jeudi 10 mai 2018

Mémoires d'outre-estomac

Je vivais heureux au creux de ma gousse. J’y étais blotti avec mes cinq compagnons. Certes, notre nid était moins ouaté que celui de nos voisines les fèves, mais nous y étions bien quand même, chauffés mais pas éblouis par le soleil italien qui nous accordait la petite lueur verte qui était notre ciel.
Mais soudain, un bruit de bottes, des cris. « Ce sont les brigades rouges ! » gémit mon voisin de droite. « Ce sont les chemises noires ! » pleurnicha mon voisin de gauche. Tout au bout de la gousse le petit avorton qui s’y nichait répliqua d’une voix tremblante : « Pas du tout, c’est la mafia ! ».
« Mais non, bande de couillons, ce sont les jardiniers ! » assénai-je calmement avec le sang froid qui m’est coutumier.
N’empêche qu’il s’agissait bel et bien d’une rafle. On nous arracha de nos pieds pour nous jeter sans autre forme de procès dans des cageots. De notre rangée, nous partîmes cinq cents ; mais par un prompt renfort, nous nous vîmes trois mille en arrivant au camion qui nous cahota vers un nouveau destin. Dans le noir, nous nous endormîmes.

Nous fûmes réveillés brutalement. On nous jetait dans un autre camion bien plus grand. Et climatisé… Le luxe ! Non loin de nous piaillaient des cipollotti freschi. Visiblement leur IGP leur montait à la tête rouge. Dans un coin, des tomates cerises de Pachino chantonnaient « J’aimerais tant revoir Syracuse », et l’une d’elles émit ce regret : « Si seulement il y avait une mandoline… ».
Un gros parmesan ricana :
« Vaudrait mieux pas…
- Ah, gros machin, lâche-nous la grappe ! »
S’il voulait se faire des amies, c’était râpé…
Des carciofi romani durs de la feuille s’enquirent « Mais qu’est-ce qu’ils disent là-bas au fond ? ».
Des fraises coincées entre des citrons siciliens et des piments forts calabrais n’en menaient pas large…
Bref, ce fut un voyage mémorable.

Quand on ouvrit les portes du camion, j’entendis parler français.
Ce langage étranger inquiéta mes voisins. Je ne savais pas trop quoi penser.
« Il y a quand même des Français qui sont des bonnes pâtes..
- Ouais, même quand ils nous traitent de macaronis...
- Ce sont quand même de grands consommateurs de pizza.
- C’est bien ce que je dis, méfiance ! »
Nous ne restâmes pas longtemps en ces halles de Rungis. J’entendis que notre destination finale était les halles de Versailles.
Nous étions sur l'étal. Je vis ma gousse saisie par des mains qui m’enfermèrent parmi d'autres dans un sac en papier qui s’ouvrit dans une cuisine ma foi fort bien équipée.

Et c’est ainsi que nous partîmes trois mille, mais par un lent abandon nous nous vîmes cinquante en arrivant au porc.
« Ciao, mon cochon ! Tu viens aussi d’Italie ?
- Que non, que non. Je m’appelle Artekia. Je suis basque, et ça veut dire ventrèche.
- Et toi, la salade, tu as l’air d’une romaine… L’es-tu ?
- Romaine, certes, mais française, de naissance et de cœur.
- Toi, la carotte, je ne demande même pas. Je suis certain que tu es française.
- Pourquoi ?
- Parce que tu en rougis de honte !
- Très drôle ! Tu crois que je vais me laisser insulter par une cossarde italienne ?
- Ne te fâche pas ! Ma devise : le pois des bons mots. Et vous, les oignons nouveaux, vous arrivez d’où ?
- Ben, on sait pas. La géographie, c’est pas notre fort… Pas trop loin, en tout cas… ».
Depuis une cagette, des petites pommes de terre toutes mignonnes me font un clin d’œil :
« Nous on sait, nous on sait, on vient de l’île de Ré.
- À la nage ?
- Mais non, il y a un pont, eh, patate ! »

