de bonnes tomates charnues et les fais compoter en les parfumant de thym, d’origan, de romarin, d’ail, de poivre à queue, de clou de girofle, de cannelle et d’un trait de vinaigre balsamique. Je sale et rehausse de quelques gouttes de Tabasco. Puis je mets à fondre dans de l’huile d’olive les pétales obtenus en partageant un gros oignon blanc, les parsemant de fleur de sel et les colorant d’une pincée de curcuma. Je recouvre les aubergines étendues au fond d’un plat d’une couche de tomate suivie d’une couche d’oignon. J’arrose du jus d’un demi-citron et d’un trait d’huile d’olive et j’enfourne pour une trentaine de minutes à 170 °C. Il me faut bien du courage pour ne pas me jeter dessus et priver Sa Majesté du bonheur de les déguster tant l’odeur me fait saliver quand je sors le plat du four, mais je me contente de répandre quelques dernières gouttes de jus de citron et de la meilleure des huiles d’olive avant d’apporter cette merveille sur votre table, car je sais que le privilège de servir Sa Majesté est un bonheur encore plus grand !
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Imam bayidli |
- Il n’empêche que je suis las, et que si tu ne revisites pas ta recette, tu risques de te retrouver eunuque de troisième classe et de te consacrer à présenter des plateaux de loukoums à ces dames du harem, et, crois-moi, elles ne sont pas commodes…
- Très haut, très excellent, très puissant, très magnanime et invincible prince le grand empereur des musulmans, sultan vénéré, en qui tout honneur et vertu abonde, je n’ai point d’autre souhait que de satisfaire Sa Majesté, mais comment avoir l’outrecuidance de modifier une recette ma sha Allah…
- Je l’admets volontiers, ta recette est bonne, et, vu sa source, il ne pouvait en être autrement. Mais, pour tout dire, quand je la mange je ne puis m’empêcher de penser qu’il manque quelque chose pour que mon plaisir soit complet. Je ne suis pas un de ces imams qui vivent d’amour d’Allah et d’eau fraîche. Il m’en faut plus pour me pâmer. Il me manque, oui, il me manque de la viande…
- Ô que je suis reconnaissant envers Sa Majesté de m’éclairer la voie à suivre par sa sublime parole. Mais oui, je me suis réveillé trop tôt, Allah n’avait pas fini de me dicter la recette. Je vais courir vers ma cuisine afin de me consacrer à reconstituer avec mes pauvres moyens ce qu’il n’avait pas eu le temps de me transmettre… »
C’est ainsi que le cuisinier du sultan, de retour au milieu de ses casseroles et de ses poêles, se met à cogiter.
Que vais-je donc préparer comme viande ?
Un petit tour au marché. Tiens, il y a des beaux petits filets de canette… Ça devrait faire l’affaire.
Mais quelle sauce pour les accompagner ? Je ne vais tout de même pas les servir dans le simple appareil d’une nudité qu’on vient d’arracher de son gril… Il faut rester dans des tonalités compatible avec ces aubergines « imam bayildi ».
Mon regard tombe sur un pomelo rose qui trône dans la corbeille de fruits. Parfait, cet agrume ! J’en prélève le tiers sous forme de suprêmes que je découpe en dés, et presse le restant pour en tirer le substantifique jus. Je verse le tout dans une poêle, délaye une pincée de fécule, ajoute une cuillerée de balsamique blanc, une cuillerée de sauce Worcestershire, une petite cuillerée de vergeoise brune ainsi que des grains de cardamome verte extraits de leurs capsules. Je place sur le feu et laisse réduire de moitié. J’obtiens une belle sauce sirupeuse et parfumée que je rehausse d’une pincée de piment d’Espelette.
Je pose sur le gril bien chaud les filets de canette et mène la cuisson afin d’obtenir une peau croustillante et conserver un cœur rosé.
Les aubergines ont repassé au four, je les dispose sur l’assiette, place à leur côté les filets tranchés sur une planche après les avoir laissé reposer quelques minutes. J’arrose la viande de la sauce au pomelo. Quelques feuilles de pimprenelle viennent ajouter une touche verte au milieu de ce camaïeu orangé.
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Les parfums de l'Orient |
« Je viens proposer ce produit élaboré dans la soumission aux ordres de Sa Majesté à sa bienveillante appréciation. Que Sa Majesté sache que pour la satisfaire je me suis mis en quatre, en huit, en seize, que dis-je en…
- Arrête toi avant d’arriver à la poussière et de risquer d’être victime d’un coup de balai. D’ailleurs il n’y a que le résultat qui compte »
Le sultan s’empare de sa fourchette à deux dents en or massif et de son couteau au manche d’ébène à la lame damassée.
« Voyons voir…
- Je vous souhaite bonne dégustation.
- Ne la trouble pas avec ton verbiage ! »
Le sultan porte une bouchée vers ses lèvres.
« C’est pas vrai, je viens de faire une tache de sauce sur mon calfan ! »
Le cuisinier n’en mène pas large. Mais le sourire renaît sur la face du sultan.
« Toutefois ce n’est pas grave, ce qui me chagrine, c’est que cette sauce soit sur mon linge plutôt que sur mes papilles… »
Le cuisinier reprend espoir.
« Bravo ! Tu as satisfait à mon désir. Tu deviendras eunuque de première classe et tu serviras des baklavas à ma favorite. Ainsi tu connaîtras régulièrement du changement.
- Mais, mais…
- Pfft, arrête donc d’oviniser Après tout ce sont Allah et moi qui t’avons dicté les recettes. Et puis on m’a dit grand bien d’un chef parisien, je veux l’embaucher afin de découvrir de nouvelles saveurs. Ras le çanak de la cuisine locale !!! »
Deux janissaires emmenèrent de force le pauvre cuisinier qui hurlait son désespoir et sa colère.
« Et pourtant elle n’a pas tourné, ma sauce ! Je ne veux pas être coupé ! »
Le sultan finit son assiette et sauça même avec un morceau de pain pide.
« Et maintenant, que l’on me serve mon kahvesi. Et fissa ! », s’exclama-t-il après un magnifique rot de satisfaction.
Et c’est ainsi qu’Allah est grand, pour reprendre la conclusion des chroniques d’Alexandre Vialatte…