mardi 13 novembre 2018

Le hussard sous le toit (2)

Mardi


Entrouvre-toi, cher petit carnet où se nichent des bribes de ma triste existence provinciale, afin que je couche sur tes pages le déroulement de la journée particulière que je viens de vivre !

Le matin, la tête pleine de mes rêves, je me suis réveillée navrée d’être encore dans ce désolant présent.
Alors m’est venue l’idée de donner une bonne leçon à notre vilain militaire avant qu’il ne parte.
J’ai sorti du fond de l’armoire le tambour sur lequel était tendue la tapisserie que j’avais commencé à broder jusqu'à ce que je me lasse de ses abominables fleurs d’un jaune pisseux sur un fond lie de vinasse. Puis je me suis mise à manier l’aiguille comme sait le faire la jeune fille modèle que je suis. Le temps m’a paru long jusqu’à ce que j’entende par la porte entrebâillée de ma chambre le pas de Jean-Sol Partre qui montait l’escalier.

Action !
Je pousse un petit cri et gémit.
« Ah, Monsieur Jean-Sol, vous tombez bien ! Vous voyez, je suis en train de broder, et je viens de m’asseoir sur une aiguille qui s’est piquée dans ma fesse. J’ai mal, aidez-moi à l’extraire, je vous en prie… »
Je me saisis de sa main, la glisse sous mes jupons. Le sot l’y laisse !
Je sors alors à pleins poumons un magnifique contre-ut qui aurait fait honneur à l’enseignement dispensé par mon professeur de chant si ce dernier n’avait pas été chassé ignominieusement et prématurément car il n’était pas le castrat que voulait père et que croyait maman.
Une galopade dans l’escalier. C’est père. Il envoie un coup de poing au sieur Partre. Un flot vermillon s’écoule de son nez, un verre de ses bésicles est brisé. Père m’enlace entre ses bras et me murmure à l’oreille.
« Ma pauvre choupinette, ma pauvre choupinette… »
Puis c’est maman qui arrive tout essoufflée. Elle me toise et d’un ton sévère m’assène :
« Eh bien désormais je t’ordonne de fermer le verrou de ta chambre. Le suivant ne vaudra peut-être pas mieux que le premier ! »
Je savais que j’avais été élevée par un tyran et une niaise. J’apprenais aujourd’hui qu’en certaines circonstances les rôles pouvaient être inversés.
Enfin c’est Marie, la bonne, qui s’encadre dans le chambranle de la porte. Il est temps de clore la séance. Je me mets à balbutier.
« Honte à toi, funeste soldatesque ! Ô, jeunesse ennemie, n’ai-je si peu vécu que pour cette infamie…
Wer reitet so spät durch Nacht und Wind, es ist der Uhlan mit seinem Speer… Toubib or not toubib ?
E pericoloso sporgersi ! »
Marie se cache le visage sous son tablier.
« M’dame, Mamzelle est possédée. Elle parle les langages des démons. M’dame, oh m’dame ! »
Je fais effectuer quelques rotations à mes beaux yeux bleus, je les ferme et me laisse tomber les bras en croix sur la moelleuse descente de lit dont je me suis rapprochée mine de rien afin de ne pas me faire mal.
« Marie, allez chercher les sels. »
Le temps qu’elle les trouve, je peux me payer une petite sieste. Je l’ai bien méritée !



L’après-midi, je me sentais moins fière de moi. J’avais peut-être été trop dure envers Partre. Après tout son seul crime était d’exister… et de ne pas être hussard ! Mais aussi comment peut-on être aussi laid ? J’ai des circonstances atténuantes.
Je décide cependant de confier mes tourments à mon directeur spirituel, l’abbé Chaud-Rond.
Je lui narre mon aventure matutinale. Quand j’en arrive à l’épisode de la main du soudard sous ma jupe et sur ma croupe, je vois le prêtre rougir. Aurais-je réussi à cardinaliser un abbé ? Mais ne voilà-t-il pas qu’il me demande des détails, va même me proposer une reconstitution sous le prétexte de pouvoir trancher plus judicieusement. C’en est trop.
« Or ça, l’abbé, calmez votre frénésie ! Mes pauvres appâts de pure jeune fille suffisent donc à vous mettre en cet état ? Monsieur le maître en con-fesse, veillez à ne pas disjoindre ce mot ! Le goupillon va finir par être pire que le sabre. Abrégeons.
- Je constate une fois de plus qu'il n'y a pas que les voies du Seigneur qui soient impénétrables. Force est donc aux pauvres humains que nous sommes de nous soumettre, même si c’est de mauvais gré... »
L'ecclésiastique s'était mué en philosophe. Ce n'est pourtant que du bout des lèvres qu'il a consenti à me donner l’absolution.



La journée s’est terminée par une dispute avec mon amie Pauline. Je devrais plutôt dire mon ex-amie. Après que je lui ai raconté ma vengeance envers Partre, elle a commencé par s’esclaffer puis a pris un air sérieux.
« Je ris, mais je trouve que tu t’es montrée méchante inutilement.
- Comment ça ?
- Oui, tu as eu la main trop lourde. »
Non mais, c’est qu’elle va me sermonner, cette gourgandine. La réplique fuse.
« Mieux vaut avoir la main lourde que la cuisse légère ! »

poulet rôti, ail fumé, Arleux
Cuisse légère


Nous nous sommes quittées fâchées.
Après tout, ce n’est pas plus mal qu’elle s’éloigne de moi… Elle aurait été capable de tenter de me le piquer, mon beau hussard chamarré !

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