Qui sont partis joyeux pour des courses économes
Devant de mornes étals se sont évanouis !
(Oceano box)
C’est confiant que je roulais vers mon marché du Haut Poitou, me réjouissant à l’avance de ramener dans mon filet de beaux poissons presque frétillants tout juste sortis de l’océan venant de Croix-de-vie, des Sables-d’Olonne ou de La Cotinière…
Las, se battaient en duel ce jour-là quelques filets de saumon d’élevage défraîchis, des soles mollassonnes, et des sardines à l’œil vitreux. Un morceau de thon rouge tirant au brun ne déparait pas ce désastre. Côté crustacés, ça ne valait guère mieux : de ternes langoustines voisinaient des crabes en phase de bave finale. Seules des gambas ou des crevettes roses de Madagascar arboraient une fraîcheur toute frigorifique, les crevettes de l’Atlantique Nord-Est faisant grise mine. Jadis, on lavait plus blanc que blanc, désormais nous allons pouvoir décortiquer plus gris que gris… Le homard manquait à l’appel, sans doute attiré par une destinée plus glorieuse que de figurer sur ma modeste table.
Donc, changement de menu. Je me tourne vers l’ostréiculteur qui il y a quelques mois m’avait vendu de délicieuses crevettes impériales vivantes issues de sa production. Il est hélas un peu trop tôt pour renouveler ce plaisir - ces gambas sont encore à l’état de larves gourmandes s’empiffrant de leurs proies au fond des claires. Mais huîtres et palourdes sont bien là, ainsi que de magnifiques moules bien pleines, et sauveront mes envies océanes.
Il y a aussi le vendeur d’anguilles. Il me fournira le repas retour de marché, une anguille qu’il vient de griller sur la braise mangée avec comme nappe le papier qui l’emballe. Finalement j’aurai quand même un poisson…
Rendu paresseux par la chaleur ambiante, je pensais me contenter de cette version anguillaire. Mais en parcourant les allées du marché, je découvre sur les tréteaux d’un des cultivateurs bios de service de sympathiques bouquets de cives. Alors mes démons cuisiniers s’emparent encore de moi et me poussent à envisager la confection d’un civet d’anguille. Je retourne donc auprès de mon marchand afin de me procurer une grosse anguille sauvage. Je suis un peu inquiet devant sa vigueur et son agitation quand elle est sortie de la bassine, me souvenant de dépeçages sordides. Y aura-t-il un retour en gore ? Le maître de céans, qui n’a visiblement pas envie de me la tuer et de la dépouiller – mais qui aurait envie sous le soleil ardent… - veut calmer mon angoisse, « Une heure au congélateur, et c’est un jeu d’enfant… ». Je n’ai jamais pratiqué le congélateur, cette méthode me semblant déloyale envers une bête à laquelle sa vitalité extravertie donne toute sa valeur aussi bien symbolique que gustative, mais cette fois-ci je vais essayer, il m’arrive de baisser les bras, surtout quand l’été m’agresse. Je m’éloigne, ayant déjà un arrière-goût de renoncement dans l’âme, entendant les coups de queue frappant les parois de la poche isotherme de mon Caddie®. J’achète le lard et les champignons nécessaires à la préparation de ce plat. Je m’émerveille de ne pas avoir attendu le retour à la maison pour y avoir pensé. Je suis en progrès…
Alors mon après-midi sera celle d’un travailleur de la mer.
Je sors l’anguille du congélateur. Pouah ! Le mucus figé n’est pas du tout appétissant… Mais au moins la bête est roide. Je profite de cette anesthésie pour inciser sournoisement à la limite de la tête. Décidément, je n’aime pas le procédé. Je me fais l’effet d’un docteur Mabuse abusant d’une patiente endormie…
Endormie, mais pas pour longtemps. La température ambiante commence à faire son effet pendant qu’en sueur je m’évertue à retourner la peau glissante comme une vieille chaussette. Visiblement cette pauvre bête est engoncée dans deux pointures au-dessous de la taille qui lui aurait convenu et à moi aussi… Je perçois un début d’agitation. C’est la course contre la montre. Victoire, elle est nue ! Mais je dois désormais la maintenir d’une main ferme pour la décapiter et découper les tronçons. La tête ouvre la bouche dans un dernier reproche « Traître que tu es ! » et me fusille d’un regard méprisant.