Cette passionnante et instructive discussion est interrompue par l’arrivée du maître de céans.
Pas sympathique du tout, cet individu à la mine chafouine sous sa barbe de trois jours et sa moustache de Gaulois venu piller Rome… Pour ne rien arranger, il tient un couteau à la main. Dans ces cas-là, je préfère faire profil bas, mais ça ne l’empêche pas de faire main basse sur toutes les gousses qu’il jette dans une plaque en inox. Il a posé son arme, je suis soulagé. Pas pour longtemps : cet olibrius nous attaque à mains nues. Et que je te fends la cosse de mes ongles acérés, et que je te chasse les pois d’un pouce excité. Je suis évacué sans ménagements de mon logement douillet, je me trouve balancé dans une bassine au milieu d’une foule désespérée d’autres pois. J’aperçois à quelques centimètres de moi un de mes anciens voisins qui vitupère : « C’est une honte ! Il n’a pas droit de nous virer ainsi comme des malpropres. »
Je me vois obligé de l’accabler encore plus, ce compagnon de misère : mais si, il a le droit, il a acheté nos logements, et c’est le printemps, la trêve hivernale d’interdiction d’expulsion est bel et bien terminée, nous ne pouvons rien faire.
« De toute façon, il a le couteau, c’est un argument irréfutable.. »

Et ce couteau, il s’en sert.
La ventrèche est dispersée en petits lardons.
Notre amie la carotte est coupée en tronçons, la romaine est amputée de son trognon et se voit effeuillée, les oignons perdent une peau et la queue.
Je crains qu’il ne poursuive ses découpes sauvages quand il s’approche des insulaires en grommelant : « À nous les petites rhétaises ! ». Mais non, il se contente de leur gratouiller gentiment les flancs.

J’attends la suite avec anxiété.
Il pose une sauteuse évasée en cuivre sur une flamme, et, là, oh, horrible découverte, apparaît une compatriote, une bouteille gainée d’une feuille dorée sur laquelle on peut lire : Olio Extra Vergine di Oliva, 100 % Olio Italiano. Trahi par les siens !
L’affreux verse un trait de l’infâme dans la sauteuse et y jette les pauvres pommes de terre qui ne s’attendaient pas à ce traitement après les caresses. Suivent quelques minutes plus tard les lardons, la carotte pourfendue et les oignons. Il balance une grosse noix de beurre, complète d'un verre d’eau, et couvre. Quand il enlève le couvercle, il ne reste presque plus de liquide. Je sens que notre tour est venu.
Effectivement mes compagnons et moi plongeons dans une ambiance qui nous semble bien chaude, trop chaude même. Je ne sais pas si le vilain cuistot m’a entendu, toujours est-il qu’il baisse la flamme. Un peu de sel qui me picote la peau, un tour de moulin de poivre après lequel je me retiens d’éternuer afin de ne pas me faire remarquer. Le tambouilleur perverse cache ses méfaits en nous couvrant d’une couche de feuilles de salade. La situation ne serait pas aussi critique, je me réjouirais de me retrouver sous un ciel verdâtre qui me rappelle le plafond de mon ancien logis. De toute façon, ça ne dure pas : le couvercle est remis.
Un (mauvais) quart d’heure se passe. Une lumière apparaît soudain, l'atmosphère devient moins moite.
Le sadique prend une photo. Tant mieux, ce sera une preuve de ses exactions…

petits pois à la française
Piselli francesi


Tout fier, il nous exhibe sur la table de sa salle à manger. Puis une grande cuillère vient nous déposer sur une assiette. Tous ces petits pois, mes frères, en partent petit à petit sous mes yeux effarés en compagnie de nos colocs de sauteuse. C’est mon tour. Je vois s’approcher dangereusement une bouche qui grogne « hum, c’est bien bon, même s’ils viennent d’Italie… ». Je passe le cap de la moustache du crétin xénophobe, j’en profite pour la maculer sournoisement d’un jet de sauce, je franchis les lèvres, le glouton ne s’aperçoit pas que j’ai réussi à éviter ses dents, ma dernière vue est un plombage, c’est le noir, passage de l’œsophage, arrivée à l’estomac, oh la la, que c’est acide là-dedans, tiens, il a dû boire une anisette en apéro…

Adieu !


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire