Dérouté par ce nombre anormal, je les cuisinais, les mettais sur le gril, sans pour autant éclaircir le mystère. Renonçant à venir à bout de cette énigme, je me suis donc décidé à faire appel à Sherlock Holmes.
Il était déjà tard quand je frappai à la porte de sa logeuse qui me souffla dans le creux de l’oreille :
« Monsieur, je vous saurais gré de le ménager… Le pauvre me semble bien fatigué ces jours-ci… »
Elle s’effaça pour me laisser entrer dans le salon.
Comme d’habitude Watson était vautré dans un fauteuil club en cuir qui avait connu des jours meilleurs avant d’être labouré par les griffes du chat de la logeuse et défoncé par des années de bons et loyaux services. Il leva à peine la tête pour me gratifier d’un sec « Bonjour ! » avant de se replonger dans la lecture de son journal. Il avait sans aucun doute deviné le peu d’affection que je lui portais et l’agacement que je ressentais par la présence importune de ce docteur au cours du colloque singulier client-détective. Holmes, quant à lui, me tournait le dos, sa haute silhouette se découpant en contre-jour sur un fond de rideaux en dentelle de Calais. Je l’entendis proférer d’une voix morne:
« Et vous me dérangez pour un simple problème avec des sardines ? »
J’en restai bouche bée. Mais Watson grommela :
« Pas difficile, ça pue la sardine à plein nez. »
Holmes se retourna, se rapprocha de moi.
« Pas que, pas que… Watson, vous ne pouvez pas ne pas avoir remarqué ces quelques écailles qui sont restées collées à la manchette de la chemise ! Mais il est vrai que L’Equipe semble plus vous intéresser que notre aimable visiteur… »
Puis il sortit une loupe cerclée de laiton du fond d’une poche de son ample mais élimée robe de chambre taillée dans une soie grège qui ne lui allait pas vraiment au teint.
« Hum, hum ; aucun doute possible, bien caractéristiques, les écailles sessiles de la Sardina pilchardus… Je peux même vous affirmer, grâce à la scaligraphie, que vos sardines étaient âgées de cinq ans. »
J’entendis ronchonner derrière le paravent titrant en gros caractères LES NOUVEAUX DIEUX DU STADE :
« C’est ça, fais ton intéressant, élémentaire mon cher Holmes ! »
Le grand détective, tout à ses réflexions, n’avait rien entendu. Il poursuivit sa féconde pensée.
« Pourquoi sais-je que ce sympathique gentleman vient me consulter à propos de ces sardines ? Eh bien, c’est élémentaire, mon cher Watson ! »
Nouveau grognement :
« J’en étais sûr ! Eh, pépère, ton numéro commence à s’user… »
Heureusement Holmes n’avait rien entendu. Il continua sa brillante démonstration.
« Si ce n’était parce que ce contact avec des sardines avait été à l’origine de cette visite inopinée, cet homme du monde bien mis et soigneux de sa personne eut eu bien soin de se changer ou tout au moins de s’épousseter et de se parfumer par une vaporisation discrète d’eau de toilette.
Cher ami, narrez-moi les prémices de cette affaire que vous voudrez bien, mon cher Watson, relater sous le titre : Les sardines disparues. »
J'étais interloqué.
« Mais comment savez-vous ?
- C’est bien simple. Qu’a-t-il pu arriver à vos sardines, sinon disparaître ? Ne pas être fraîches ? Vous vous seriez dans ce cas adressé au poissonnier, et non à moi. D’ailleurs, neuf fois sur dix c’est pour une disparition que l’on a recours à mes talents…
- Je ne sais pas, j’aurais pu par exemple découvrir une perle au sein de l’une d’elle...
- Peuh, une sardine n’est pas une huître, et puis dans ce cas vous vous seriez contenté de profiter de l’aubaine.. »
Je racontai donc comment les sardines se trouvèrent dix en arrivant au port.
Je montrai les photos à l’appui : quand je les mets sur le gril,
Sur le gril |
Sur le plat |
Holmes me semblait perplexe. Il prit son violon et sortit quelques grincements de son crincrin.
Là, Watson s’insurgea ouvertement :
« Ah non, vous n’allez pas encore nous casser les oreilles, Holmes ! Si vous continuez, nous allons être expulsés par la mère Hudson, ce n’est pas une tendre, vous le savez bien… »
Holmes rangea à regret son instrument dans son étui.
Je le vis tirer une petite boîte en métal argenté d’une autre poche de sa robe de chambre, en dévisser le couvercle.
Elle contenait une poudre blanche sur laquelle il plongea son nez et renifla. Il se redressa, me toisa d’un œil d’aigle et asséna :
« J’ai trouvé ! »
Watson posa son journal et répliqua :
« Moi, ce que je trouve, c’est que vous devriez arrêter. Regardez-vous avec votre pif enfariné. Tenez, vous me faites pitié ! »
Holmes le fusilla du regard :
« Chacun ses vices, mon cher. À vous l’Equipe et le whisky… »
Puis il se tourna vers moi et, d’un ton docte, me fournit ses conclusions :
« C’est bien simple. Une seule explication est possible. Mais oui, bien sûr… Comme le dit l’un de mes confrères, il suffit de faire fonctionner ses petites cellules grises.
C’est le chat le coupable. Il a mangé deux de vos sardines, d’ailleurs c’est la capacité normale d’absorption du felis silvestris catus.
- Seul problème, il n’y a pas de chat à la maison.. Le mien est mort il y a quelques années, et je n’ai pas eu le cœur de le remplacer...
- Vous eussiez dû avoir un chat… Mais puisque ce n’est pas le cas, je lui donne ma langue.
Pour vous, la consultation sera exceptionnellement gratuite.
Watson, inutile de prendre des notes ! Au plaisir, Monsieur le sans chat… »
Quand je sortis, la logeuse me tira par la manche et chuchota :
« Je suis inquiète pour la santé de ce pauvre Monsieur Holmes. Et ne trouvez-vous pas que le couple bat de l’aile ? »
J’opinai et m’éloignai.
Je ne suis plus si certain qu’au départ elles étaient douze. Il me revient même qu’en raison de la taille des bestiaux…