Il me faut maintenant parer les morceaux avant de les plonger dans de l’eau glacée additionnée d’un trait de vinaigre blanc.
Je suis le chef de gore |
Je prépare une marinade comportant la moitié d’une bouteille de chinon, deux cuillerées de vinaigre de cidre, trois gousses d’ail fumé non épluchées, trois feuilles de laurier, l’extrémité d’une branche de romarin, une branche d’origan, une branche de thym, quelques feuilles de sauge, trois piments de la Jamaïque, une cuillerée de grains de poivre noir, deux clous de girofle, quelques gouttes de Tabasco vert. J’essuie les morceaux d’anguille, les plonge dans la marinade. Le récipient, fermé par un film, va rester au réfrigérateur jusqu’au lendemain, avec retournement des tronçons de temps à autre.
Anguille au bain |
Mais mon après-midi de labeur n’est pas terminé. Ce sont deux douzaines d’huîtres qu’il me faut ouvrir.
Vingt-quatre fois huitres |
Oui, je sais, pour un écailler, c’est de la rigolade. Mais pour moi, qui opère à l’ancienne par la charnière, c’est quand même un nouvel effort. Encore que ce soit à table avec les palourdes rétives que j’ai le plus de difficultés…
Et puis enfin l’océan est sur la table. Ma récompense !
Le lendemain, je hache un gros oignon blanc. J’en prélève le tiers pour mon civet d’anguille.
Je nettoie et découpe les cives.
J’essuie deux champignons de Paris de taille moyenne que j’escalope après en avoir raccourci la queue.
Je tranche le lard fumé en lardons que je verse dans une sauteuse avec une petite noix de beurre.
Quand ils commencent à dorer, j’y fais tomber l’oignon blanc que je laisse suer, puis j’ajoute les champignons de Paris. Quand ils ont rendu leur eau, je sors l’anguille de la marinade avec une araignée en essayant d’égoutter les tronçons le plus possible. Elle rejoint la sauteuse.
Je singe avec une cuillerée bombée de farine T65. Je brasse et attends que cette farine soit cuite pour ajouter la marinade passée à travers un chinois. Je baisse le feu, complète avec une gousse d’ail que je viens d’éplucher coupée en trois, les cives, et des éléments extraits de la marinade : une gousse d’ail avec sa peau, une feuille de laurier. Je coiffe et laisse réduire à feu doux.
Sans la coiffe |
Au bout de 20 minutes la sauce a bien épaissi. Je laisse refroidir et réserve au réfrigérateur jusqu’au lendemain…
Mais mon après-midi de labeur n’est pas terminé. Ce sont les moules qu’il me faut traiter. Dieu merci, ça va, elles n’ont peu de byssus et sont toutes bien fermées. Un jeu d’enfant.
Je prends le reste de l’oignon blanc haché dont un tiers est dans le civet, cisèle un petit bouquet de persil et verse tout ça dans un faitout où fond une grosse noix de beurre. Suivent des brins de romarin, de thym et d’origan, ainsi que trois gousses d’ail hachées finement. J’arrose de deux verres de sauvignon, porte à ébullition. Les moules sont précipitées dans ce bain chaud, et j’ai à peine le temps de coiffer qu’elles commencent à s’ouvrir. Je remue de temps à autre, et rapidement ce sont toutes les coquilles qui se sont épanouies. Il ne reste plus qu’à donner deux ou trois tours de moulin de poivre rouge, parsemer d’un soupçon de persil et oignon frais, et terminer par une bonne noix de beurre fermier.
Bouches bées... |
L’océan était encore sur ma table, et c’était bien bon. Récompense bis !
Le surlendemain je mets à réchauffer mon civet d’anguille à feu doux. J’y ajoute un verre de chinon et une cuillerée de vinaigre balsamique. Pendant que la réduction se poursuit à petit feu et que la sauce devient de plus en plus nappante, je mets à cuire à l’anglaise six pommes de terre de l’île de Noirmoutier que je viens de gratter afin de les débarrasser de leur peau fine.
Les pommes de terre sont cuites, je viens de le vérifier avec la pointe d’un couteau. Je dresse deux assiettes.
La sauce est parfaite, onctueuse et parfumée. Une merveille, si l’on me permet un brevet d’autosatisfaction que pour ma part je trouve bien mérité.
Civet, civet pas ? |
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